Chapitre 1, L'Architecte

Par Melau
Notes de l’auteur : Bienvenue ! J'espère que ce début vous plaira ! N'oubliez pas qu'il s'agit volontairement d'un anti-héros et d'un mélange de genres atypiques !

Richard MacHolland n’aimait que trois choses dans la vie : son blouson de cuir, un bon verre de rhum ambré et les femmes.
Par « les femmes », il fallait comprendre toutes les femmes et surtout pas celle qu’il avait épousé en 97 et qu’il considérait ouvertement comme la plus grosse erreur de sa vie. Grosse, ce n’était pas pour la dénigrer. Loin de là, Jenna – c’était le nom de cette femme qui partageait sa vie depuis plus de quinze ans – avait le physique d’un mannequin : son petit 36 et ses seins bien rebondis faisaient que tous les hommes tournaient la tête sur son passage. Avant, ça dérangeait Richard, d’un naturel jaloux. Mais depuis un bon moment déjà, ce n’était plus le cas. C’était lui, qui tournait la tête pour regarder les autres femmes. Et sans s’en priver. D’ailleurs, il ne faisait pas que tourner la tête pour suivre des yeux les belles brunes pulpeuses et les rouquines aux fesses plates, parce qu’elles étaient toutes belles, les femmes. Il voulait apprendre à mieux les connaître, c’était sa phrase fétiche quand il s’approchait d’elles dans un bar le jeudi soir – pour les petites étudiantes qui craqueraient sur le trentenaire qu’il était aux cheveux noirs légèrement grisonnants et aux yeux verts toujours aussi vifs – et les vendredis soirs – pour celles de sa tranche d’âge qui venaient de finir une semaine de boulot éreintante et qui avaient besoin de se détendre un peu. Souvent, il couchait avec l’une d’entre elles. Ou plusieurs, ça dépendait des soirs et de ses envies. Parfois, quand il rentrait chez lui et qu’il se glissait nu sous les draps auprès de sa Jenna à moitié endormie, le désir se réveillait et il lui faisait l’amour sans réfléchir aux conséquences. Et dieu, quelles conséquences… Il s’en mordait toujours les doigts le lendemain matin quand il se réveillait avec l’impression que quelqu’un lui cognait dans le crâne à coup de marteau. Une fois les yeux bien ouverts, il descendait les escaliers en chêne de leur petite maison de banlieue et se trouvait accueilli par des effluves de pancakes, de sirop d’érable et de café chaud dans la grande pièce ouverte qui leur servait à la fois de cuisine, de salon et de salle à manger. Parce que, quand Jenna faisait la cuisine pour le petit-déjeuner, ça pouvait vouloir dire deux choses : soit elle aimait de nouveau Richard de tout son cœur, soit elle était en colère contre lui. Et le matin, Richard priait toujours pour que ce soit sa femme en pétard à laquelle il devait faire face. C’était plus facile quand elle lui en voulait, parce qu’il n’avait pas besoin de faire semblant de l’aimer en retour. La plupart du temps, Richard se réveillait et prenait son café sans un mot avant de demander à sa femme pourquoi elle avait fait tout cela.

 

« Parce que tu es mon mari Richie, et parce que je t’aime. »

 

Quand elle disait cela, Richard savait pertinemment que les ennuis n’étaient pas très loin. Jenna claquait souvent le plat de pancakes brûlants sur le plan de travail avant de se retourner vers lui, les yeux fermés. Elle fermait toujours les yeux avant de parler. Au début de leur relation, en décembre 96, Richard trouvait ce petit tic mignon, ça faisait partie des choses qu’il adorait chez elle. Mais maintenant, la voir fermer les yeux avant de l’engueuler l’insupportait. Il voulait lui crier dessus et en même temps il voulait l’implorer de la regarder, parce que putain maman disait toujours qu’il faut regarder les gens dans les yeux quand on leur parle. Mais quand il pensait à ça, Richard se souvenait que sa mère était vieille et qu’il ne devrait pas tarder à l’enterrer. D’ailleurs, des fois, même si cette idée le rendait triste, il se disait que ce serait pas plus mal qu’elle crève sa vieille : elle lui foutrait enfin la paix avec ses histoires à dormir debout. Qu’est-ce qu’il en avait à foutre de quelle manière le vieux Frédéric, le voisin qui avait au moins 70 piges, taillait sa haie ? Rien, absolument rien. Mais il l’écoutait comme il écoutait Jenna respirer avant qu’elle l’engueule. Heureusement qu’il ne la baisait pas plus de deux fois par mois, sinon il se serait flingué depuis un long moment. Non mais, sérieusement, qui parle avec les yeux fermés ? C’était là qu’elle se mettait à trembler. A chaque fois, c’était pareil. Elle commençait à lui dire qu’elle n’était pas d’accord avec lui, qu’elle n’acceptait pas son comportement, et elle se mettait à trembler comme un petit chiot sur lequel on crie quand il a fait une bêtise. Des fois, Richard se demandait si elle allait pisser par terre, sur le carrelage blanchâtre – parce qu’il fallait bien dire que Jenna n’était pas une fée du logis, le ménage et elle ça faisait deux. Il devait se retenir de ricaner à cette image qui ne voulait pas s’enlever de sa tête alors qu’elle continuait de lui sortir ses quatre vérités.

 

« Tu sais Richard, je ne mérite pas d’être traitée comme ça. Tu me trompes, je ne suis pas dupe. Je vois bien tes cols de chemises quand je les lave, il y a des traces de rouge à lèvres dessus. Et puis… »

 

Il ne l’écoutait jamais vraiment, uniquement quand elle l’appelait par son prénom en entier. Bon dieu, qu’est-ce qu’il détestait ce prénom… C’était son paternel qui l’avait choisi. Un « paternel », c’était tout ce qu’il avait eu. Parce que cet homme qu’il aurait dû appeler « papa », il avait juste servi à féconder sa mère. Une fois ses deux ou trois allers-retours de faits, il s’était barré. Il était bien revenu au moment de la naissance de son p’tit gars, mais il s’était de nouveau fait la malle quelques années après. Richard l’avait bien connu, il l’avait même appelé « papa ». Puis le p’tit gars – il détestait ce surnom que son père lui avait donné et qui était soi-disant affectif – avait eu cinq ans, puis sept, et à neuf il avait tout pigé le môme : son père était parti cherché un paquet de clopes cinq ans auparavant, ça faisait long pour remonter la petite rue en bas de laquelle se trouvait le buraliste. Au début, Richard continuait d’espérer. Il pensait qu’un jour son paternel débarquerait dans le petit appartement miteux que sa mère pouvait à peine payer avec ses deux boulots, une cigarette au coin des lèvres, et qu’il lui frotterait le crâne comme il voyait les pères de ses copains faire à la sortie de l’école. Richard n’avait pas eu d’autre solution que de s’inventer un père génial. Il changeait les versions de temps en temps, de quoi faire durer le plaisir. Ça pouvait donner de drôles de trucs comme :

 

« Il est où ton père ?

- Il est dans l’espace là, il est parti en mission. C’est un vrai cosmonaute tu vois ! »

Ou encore :

« T’as pas de père ?

- Si si, mais je suis pas censé vous parler de lui. Il est dans les services secrets. C’est un genre de James Bond quoi ! »

 

Personne ne lui faisait jamais remarquer qu’il changeait de version, et pour cause : il n’avait jamais gardé de copain d’une année pour l’autre. Des fois, Richard se disait que quelque chose lui avait manqué quand il était gamin. Ce quelque chose, ce n’était pas son père, c’était un meilleur pote. Un petit mec avec qui tout partager. Il avait vite compris que c’était pas d’un copain dont il avait besoin, mais d’une copine. Sa première petite-amie, Richard l’avait eue au lycée, quand il avait commencé à se faire appeler « Richie ». Ils n’étaient restés ensemble que trois semaines, mais ça avait été trois semaines décisives dans la vie du futur Richard – Richie – MacHolland. C’était à cette époque que Richie avait découvert les « petits plaisirs de la vie ». Bien sûr, il connaissait le sexe, et il cachait plus d’un magazine PlayBoy sous son matelas – même si sa mère le savait comme elle lui avouerait bien plus tard. Ce qu’il avait découvert à cette époque, c’était le plaisir de malaxer une petite paire de miches et de sentir la main d’une nana se glisser dans son caleçon. Il avait aussi fait l’amour pour la première fois, dès la Seconde. Tu aimes ça Richie, hein ? Il se souvenait encore de la voix de cette fille… Ou bien était-ce celle qu’il avait baisé dans les toilettes du bar la veille au soir, il ne s’en souvenait plus. A vrai dire, il ne se souvenait pas de grand-chose avant d’avoir pris son café, et Jenna l’empêchait toujours de reprendre une deuxième tasse.

« C’est pas bon pour ta tension Richie, tu devrais le savoir. »

Le truc, c’est que Richie n’avait pas de problème de santé. Bon, mis à part le foie qui devait être foutu à cause de tout l’alcool qu’il ingérait dans une journée. Mais de la tension, ah ça jamais ! D’accord, il buvait bien trop, et c’était devenu un problème aux yeux de sa femme. Il ne le voyait pas du même œil : boire, c’était ce qui lui permettait d’être créatif au boulot, et de supporter toute cette bande de chieurs qui l’emmerdaient à longueur de temps. Parce qu’il en fallait du courage quand on était directeur associé de T&RCorporation. Richie s’était toujours dit qu’un jour il modifierait le nom de leur entreprise, mais il n’en avait jamais eu l’occasion, parce qu’ils avaient eu du succès vite, très vite. Beaucoup trop vite pour que leurs noms restent anonymes. T&R… Tristan et Richard. Ils n’avaient pas vraiment cherché loin pour des gars qui se targuaient d’être les meilleurs architectes du pays. Pourtant, ils avaient rapidement été désignés comme les meilleurs, et pas seulement par leurs parents qui disaient à qui voulait bien l’entendre que T&RCorporation était la crème de la crème. Ca aussi, ça énervait Richie. Avec le temps, celui qui était alors un jeune homme avait compris quelque chose d’important : s’énerver oui, avec les poings non. Mais avec un verre ou deux de trop dans le nez… On oublie vite ces choses-là. Et Richard oubliait rapidement qu’il ne devait pas se battre. Il s’était retrouvé plusieurs fois en cellule de dégrisement à cause de ces conneries. Un nez de cassé et une caution à payer… Alcoolisé, on en rigole, mais une fois le mal de tête venu au petit matin, ça devient beaucoup moins drôle. Il faut sortir le fric.

« La prochaine fois je te sors pas de là mon pote. »

C’était toujours ce que disait Tristan quand il venait le chercher à trois heures du matin dans son beau costume, comme s’il bossait encore au bureau à cette heure-là. Enfin, Richard croyait dur comme fer que c’était le cas, jusqu’à ce qu’il percute : Tristan n’avait pas d’endroit ou vivre, alors il restait au bureau et dormait sur le canapé qu’il avait fait installer quelques mois après leur emménagement dans les locaux en plein cœur de Chicago. Bordel, l’Illinois, il en rêvait quand il était gosse. Puis il avait eu cette bourse pour la fac de Chicago, et tout avait changé. Il y avait d’abord rencontré Tristan, un garçon de bonne famille qui venait aux cours en mocassins et pantalon de toile. Puis, au hasard d’une soirée, Tristan l’avait emmené dans un bar – celui dans lequel il allait encore les jeudi et vendredi soirs. Là-bas, un groupe d’amis les attendait, et parmi eux il y avait Jenna. C’était à cette soirée qu’il avait rencontré celle qu’il voyait alors comme l’amour de sa vie, la plus belle chose qui lui était arrivé. Leur idylle avait duré quelques mois, quelques années même. Il l’avait demandée en mariage au bout de six mois.

« Je t’aimerai toujours. »

Quelle connerie il avait dit ce jour-là, en plein milieu du resto beaucoup trop cher pour ses moyens qu’il avait tenu à lui payer. Après tout, il devait se fiancer ce soir-là, ça valait bien une assiette de crudités à 30$, non ? C’était le seul truc qu’il pouvait se permettre de prendre, alors qu’il n’aimait même pas les crevettes… Quelle connerie, fallait le dire ! Mais Jenna avait dit oui, elle avait même chialé devant tout le monde. Et tous les clients du restaurant avaient applaudis, les gérants leur avaient même offert le champagne – enfin, ça c’est ce qu’ils avaient dit en leur apportant les deux coupes qui avaient finalement été facturées à la fin du repas. Il l’avait épousé un an plus tard, pendant l’été alors qu’il lui restait encore deux années d’études à terminer. Jenna s’était trouvée une agence de mannequinat, elle faisait des défilés et ça ne plaisait pas beaucoup à Richard qui n’acceptait pas le fait que sa femme se trimballe en sous-vêtements devant des centaines de personnes et que des photos d’elle ne soient publiées dans le genre de magazines qu’il appréciait quand il était gamin. Il était tombé sur une de ses photos dans un PlayBoy une fois en kiosque… Il avait acheté tous ceux qu’il avait trouvé et était rentré pour les brûler. Il en avait gardé un exemplaire, au cas où… Il le gardait dans un carton au fond de la cave, là où Jenna n’irait jamais fouiller. Puis tout avait dégénéré quand Tristan et lui avaient obtenu leur diplôme. En quelques semaines, ils avaient monté leur projet d’entreprise, trouvé un premier client et donné un nom à leur petite collaboration. Puis les clients se sont bousculés à leur porte, le téléphone n’arrêtait pas de sonner et toute vie sociale était proscrite. Les premiers temps, c’est-à-dire les quelques mois qui ont suivi l’ouverture de leur entreprise, tout allait encore bien. Certes Richard ne rentrait pas tous les soirs, mais il ne la trompait pas. Enfin, pas encore. A cette époque, il enchaînait les rendez-vous professionnels, les verres d’alcool – c’était là qu’il avait découvert le rhum – et les nuits blanches pour avancer sur les projets. Avec tout l’argent qu’il gagnait, Richie avait payé argent-comptant la maison que voulait Jenna, celle aux escaliers de chêne et à la grande pièce ouverte dans laquelle il vivait encore, bientôt dix ans plus tard. Il lui avait offert milles et un cadeaux, entre les bijoux, le maquillage, les vêtements et les voyages, il gâtait sa femme. Il était encore amoureux d’elle. Et puis, il s’était mis à porter cette veste en cuir d’une grande marque que son ami lui avait offert pour le premier anniversaire de T&RCorporation – alors que Richie était arrivé avec une cravate achetée au dernier moment en friperie. Le blouson, c’était un véritable piège à filles. Il l’avait remarqué quand il avait été fêté la signature d’un très gros projet avec toute l’équipe. Il avait bu trois verres. Une petite blondinette s’était approchée de lui et l’avait emmené dans les toilettes. C’était la première fois qu’il trompait sa femme, et c’était la première fois aussi qu’il se rendait compte que quelque chose n’allait pas dans leur couple. Et ce quelque chose, c’était le fait qu’il ne l’aimait pas. Et Richard doutait de l’avoir jamais aimée… Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de lui assurer que c’était le cas :

« Mais bien sûr que je suis toujours amoureux de toi Jenny ! »

Il ne savait pas pourquoi, mais sa femme adorait qu’il l’appelle ainsi. Ce n’était pas vraiment une abréviation ni même un surnom. C’était juste… Jenna, avec un y à la place du a. Et s’il y avait une chose qu’elle aimait plus que tout avec lui, c’était bien l’odeur qui se dégageait de lui après un petit verre de rhum qu’il prenait simplement avec quelques glaçons. Il aurait préféré que ce soit avec plusieurs verres d’alcool, mais elle l’en empêchait quand il buvait à la maison. C’était d’ailleurs l’une des raisons qui l’avait poussé à passer plus d’une soirée au bar par semaine. Il songeait même à y passer ses samedi soirs, malgré les supporters des matchs de football ou de basketball qui passaient ces soirs-là à la télévision. A bien y réfléchir, Richard aurait tout de même apprécié que sa femme lui dise que ce qu’elle aimait plus que tout avec lui, c’était le sexe. Il pensait être bon au lit, et plusieurs de ses conquêtes le lui avaient bien fait comprendre. Ah, qu’il aimait ces femmes qui le complimentaient alors qu’il les prenait contre un mur, dans les toilettes ou dans leur appartement, quand elles l’emmenaient boire ce fameux « dernier verre » ! Mais à chaque fois, il devait rentrer chez lui, retrouver son côté du lit froid dans lequel il se mettait nu comme un verre et il tirait la couverture qui enveloppait sa femme, jusqu’à ce qu’elle se retrouve à son tour nue, les seins et les fesses à l’air. Des fois, il la regardait un peu. Elle n’essayait pas de se couvrir, fière de son corps, fière de ses formes. Elle avait bien raison. Mais ce n’était pas ce qui faisait monter le mini-Richie. Non, il avait besoin de prendre au moins deux verres avant d’avoir envie de sa femme, et quand il rentrait, la plupart du temps les effluves d’alcool étaient déjà parties. Tant mieux, ça l’empêchait de faire des bêtises et de risquer de se faire encore engueuler au matin.

« Tu as préparé le café ? »

Richie détestait se lever le matin et ne pas avoir sa tasse du liquide bien trop amer qu’était le café. Au fond, il n’aimait pas vraiment ça, comme la plupart des gens qui l’entouraient. Mais, ça faisait plus adulte, et déjà que sa réputation laissait à désirer, il ne voulait pas qu’en plus on le prenne pour un gamin qui buvait un chocolat chaud. Mais c’était bon, le chocolat chaud. Bien meilleur que ce pétrole que Jenna lui servait le matin. Il devait se retenir pour ne pas mettre trois cuillères à café de sucre dedans. Ou quatre. Ou utiliser la cuillère à soupe. Voire carrément verser le sucrier dedans, ça aurait été plus simple. D’ailleurs, un jour, il faudrait que Jenna lui explique pourquoi elle s’obstinait à garder ce foutu sucrier. Les gens chez qui ils allaient, que ce soient leurs parents, des amis ou même de vrais inconnus pour des rendez-vous pros, n’avaient pas de sucrier. Non, eux, ils laissaient le sucre dans la boite en carton, à la rigueur ils avaient un petit contenant en fer pour faire plus classe, ou le transvasaient dans un bocal. Mais Jenna tenait à ce foutu sucrier offert lors du mariage par la grand-tante Gertrude qu’on ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam – mais qui assurait être dans la famille –, et dont on n’avait jamais eu de nouvelles depuis. Ce foutu sucrier en porcelaine avec des chinoiseries dessus était non seulement moche mais en plus il était posé bien au centre du plateau qui trônait au centre du plan de travail au milieu de la cuisine. Et ce plateau, c’était une horreur aussi. Et Jenna y tenait pour une raison encore plus obscure. Et Richard le détestait, pour un motif bien simple : il était vieux. Au début, quand ils l’avaient acheté, Jenna était sceptique. Elle ne voulait pas d’un simple plateau en plastique. Mais à ce moment-là, ils n’avaient pas trop les moyens d’avoir mieux. Les affaires marchaient mal à T&RCorporation.

« Je ne suis pas sûre Richie… Il n’est pas adapté à notre vie. Enfin, je veux dire, on doit garder une certaine classe, un certain standing, avait-elle dit en appuyant particulièrement le dernier mot avec un accent anglais de mauvais goût.

- On pourra toujours en racheter un plus tard, l’avait rassuré son jeune mari dont le seul objectif était de lui faire plaisir.

- Non, regarde, je veux celui-là moi, pas ce… truc. »

En parlant, Jenna avait d’abord désigné un plateau de luxe, du genre en argent et frappé de pleins de motifs floraux et d’arabesques. Puis, elle avait montré le second plateau, celui en plastique, celui qu’ils avaient fini par acheté par manque de choix et qui, maintenant qu’ils pouvaient avoir le plateau de leurs rêves, était en train de jaunir sur ce foutu plan de travail. Au début, il était d’un beau blanc. Mais avec les années passées, les thés et les cafés renversés dessus, il était devenu jaunâtre. Jaune pisse pour être exact. C’était franchement pas le genre d’objet dont Richard raffolait, et dès qu’il avait le malheur de le faire remarquer à Jenna, il s’en prenait encore plein la gueule. C’était toujours pareil. Peu importe ce qu’il faisait, le matin, dès qu’il se réveillait et qu’il buvait son putain de café, il fallait que Jenna vienne l’emmerder. Des fois, c’était pour la télévision, quand il ne se plaignait pas, c’était sa femme qui se mettait à geindre.

« Richie y a encore plus d’image, je comprends pas, venait-elle chouiner alors qu’il essayait de se relever de sa cuite de la veille.

- T’as du appuyer sur le mauvais bouton, il suggérait.

- Mais non ! Je suis sûre d’avoir fait tout comme tu m’as dit. »

Alors il était obligé de se lever et d’aller dans la partie salon de la gigantesque pièce à vivre. Des fois, il se mordait les doigts d’avoir pris une maison avec une pièce qui disposait d’autant de fonctions. Pourquoi n’avait-il pas fait comme tout le monde ? Ah, oui, ça lui revenait : il trouvait ça chic quand il avait visité la maison la première fois. Quelque part, c’était même pour ça qu’il l’avait acheté. Mais la télé, ce n’était pas la faute de la maison. Non, c’était juste Jenna qui était trop idiote pour comprendre qu’il fallait appuyer sur « power » et non sur « source ». A chaque fois, elle changeait de canal. C’était toujours la même histoire. Et Richard devait toujours se montrer gentil avec sa femme s’il ne voulait pas voir sa télévision se prendre un objet en plein écran – c’était déjà arrivé au moins deux fois, tout ça parce qu’elle n’arrivait pas à baisser le son du téléviseur.

 

« Alors, pourquoi y avait pas d’image ? demandait-elle à chaque fois.

- Je ne sais pas. Sûrement un problème venant de la télévision, ou du satellite, répondait-il. Il y allait fort, il le savait bien, mais il n’avait pas vraiment le choix.

- Ah ! Tu vois que ce n’était pas de ma faute ! J’avais tout fait comme il faut ! »

Faire face à la Jenna fière d’elle qui se la ramenait, c’était plus facile que d’être avec celle qui était toujours en colère. Pas plus agréable, mais plus facile, même si ça durait plus longtemps – Richard en entendait parler pendant des jours. Alors, quand il avait eu l’opportunité d’être loin de chez lui, loin de sa femme et surtout loin des humeurs de sa femme, Richie n’avait pas hésité. C’était arrivé par un soir d’automne – saison qui, au passage, n’arrivait pas à se décider entre été et hiver. Ce jour-là, il avait plu toute la matinée et un grand soleil avait réchauffé les gens pendant tout l’après-midi.

« Tu veux manger quoi ce soir ? Des lasagnes ou une bolognaise ?

- Peu importe, avait Répondu Richard qui, pour une fois un vendredi soir, était resté à la maison. »

Richard tenait la télécommande – engin du démon selon sa femme – dans sa main droite, et une bonne bière dans l’autre. Il zappait, allant de chaine en chaine pour essayer de trouver quelque chose d’intéressant. Et surtout, un programme qui allait faire taire Jenna. Ou l’endormir, lui ou elle, c’était pareil. Il aurait bien voulu pioncer un bon coup, ça lui aurait fait du bien – et il ne l’aurait pas entendu débiter ses âneries toute la soirée. Mais il lui avait promis de rester avec elle, parce qu’elle venait d’obtenir un gros contrat pour une publicité et qu’elle voulait fêter ça avec lui. Bien sûr chérie, je vais rester avec toi. Voilà ce qu’il avait eu le malheur de lui répondre. Alors, à 17 heures, après le boulot, il avait filé directement à la maison, avait pris une bonne douche et se retrouvait à 19 heures tapantes devant la télévision tant détestée par sa femme. Il voulait trouver un bon film, ou un concours de pâtisserie – Jenna adorait ça, et lui, ça l’endormait, gagnant-gagnant, non ?

« Alors ce sera lasagnes ! On mange d’ici une heure, ça te va ?

- Parfait. »

Il aurait préféré les spaghettis à la bolognaise. Au moins, il aurait mangé des pâtes cuites, même si elles auraient sûrement été trop cuites. Richard n’osait plus aller dans la cuisine. Jenna avait toujours voulu faire de son mieux en lui préparant de bons petits plats tous les jours, tous les soirs. Des gâteaux, des amuse-bouche, des entrées, des plats, des desserts. Il n’avait pas à se plaindre, sa femme avait toujours voulu lui faire plaisir. Mais le problème, c’est qu’elle ne suivait pas les recettes. Et que des fois, elle se plantait entre le sucre et le sel. Alors bon, des crêpes au jambon qui sont bien sucrées, ça passe encore, mais des cookies aux pépites de chocolat salés, c’est immangeable. Il avait bien essayé, Richie, de l’aider en cuisine. Il lui tendait les ingrédients, il mélangeait les préparations, il goûtait quand elle le lui demandait, mais à chaque fois il se faisait virer de la cuisine. Allez, ouste Richie, tu devrais être devant le match de foot, je t’apporterai l’apéritif après ! Elle lui disait toujours ça, comme si elle ne savait pas qu’il n’aimait pas le foot.

« Richie ! Richie !

- Hum ? avait-il répondu ce soir-là, réalisant qu’elle l’interpellait pour la dixième fois au moins.

- Tu peux répondre au téléphone ? Je veux pas laisser tout ça sur le feu sans surveiller, tu comprends, je veux pas que ce soit brûlé ou…

- J’y vais. »

Sur un soupir, Richard avait levé son cul du canapé en cuir qui avait fâcheuse tendance à garder les marques des fesses qui se posaient dedans. Il avait ensuite été jusque dans l’entrée pour décrocher le téléphone – seul objet électronique dont Jenna savait se servir sans le casser.

« Allô ?

- Monsieur MacHolland Richard ? avait demandé la voix à l’autre bout du combiné.

- Lui-même.

- Je vous mets en relation avec le Lieutenant Pierce, veuillez patienter. »

Richard, pour la première fois de sa vie, avait accepté d’attendre. Il ne comprenait pas pourquoi le commissariat de police l’appelait, ni pourquoi un lieutenant voulait lui parler. La réponse était venue assez rapidement. Pour qui pour quoi, Richard venait de devenir consultant pour la police.

« Nous venons vous chercher au plus vite avec notre véhicule de service, avait ajouté le lieutenant avant de raccrocher. »

S’il avait su d’avance que « au plus vite » voulait dire « dans dix secondes » et que le « véhicule de service » n’était pas une voiture mais bien un vaisseau spatial, Richard aurait au moins pris le temps d’enfiler un pantalon avant de regarder par la fenêtre…

 

 

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FabrysBesson
Posté le 05/03/2021
Hello,

Sympathique début d'histoire.
J'aime la progression du chapitre jusqu'à sa conclusion qui ouvre sur la suite.

Voici quelques suggestions (j'en ai plus, mais je ne voudrais pas être lourd).
"Par « les femmes », il fallait comprendre toutes les femmes"
A plusieurs reprises, tu oscilles entre les guillemets et l'italique pour mettre des termes ou des expressions en exergue. Je pense que tu devrais uniformiser ton procédé pour apporter un code cohérent.

"Jenna – c’était le nom de cette femme"
Ce n'était pas son prénom ? ;)

"son petit 36 et ses seins bien rebondis faisaient que tous les hommes tournaient la tête sur son passage."
Nous avons tendance à compliquer parfois les phrases.
"son petit 36 et ses seins bien rebondis tournaient la tête des hommes à son passage." serait tout aussi efficace.

"il était aux cheveux noirs légèrement grisonnants et aux yeux verts toujours aussi vifs"
Quand je lis cela, j'ai l'impression que ton personnage est âgé de 50 ans, voire plus, et non de 30. J'espère bien qu'on a encore le regard vif à son âge ! :)
Il a l'attitude d'un vieux beau et, ce n'est que mon avis, cela me semble en décalage avec celle d'un trentenaire.

Cette phrase entière me semble très longue. Elle mériterait d'être scindée et d'offrir un description plus approfondie de Ritchie :
"Il voulait apprendre à mieux les connaître, c’était sa phrase fétiche quand il s’approchait d’elles dans un bar le jeudi soir – pour les petites étudiantes qui craqueraient sur le trentenaire qu’il était aux cheveux noirs légèrement grisonnants et aux yeux verts toujours aussi vifs – et les vendredis soirs – pour celles de sa tranche d’âge qui venaient de finir une semaine de boulot éreintante et qui avaient besoin de se détendre un peu. "
Melau
Posté le 06/03/2021
Bonjour !

Merci beaucoup pour ton commentaire et d’avoir pris le temps de faire ces remarques !
Effectivement, puisque je ne présente ici que le premier jet, plusieurs choses sont à revoir. Je note tout ce que tu m’as conseillé en tous cas, merci !
J’espère que malgré ces lourdeurs de style la suite te plaira 🙂
Sophie_Colomes
Posté le 23/12/2020
Salut!
Le début est intéressant, assez percutant sur le plan du style. Après peut-être que certains passages, sur la vie de Richard, pourrait être renvoyés à plus tard pour alléger un peu le début (la relation avec sa femme par exemple) : la personnalité du type apparaît assez nettement à travers ses actions et ses propos.
Bonne soirée!
Melau
Posté le 24/12/2020
Salut !
Merci pour ton commentaire, et je comprends où tu veux en venir en parlant "d'alléger", je t'invite à continuer ta lecture pour comprendre pourquoi les passages essentiellement sur Jenna sont importants ici (et impossible ailleurs, surtout).
Il s'agissait vraiment ici de faire un "tableau d'ensemble" de la personnalité de Richie.
En tous cas, encore merci pour ton avis ! Merci d'avoir pris le temps :)
Bonne journée et joyeuses fêtes !
Alice_Lath
Posté le 16/10/2020
Hahaha intriguée par le résumé de ton histoire, me voici qui débarque avec plaisir et je dois dire que j'ai vraiment apprécié ce premier chapitre. Bon, Richard, je l'aime bien évidemment pas, Jenna ça va un peu mieux haha. Mais c'est normal, c'est leur caractère et je sens que je vais beaucoup aimer ne pas les aimer (oui, c'est assez contradictoire hahaha) La chute de la fin de ce chapitre est également très bien trouvée, et m'a faite sourire devant mon écran haha, on a beau s'y attendre elle est très bien tournée et marrante
Bref du tout bon pour moi
Ah, si, juste un point de détail : je pense que tu gagnerais peut-être à aérer un poil la mise en page ;) c'est que de la forme haha, mais sinon certains blocs apparaissent... impressionnants à la lecture disons hahaha
Melau
Posté le 16/10/2020
Heyyyy ! Ravie de te voir ici !
Contente que ce début te plaise ! Et si ça peut te rassurer, j'adore moi-même ne pas toujours les aimer (formule alambiquée bonjour).
J'espère que la suite te plairas malgré les différences ;)

Je note ta remarque ! C'est vrai que tu n'es pas la première à me le dire, je reverrai ça en réécriture !
Axel Robbes
Posté le 01/10/2020
Salut!
Je viens de tomber "par hasard" sur ton texte, et l'ai beaucoup apprécié!
Ton style est direct et fluide, si bien qu'on en oublie la narration pour vivre la scène à la place des personnages, ou plutôt, à l'écoute de cette "voix off" pleine de répartie qui m'a fait rire à plusieurs passages.
Je suis curieux de voir la suite, maintenant que l'intrigue se dévoile!

A.R.
Melau
Posté le 01/10/2020
Hey !
Eh bien, espérons que le hasard ait bien fait les choses alors ! Je suis contente que ce début t'ait plu en tous cas.
J'espère que la suite te plaira alors !

Merci beaucoup pour ton commentaire :)
Bc1960
Posté le 01/10/2020
J'adore , lecture facile, prenante,j'attends avec impatience tes prochains chapitres.Il y a tout ce que j'aime dans un livre. Continue comme ça. Jespère un jour voir tes livres en librairie
Melau
Posté le 01/10/2020
Merci c'est gentil :) on n'en est pas encore là, mais pourquoi pas !
haroldthelord
Posté le 12/09/2020
Salut,

J’ai trouvé que tu y allais un peu fort pour l’histoire avec sa mère.
Et il y a pas mal de clichés comme le coups du père qui pars chercher le paquet de cigarette ou les faux jobs du père.
Ensuite selon moi ta phrase serait mieux avec : il n’avait jamais gardé un copain plus d’une année.
Sinon j’ai trouvé l’histoire très amusante.
Melau
Posté le 14/09/2020
Hey !
Tout ce que tu as cité est volontaire, totalement. L'histoire autant personnelle que globale que tu pourras lire est basée sur des clichés autant urbains que littéraires. J'essaie simplement de mettre tout cela "à ma sauce" pour faire rire le lecteur et dénoncer quelques petites choses.
Pour autant, j'espère que l'histoire te plaira.
Le Saltimbanque
Posté le 09/09/2020
J'ai beaucoup aimé.
J'adore le style monologue-serie noire-personnage médiocre, et là il est très bien fait. Tu as habilement construit deux personnages qui sont bien moins caricaturaux qu'ils ne le paraissaient au premier abord, et ça c'est cool.
Le personnage de Jenna est pour moi génial. Ce n'est pas la femme typiquement odieuse comme dans beaucoup de romans noirs. Elle est juste une femme assez médiocre, plus stupide et maladroite que vraiment méchante... nombreuses de ses interactions m'ont fait rire (quand elle brise la télé) tout en lui donnant un coté très humain. Bravo.
Prouesse : malgré la longueur du texte est le fait que l'intrigue n'est toujours pas vraiment débutée, je n'ai pas senti de longueurs et j'ai lu ce texte d'une traite. Je pense que cela est du a ton écriture, très expressive, drôle et imprévisible, tout en évitant l'écueil de tomber dans la grosse caricature de ce genre de texte.
Et maintenant que le côté Sf entre en jeu, je suis hypé pour la suite.
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