Chapitre 1 - Charlie

D'habitude, j'étais assez insensible au froid, au contraire de ma mère qui ne cessait de s'angoisser pour moi. Sauf qu'aujourd'hui, alors que j'étais confortablement installée dans le taxi, la température me brûlait par sa fraîcheur et je sentais l'extrémité de mes membres s'engourdir, quand bien même j'avais suffisamment de couches de vêtements pour me protéger.

Mon retour à San Francisco était prévu depuis longtemps pour célébrer les fêtes en famille. Mais cette année-ci, tout ne serait pas comme d'habitude.

Même les décors qui défilaient à travers la vitre de la voiture me semblaient bien plus fades. À chaque fois que j'effaçais la buée, je me rendais compte une fois de plus d'à quel point l'hiver avait attristé ce paysage.

D'habitude, je venais ici toujours avec plaisir. Pas cette fois-ci. Cette année, les fêtes de fin d'année seraient bien plus moroses.

En arrivant devant notre grande demeure aux tons beiges, un de mes pères, Ryan, vint immédiatement me prendre dans ses bras, les larmes aux yeux. Il y avait autant de joie que de peine dans ses yeux. Dépitée d'avoir perdu sa belle-sœur qu'il considérait comme sa sœur et heureuse de retrouver sa fille après un long voyage.

— Ton voyage s'est bien déroulé ? me demanda-t-il avec un léger sourire sur son visage qu'elle tentait tant bien que mal de maintenir.

— Un peu long... et le décalage horaire n'aide pas.

Entre San Francisco et Paris, la différence était impressionnante, à tel point que c'en était perturbant. Je m'étais habituée à un temps un peu plus frisquet et j'avais oublié la verdure de nos jardins, même dans le pire climat.

Mon regard se posa sur la maison de nos voisins d'en face. Leur maison avait une couleur brune, beaucoup plus foncée que la nôtre. Même après tant de mois sans la voir, je savais que cette couleur n'avait pas été toujours aussi obscure auparavant. Les affres du temps avaient dû passer par là.

Une voiture quitta leur allée tandis que deux personnes les saluaient d'un signe de main, puis l'homme prit la jeune femme dans ses bras. Il la serrait fermement contre elle.

N'étant pas venue depuis des années, je n'étais pas sûre de les reconnaître d'aussi loin, mais j'étais prête à parier qu'ils s'agissaient des enfants Van Rossem. De toute manière, nous n'avions jamais été très proches durant notre jeunesse à cause de nos familles qui se détestaient.

— Charlie ! m'interpella une douce voix masculine.

Il ne me fallut que quelques secondes pour reconnaître la voix de Clint, mon cousin. Tout comme mon père, les deux mêmes émotions coexistaient sur son visage.

J'eus à peine le temps de le dévisager qu'il se jeta dans mes bras.

Parmi toutes les personnes que j'avais laissées derrière moi en partant en France, Clint était celle qui m'avait le plus manqué. Nous avions grandi ensemble comme des adelphes. Nous avions fait les quatre cents coups ensemble. Jusqu'à ce que nous grandissions et devions assumer nos responsabilités d'adultes.

— Oh la la ! Tu es resplendissante ! lança-t-il en me relâchant et en m'observant de bas en haut.

Il s'empara brièvement d'une mèche brune légèrement ondulée qui cadrait mon visage et m'adressa un tendre sourire.

— Tu n'as pas changé, ajouta-t-il simplement.

— Et toi, y a eu du changement, beaucoup même, rétorquai-je en pointant son crâne rasé.

— J'en ai eu un peu marre... Alors, j'étais assez radical. Un peu trop.

— De toute manière, ça repousse, dit-il en haussant des épaules.

Je lui adressai un sourire à mon tour et il passa son bras sur mes épaules pour me guider jusqu'au perron.

Une dernière fois, mon regard se dirigea vers nos voisins avec une étrange boule au fond du ventre. Les deux adelphes n'étaient plus là.

— Ça va ? s'enquit mon cousin.

— Oui... Juste un peu de fatigue.

— A ta place, j'éviterais de me coucher pour te réhabituer au décalage horaire !

— Je vais faire de mon mieux, mais je pense qu'il n'y a pas que de la fatigue malheureusement.

Son sourire était timide, complaisant. On savait très bien ce que ça sous-entendait et aucune d'entre nous n'avait envie de discuter des raisons pour lesquelles nous étions si tendus. Malheureusement, nous allions bien devoir en discuter un jour ou l'autre...

*

Mon père m'aida à déposer mes valises dans ma chambre. Chambre que j'avais abandonnée depuis quelques années déjà. Ce fut alors l'occasion pour moi de retrouver de vieux souvenirs.

Mon regard se perdit un bon moment vers toutes les photos de ma vie ici, à San Francisco. Des photos de moi au collège, au lycée. Des photos de mes amis. Il y avait de tout et je me rappelais désormais de chaque moment que j'avais laissé derrière moi.

J'avais tenté de garder contact avec quelques-uns de mes amis, mais ce ne fut pas bien simple. Le décalage horaire nous avait alors habitués à soit de courtes discussions soit des discussions qui s'étalaient sur plusieurs jours.

En voyant Sydney, une sulfureuse blonde et une de mes plus proches amis, je me rappelai ne pas lui avoir envoyé de messages depuis mon arrivée. Je m'empressai alors de le faire.

Étonnamment, alors que nous avions peu de contacts avant mon départ, nous étions devenues inséparables avec la distance. L'écrit nous avait permis de prendre plus de temps pour poser nos mots, de ne moins stresser pour improviser n'importe quelle discussion. Nous avions alors rapidement pu échanger sur nos tracas plus ou moins graves. Ce fut ainsi que j'appris toutes les galères de sa vie...

— Alors, pas trop dépaysée ? me demanda Clint en s'appuyant sur le chambranle de la porte.

— Non. Au contraire. Je retrouve mon chez-moi.

— Tes parents prévoient d'aller au restaurant ce soir. Ils m'ont demandé si tu veux venir parce que tu n'as aucune obligation. Peut-être que ton voyage t'a un peu trop bousculé pour le moment...

— C'est gentil, mais je crois qu'il vaudrait mieux que je me repose. Déjà, je vais retrouver mon bon vieil ami : Netflix américain.

Nous échangeâmes un simple rire. Malheureusement, je sentais encore une fois que nous ne pouvions pas aller jusqu'au bout de ce semblant de bonne humeur. En tout cas, pas pour le moment.

Un des rares membres de la famille qui ne m'avait pas encore vu fit son apparition : notre chat Noisette. Il s'approcha de moi d'une démarche sautillante pour se rouler contre mes jambes pour finalement s'écraser sur mes pieds en ronronnant.

Je ne pus m'empêcher de lâcher un "oh" d'adoration et le pris délicatement dans mes bras. Cette boule de poils noirs m'avait terriblement manqué.

— Alors, Noisette, t'as encore foutu le bordel dans tout le voisinage ? demandai-je, persuadée de n'avoir aucune réponse mis à part des miaulements tout en lui gratouillant le menton.

Le chat se contenta de ronronner et c'était bien suffisant comme réaction.

— Ce chat est une vraie saloperie ! Il n'a pas arrêté entre temps.

— Normal, c'est une vraie teigne celui-là...

Son chat approcha son museau de mon visage pour me renifler. Même après autant de temps, il me reconnaissait encore.

Pendant tout le trajet, j'avais angoissé à l'idée que tout soit trop différent et qu'on me rejette. Étonnamment, c'était loin d'être le cas...

*

Un léger miaulement m'extirpa de mes rêveries et mes yeux s'ouvrirent petit à petit. Je prenais conscience petit à petit du lieu qui m'entourait malgré la pénombre. Je reconnus alors ma chambre et en tournant ma tête vers le réveil, j'y vis inscrit l'heure.

Vingt-trois heures.

J'avais dû m'endormir de fatigue, ne pouvant plus lutter contre l'envie irrésistible de dormir. Malheureusement, ce ne serait pas pour aujourd'hui que je reprendrais mon rythme de sommeil américain.

J'entendis alors un nouveau miaulement, comme un miaulement apeuré cette fois-ci. Je sortis brusquement de mon lit, jetant mes couvertures au passage, puis accourus en direction du bruit.

Noisette était dans la cuisine. Il marchait tranquillement sur les rebords du comptoir sans se soucier de quoi ce soit. Il se tourna un instant vers moi et miaula de nouveau, mais c'était comme si ma présence l'avait rassuré désormais.

— Bah enfin, qu'est-ce qu'il se passait ? demandai-je en m'approchant lentement de lui.

Il lâcha de nouveau un miaulement et sauta vers la fenêtre ouverte. Je hurlai son nom pour le retenir, mais en vain.

Mais qu'est-ce qu'il lui prenait à ce chat ?