Chapitre 1

Par Elka

1

 

Une trahison, c’était ainsi que Liv le vivait. Une putain de trahison qui la rongeait de l’intérieur. Sa cage thoracique lui donnait l’impression de s’écraser sur elle-même, le big crunch de ses poumons et de son cœur, percés d’éclats d’os. Dans la chaude obscurité de sa couette, nouée en chien de fusil, elle brûlait de rage.

Trois ans de médicamentation. Un séjour en hôpital psy. Des migraines, des difficultés à dormir ou à rester éveillée, treize kilos en plus.

Puis, brusquement, comme une claque, l’effondrement. Ça n’avait pas marché.

Liv se contracta encore plus sur elle-même, contenant son cri dans l’étau de son corps, de ses muscles douloureux. Elle avait vu les Yeux Noirs, une nouvelle fois, et le type était mort.

Mort, mort, mort.

Par une cynique coïncidence (oui, une coïncidence. Rien de plus, rien de plus, rien de plus), c’était l’homme du fleuriste qui s’était retrouvé à l’éviter quand elle traversait la route. L’éviter pour s’encastrer dans une vitrine.

Elle roula sur le ventre, sur les genoux, et plongea les doigts dans ses cheveux emmêlés pour (les arracher) retenir sa peur et sa colère, pour (se griffer jusqu’au crâne) essayer de se calmer, pour (ne pas devenir folle) ne pas devenir folle.

Ridicule. Elle l’était déjà. Ses hallucinations n’étaient jamais parties. Ça n’avait pas marché.

Les premières notes de Hazy shade of winter résonnèrent dans un monde lointain, un monde hors de sa grotte de draps, de couette et de coussins. Son rythme cardiaque accéléra. Elle pria pour que la musique s’arrête toute seule mais non, elle montait jusqu’aux premières voix qui la frappèrent, comme pour se moquer.

Time, time, time...

Liv arracha sa literie, saisit son téléphone et le jeta contre le mur. Haletante, elle mit un moment à réaliser qu’elle avait réussi à le faire taire. Des cheveux, telles une toile d’araignée accrochée à sa tête, lui passaient devant les yeux et chatouillaient ses joues. Elle les remit en place d’un geste absent, regardant autour d’elle sans vraiment admettre où elle se trouvait.

Dans sa chambre, dans une résidence universitaire, sur un campus. Le lendemain.

Elle cilla comme si la lampe de l’ambulancier était revenue scruter sa rétine. La lumière de l’aube, pourtant, n’était guère plus qu’un crachin grisâtre qui cherchait à se faufiler jusqu’à ses genoux. Des genoux mêmes pas égratignés. L’homme l’avait évité si parfaitement qu’on n’avait pas pu la forcer à se rendre à l’hôpital.

Ou alors elle avait menti ?

Meyline et Hugo, il lui semblait, avaient parlé. Peut-être avaient-ils dit habiter avec elle. Peut-être avaient-ils proposé de rester avec elle durant la nuit ?

Elle ne s’en souvenait pas, et le vertige qui suivit fit pointer des larmes de colère alors qu’elle sentait sa raison lui glisser entre les doigts. Elle fusilla sa boîte de rispéridol du regard, comme si c’était sa faute.

C’était sa faute.

Ça ne marchait pas.

Elle s’en empara et tira une joie froide à la façon dont le carton se froissa dans sa main, dans la crampe qui s’empara de ses phalanges, dans la morsure des angles sur sa paume. Elle le jeta finalement, droit sur la vitre cette fois, sur l’extérieur qui attendait d’elle qu’elle sorte et vive, et éclata en sanglots.

 

Au bout d’un long moment, quand les derniers bruits venant de ses voisins de chambre se furent tu, Liv réalisa qu’elle avait le choix.

Rester là.

Repartir chez ses parents par le premier train.

Sortir.

Elle aurait pu trouver mille et une nuances à ces actions, bien sûr, mais dans son chagrin il n’y avait que ces options, trois chemins pavés au milieu des herbes folles. Ses yeux la piquaient d’avoir tant pleuré, elle avait soif et faim, elle se sentait sale dans son t-shirt et ses sous-vêtements de la veille. Aussi horrible que ce fut, son corps vivait, parfaitement indifférent à la mort d’un inconnu.

Indifférent aussi d’abriter un esprit battu par des hallucinations.

Liv se leva sans même réellement y penser et se dirigea vers son téléphone. Se faisant, elle remarqua un trait noir sur son poignet. C’était un coup de marqueur – très probablement celui qu’elle possédait dans sa trousse – mais pourquoi ? Et quand ?

Son cœur piqua un sprint et elle se mordit la lèvre inférieure, le regard bloqué sur cette marque qui barrait sa saignée. Ça y est, elle commençait à agir sans même se souvenir ?

— C’est le choc, formula-t-elle.

Elle serra le poing et respira longuement. Le choc pouvait expliquer ça.

— Tu vas sortir de cette pièce, murmura-t-elle férocement, te doucher, t’habiller et te rendre sur le campus. Tu vas prévenir Meyline et Hugo.

Elle ne voulait pas rester seule. L’écran de son portable portait désormais une belle fêlure du haut vers le bas ; le rendez-vous avec le mur ne s’était pas super bien passé. Treize messages de Meyline l’attendaient, elle passa directement au dernier :

 

« Si tu nous a pas contacté à midi on débarque chez toi avec Hugo. »

 

Il était onze heures (déjà ?), Liv lui répondit avant d’en perdre le courage. Ce trait au marqueur ne lui plaisait pas, il lui faisait peur.

 

« Je viens de me réveiller. On peut se retrouver à midi ? »

 

Son portable vibra dans sa main alors qu’elle venait juste de tirer un haut propre de son armoire.

 

« OK. Où ça ? »

« Je sais pas. Un endroit calme... »

« Hugo propose le café du campus. Y a jamais personne à midi. On peut se retrouver devant. »

« Ça me va. À tout à l’heure. »

 

La main sur la poignée, elle hésita une dernière fois ; un retour chez ses parents n’était plus si tentant que ça, il y avait un goût de pourri à s’imaginer de nouveau là-bas, où elle s’enfermerait machinalement, à regarder l’extérieur en coups d’œil vagues.

Elle tira le battant avec plus de force qu’il était nécessaire.

 

Le froid attaquait son nez et ses joues avec application, tandis qu’elle marchait d’un pas vif pour se chauffer le sang. Il lui avait fallu un peu de temps pour traverser la route, vérifiant beaucoup trop de fois pour que ce soit utile l’absence de voitures, mais cette maigre victoire l’encouragea.

Sous son sweat et son manteau, sous son écharpe et son bonnet, Liv avait réussi à étouffer les battements encore erratiques de son cœur et la morsure du trait noir qu’elle n’avait pas pu faire partir. Elle se souvenait un peu mieux, désormais, du retour après l’accident, de la voix de l’ambulancier, du soutien de Meyline et Hugo ; mais impossible de se remémorer ouvrir son sac et sa trousse, saisir le gros feutre indélébile et barrer ses veines.

Une bouffée d’air froid et mouillé chassa ces pensées au loin. Liv releva le menton pour embrasser, d’un regard affamé, le paysage droit devant. L’université se dessinait à l’horizon, masse sombre et imposante contre une pelouse fatiguée et des arbres accusant les premiers coups de fraîcheur matinale. Elle obliqua sur sa gauche, passa devant le cadavre d’un moineau qui lui retourna l’estomac, et aperçut finalement le café du campus. De loin, il avait tout d’un vieux bar PMU dans un village oublié : un auvent vert de gris, une écriture écaillée et trois tables branlantes en plastique en guise de terrasse. L’intérieur était à peine plus agréable pour les yeux – lino en imitation carrelage sous les semelles, antique télé suspendue à un coin de mur, mobilier remontant à Mathusalem – mais Meyline et Hugo s’étaient installés au fond.

Ils se retournèrent d’un même mouvement à son entrée.

— Bonjour, salua le barman à leur place.

— Bonjour, souffla-t-elle en les fixant.

Ils étaient normaux. Plus que normaux. Ils étaient deux palettes de couleurs – violet d’un bonnet contre bleu de cheveux – sur une toile triste. Liv se dirigea vers eux, les yeux déjà fuyant et la gorge encrassée.

Elle n’avait pas encore touché à sa chaise qu’Hugo s’était levé pour l’enlacer.

Par-dessus son épaule, Meyline eut une grimace crispée, des excuses silencieuses pour Liv qui secoua négativement la tête. Elle appréciait.

— Comment tu vas ? demanda-t-il en la relâchant, ses mains encore sur ses bras. Enfin, je sais que… enfin voilà, mais à part ça. Ça va ?

Ses épais sourcils dansaient sur son front, se plissant et bondissant au rythme de ses mots. Ses yeux la fouillaient, et elle préféra les éviter. Hugo avait serré les lèvres en attente de réponse, chose qui creusait une fossette dans son menton.

— Ça va, se décida-t-elle enfin à répondre.

Pour Meyline, ce fut un signal. Sa main remplaça celle d’Hugo pour l’inviter à s’asseoir. Liv se laissa porter par son courant et se retrouva installée devant un chocolat qu’ils lui avaient préalablement commandé. L’air sentait le Valrhona et le doute.

— Je dois vous dire un truc important, se décida Liv.

Dans sa tasse, le sucre qu’elle versait disparaissait dans le brun. C’était un peu sa raison, gobée par les Yeux Noirs, absorbée jusqu’aux profondeurs.

Elle cilla pour rester concentrée. Son mal de tête était plus prononcé que d’habitude.

Elle avait pas pris son rispéridol. Quelle conne.

— On t’écoute, Liv.

— C’est pas agréable, prévint-elle. Et c’est pas facile à entendre.

— Alors c’est peut-être pas facile à dire non plus. Prends ton temps.

Elle acquiesça. Elle avait déjà vécu cette situation, mais s’était isolée peu après. De fait, les réactions de ses amis d’alors, elle ne les connaissaient pas trop. Elle ne leur avait plus laissé la possibilité de l’approcher.

Inspiration. Ses doigts enroulés autour de sa tasse lui apportèrent de la chaleur.

— Si je prends un médicament, c’est parce que j’ai des hallucinations. Ça fait plus de trois ans. Je croyais que c’était fini, mais hier… C’est pour ça que j’ai eu cette sorte de crise. J’ai eu peur.

Le bord de sa tasse était fendillé et la petite cuillère mal lavée. On avait mis un spéculoos avec son sucre, mais elle n’osait pas le prendre. Ni bouger. Ni respirer.

— Quel genre d’hallucinations ? demanda Meyline sur la pointe de sa voix.

— Ça fait comme un masque sur…

Elle s’interrompit. Non, ça ne faisait pas « comme un masque ».

— Le visage des gens se déforme. C’est très… je peux pas le décrire.

« Je ne veux pas le décrire » se corrigea-t-elle en-dedans. Parce que l’image était encore parfaitement nette sur ses rétines, une vraie photo, consultable à tout moment, surtout quand elle ne le voulait pas.

— De tout le monde ? s’enquit Hugo avec surprise.

Liv secoua la tête et prit une gorgée de chocolat pour se donner du courage. Elle se força à les regarder pour dire la suite, ouvrant à l’aveugle son spéculoos. Meyline et Hugo avaient cet air scrutateur et curieux des gens qui ne vivent rien de semblable avec ce qu’on leur raconte. Mais ils lui sourirent quand elle releva le nez, comprenant son effort, comprenant même sûrement son attitude au quotidien. Hugo avait retiré son bonnet, dégageant son grand front et ses oreilles décollées. Ses cheveux en pagaille étaient le reflet raté de la coupe hérissée de Meyline, dont les ailes du nez frémissaient au-dessus de ses lèvres qu’elle mordillait.

— Non, dit Liv avec une assurance qu’elle ne se connaissait pas, les visages déformés sont ceux des gens qui vont mourir bientôt.

Elle planta une canine dans le biscuit. Rassis. Elle le reposa avec déception. Son cœur peinait à suivre la cadence de sa respiration.

— Tu le présentes plus comme un don qu’une hallucination, fit remarquer Meyline.

Un hameçon invisible avait tiré son sourcil jusqu’à la racine de ses cheveux, avant qu’elle réalise l’éventuelle dureté de ses paroles.

— Désolée, s’empressa-t-elle d’ajouter.

— Y a pas de mal.

Liv lui sourit pour la rassurer – une grimace asymétrique plus qu’autre chose – et admit :

— C’est un peu vrai en plus. Je ne l’avais jamais formulé ainsi.

Et elle ne savait pas ce qu’il y avait de plus perturbant : que ça lui soit venu aussi naturellement ou qu’elle en soit convaincue ?

Qu’elle se soit dessinée sur le bras l’avait plongé dans la peur, mais déclarer comme ça qu’elle pouvait savoir quand une personne allait mourir ne la faisait même pas frémir.

Une petite voix agacée lui souffla néanmoins que ça devait être ça, plus que le reste, qui allait la ramener en psychiatrie. D’ailleurs, elle préféra enchaîner plutôt que dériver loin du café et de ses amis.

— Ça a commencé à ma rentrée en seconde, avec une camarade de classe qui… Elle a eu un grave accident. Après ça, j’ai commencé à en voir d’autres. Des personnes âgées, surtout. J’en voyais au marché le dimanche matin, dans une librairie, à la sortie du lycée… Rétrospectivement, ils n’étaient peut-être pas si nombreux, mais ça m’a complètement bloquée. J’osais plus sortir.

— J’imagine, chuchota Hugo.

— J’ai commencé à voir ma psychiatre à cette époque-là. Et quand j’ai fait une dépression nerveuse, c’est elle qui a recommandé à mes parents de m’envoyer en institut.

— Ils n’auraient pas dû ! s’emporta Hugo.

Liv le dévisagea, surprise par son ton enflammée. Meyline se taisait mais l’étudiait de côté, l’expression indéchiffrable.

— Bien sûr que si, opposa Liv, ils ont eu raison.

Le rouge monta aux joues d’Hugo et elle se demanda s’il n’avait pas dit ça par défense pour elle, par gentillesse. Son air buté la toucha.

— Je n’étais vraiment plus fréquentable à cette époque, tu sais ? Je faisais des crises de larmes au milieu de la rue, des terreurs nocturnes. Je sortais presque plus de chez moi. L’institut, ça m’a sauvé. Ça a sauvé mes parents aussi, qui ne pouvaient rien faire pour m’aider concrètement.

De son séjour là-bas, Liv se rappelait de l’odeur médicamenteuse et du couinement des chaussures sur le lino. Un lino qu’elle pouvait dessiner tant elle l’avait fixé, refusant tout net d’observer les autres plus haut que leur clavicule. Parfois, le soir, elle se couchait la nuque douloureuse.

Mais elle s’était calmée malgré tout, pris ses marques dans un monde de gens qu’elle ne connaissait que jusqu’au cou, avant de demander un jour à rentrer chez elle.

— J’ai dû y rester quatre ou cinq mois, réfléchit-elle, ça en a fait, des mandalas et des livres lus !

Elle leur arracha un tressaillement des zygomatiques ; ce n’était pas un rire, mais c’était mieux que rien.

— Mais après, impossible de retourner au lycée et de reprendre une scolarité normale. Impossible de sortir tout court, en fait. L’exception, c’était pour aller chez ma psy, et il fallait m’y conduire jusqu’à la salle d’attente.

Elle natta machinalement une mèche de cheveux. Raconter ça lui permettait aussi de prendre du recul, de voir le chemin parcouru. Bizarrement, malgré ce qu’elle venait de vivre, ça lui faisait du bien.

— J’ai pris des cours à domicile, j’ai eu mon bac et j’ai décidé de reprendre ma vie en main à la fac. Bon, pour ça il a fallu beaucoup de temps, de rendez-vous et de médicaments. Mais je suis là, conclut-elle en glissant sa tresse derrière une oreille.

La main de Meyline coula sur la table pour s’emparer de la sienne avant qu’elle ne retombe sur sa cuisse. Ses doigts, longs et tièdes, pressèrent ses phalanges avec douceur.

— Ça a dû être vraiment dur, dit-elle.

Liv examina le bord de sa tasse, le chocolat durci comme du sang coagulé.

— Ce qui est vraiment dur, murmura-t-elle, c’est d’accepter que je ne suis pas guérie.

— Ça va aller, dit Hugo.

Elle lui sourit pauvrement et il eut l’air gêné par sa déclaration. Peut-être la trouvait-il bateau, inutile… Mais Liv l’appréciait pour ce qu’elle était : gentille. Il n’y avait rien à dire, mais Hugo n’était pas du genre à laisser le silence planer.

— Il y a quelque chose que j’aimerais faire, avoua-t-elle en récupérant sa main. Et vous allez peut-être trouver ça glauque ou je-ne-sais-quoi… Je vous force pas à me suivre, bien sûr.

— Crache le morceau, la coupa Meyline.

 

Hugo déclara le premier qu’il l’accompagnerait. S’il avait été surpris, il n’en avait rien montré. Il se leva pour régler leurs consommations, pendant que Meyline secouait la tête et assurait avec un temps de retard que oui, naturellement, elle venait aussi. Elle ajouta, en réglant la ceinture de son manteau, qu’elle ne trouvait pas ça particulièrement glauque.

La curiosité, dit-elle avec solennité, était ce qui faisait avancer.

Avant qu’elle ne puisse lui répondre (la remercier, surtout) Hugo revint et prit Liv par les épaules pour l’entraîner dehors. Le vent raclait le sol pour saisir les gens aux mollets, mais dans l’étreinte de son ami, Liv ne sentit rien.

Ils marchèrent en silence jusqu’au lieu de l’accident. La vitrine, brisée, avait été couverte avec du carton. Le magasin était fermé. Les propriétaires avaient sûrement eu besoin d’une journée pour digérer.

Juste à côté, un arbre décorait un carré de terre. Seul, Liv l’aurait déjà trouvé triste, ce pauvre essai de verdure pour oublier le béton et les voitures. Mais il y avait pire. Contre son tronc amaigri par l’environnement, posé sur un socle d’humus, on avait installé une photo et un bouquet de fleurs qui pourrissaient déjà.

— Vous savez son nom ? s’enquit Liv en s’approchant.

— Non, mais ça doit pouvoir se trouver, dit Hugo en dégainant son téléphone.

Liv mit un genou au sol et approcha la main de la photo, sans la toucher. L’ombre de ses doigts obscurcit la chevelure blonde et mal coiffée de l’homme qui grimaçait à l’objectif. On devinait un ciel bleu et une jetée. Des vacances en bord de mer ? Il posait les mains dans le dos et la langue tirée. Un fanfaron ? Un blagueur ? Quelqu’un avait tenu à le présenter comme tel, en tout cas.

— Anton Mäkinen, 38 ans, annonça soudain Hugo.

Liv se redressa dans un sursaut, la main sale et glacée. Meyline lui tendit le portable d’Hugo qu’elle prit en se relevant, essuyant sa paume sur son jean.

C’était un article de journal en ligne. La rubrique des chiens écrasés, disait son grand-père. Elle frissonna.

« La victime se rendait chez des amis quand le drame s’est produit. »

Était-ce eux qui avaient monté cet autel de fortune ? Liv lut l’article deux fois. Il n’y avait rien de bien intéressant à en tirer. On la mentionnait comme « la jeune femme » et elle appréciait l’anonymat tout en culpabilisant de se cacher.

Parce que c’était tout de même de sa faute. Sa faute sa faute sa faute.

— Liv ?

— Il est mort à cause de moi, formula-t-elle à voix haute.

Sa main trembla si fort qu’elle faillit lâcher le téléphone d’Hugo. Elle le lui rendit, secouée en-dedans, fragile. Un magasin de porcelaine pendant un tremblement de terre.

— Mais non ! s’exclama Meyline.

— Liv, regarde-moi.

Ce n’était pas une phrase anodine, et quand Liv hissa son attention tremblante sur Hugo, elle sut qu’il avait fait exprès. Le regard d’Hugo était éblouissant de gravité et d’assurance, le brun de ses prunelles plus coloré que son bonnet ou son piercing frappé par un rayon de soleil.

— Je le répéterai autant de fois qu’il le faudra, parce que je sais que ça ne pourra pas s’imprimer en toi tout de suite, dit-il tranquillement. C’était un accident.

— Tu n’as pas causé la mort de cet homme, renchérit Meyline.

— C’était un accident, répéta-t-il plus lentement.

Liv essuya son nez du gras de sa main, le cœur palpitant dans sa gorge, étranglant ses mots.

— Allons marcher, proposa Meyline. Changeons d’endroit.

— D’accord, parvint à souffler Liv.

Elle jeta un dernier coup d’œil au visage heureux d’Anton Mäkinen, à ce cliché estival dans un écrin sombre et fané. Les pétales séchés craquèrent quand une bourrasque les secoua et Liv se détourna tout à fait.

 

Le mur Facebook d’Anton Mäkinen débordait d’amour et de chagrin. Durant le reste de l’après-midi, Liv avait pris sur elle pour participer aux discussions de Meyline et Hugo. Les deux faisaient de gros efforts pour lui laver la tête. Elle leur devait bien ça. Mais le début de soirée était tombé, lentement, assourdissant, et la nuit avait fait bouillonner ses pensées.

Attablés tous les trois au restau U, devant une portion d’épinards à la crème où deux œufs durs qui avaient l’air d’avoir jamais vu le cul d’une poule flottaient, Liv s’était absorbée dans son téléphone.

Les paroles de Meyline et Hugo lui parvenaient sans substance. Liv scrollait son écran d’une main tout en mangeant du pain de l’autre. Elle avait faim, son plat refroidissait, mais chaque message en amenait un autre.

« On s’était revus y a deux semaines pour boire un coup. Je réalise pas qu’il est mort. »

Des photos de profils allant de la famille au portrait, en passant par l’animal domestique, précédaient des déclarations d’affection et de tendresse. Tellement tellement tellement. Combien étaient vraies ? Combien venaient de gens vraiment proches ?

« Tu vas nous manquer Anton. Toute la famille pense à toi. »

Le retrouver n’avait pas été difficile. Anton Mäkinen n’avait pas maquillé son identité derrière un pseudo ou une déformation orthographique. De plus, sa photo de profil était un portrait.

« Une étoile de plus dans le ciel. Tu vas beaucoup me manquer. Courage à la famille. »

Liv avait zoomé dessus. Il ne grimaçait pas cette fois, au contraire. La virgule entre ses sourcils et le léger plissement de paupières témoignaient du soleil juste devant. Ses cheveux blonds rayonnaient. Une belle journée, apparemment. Ses prunelles paraissaient bleues. Liv avait remarqué le grain de beauté sur sa mâchoire droite, un peu en-dessous du lobe.

« Quand est prévu l’enterrement ? »

Un début de barbe, peut-être, rendu discret par la pâleur des poils et la luminosité de la photo. Anton Mäkinen avait un visage anguleux et une bosse sur le nez, un sourire hésitant et les sourcils en demi-cercle quasi parfait.

« Tant de choses que je ne t’ai pas dites. Tant de choses que je ne pourrai plus te dire. Mes parents et moi boirons à ton souvenir, ce soir. Tendres pensées. »

À quel point était-on sincère en écrivant ça ? À quel point en avait-on besoin ? Et ce besoin, était-ce de le formuler là comme si le mort pouvait encore accéder à son compte, ou de faire savoir au plus grand nombre qu’on tenait à lui ?

— Liv, dit tout d’un coup Meyline. C’est peut-être pas une bonne idée.

— Peut-être pas, concéda-t-elle.

Elle quitta l’écran un instant pour leur sourire.

— Mais ça va, vous en faîtes pas.

— Si tu le dis, glissa Hugo avec une moue dubitative.

Pour les apaiser, Liv attaqua son assiette. Les épinards avaient un sale goût et les œufs aucun. Elle avala quatre grosses fourchettes et revint à son téléphone.

Après les médocs, serait-ce sa nouvelle drogue ?

Est-ce qu’elle avait pris ses médocs, d’ailleurs ?

— Il a un frère, lâcha-t-elle après un soubresaut de son cœur.

Hugo se pencha pour lire sur l’écran de son téléphone. Sa voix articula froidement des mots qui avaient sûrement été douloureux à son auteur de taper :

« Ma famille et moi sommes au regret de vous annoncer le décès d’Anton. La date de son enterrement n’est pas encore fixée, Anne devant arriver du Laos et Erik d’Argentine. Je vous donnerai tous les détails dès que ce sera réglé. »

— Admettons qu’Erik et Anne soient une sœur et un autre frère, ça fait une sacré famille éparpillée, commenta Meyline.

— Dire que je suis pas allé plus loin que la Vendée, voulut plaisanter Hugo.

Liv ne répliqua pas et regarda inutilement le message encore plusieurs secondes. Deux frères et une sœur. Une fratrie plutôt vagabonde, en plus. Anton Mäkinen voyageait-il aussi ? Où aurait lieu l’enterrement ?

— Arrête, Liv, insista Meyline avec douceur.

— T’as raison, admit-elle enfin.

Elle coupa son téléphone qu’elle jeta au fond de son sac. Brutalement, elle se reconnecta à la réalité. L’obscurité derrière les grandes vitres du self. La lumière crue des néons sur des tables et des plantes en plastique. Le soir, c’était principalement les étudiants de la résidence d’à côté qui venaient manger ici ; Meyline et Hugo avaient changé leurs habitudes pour elle.

Elle les avait remercié ?

Liv parcourait la salle de ses oreilles, le nez dans son plateau et la fourchette au fond de ses épinards tièdes. Contrairement au midi, personne ne devait crier pour se faire entendre. Il y avait des conversations animées mais feutrées. Difficile de garder les choses privées avec autant de résonance et si peu de barrages auditifs.

Liv sortit sa fourchette de la piscine d’épinards, bouche ouverte, mais se figea dans son mouvement. Au creux des légumes qui dégouttaient, blanc et luisant, un ver remuait. Liv compta ses anneaux. Les petits yeux noirs de la bestiole, deux têtes d’épingles, deux gouttes de pétrole au bout d’un corps caoutchouteux, se tortillèrent jusqu’à elle.

— Putain de merde ! s’exclama Hugo.

Liv lâcha sa fourchette, saisit par une violente nausée. Un autre ver, deux, trois, nageaient dans son assiette.

 

Sa chambre était dans un sale état.

Comme elle.

Lentement, à la fois dans son corps et complètement à côté, Liv enleva ses chaussures, son manteau, et entreprit de refaire son lit. Elle secoua son drap pour le remettre vaguement bien sur le matelas.

Les vers.

Elle le retira et inspecta sa literie.

Elle le remit.

Le retira, le mit en boule et le jeta contre sa porte pour penser à le laver.

Il y en avait un propre tout en haut de son armoire, qui sentait la lessive. C’était rassurant. Elle y plongea le visage un instant, sans plus bouger, pour écouter le vent siffler et y éponger quelques larmes.

Pendant qu’elle refaisait son lit (inspecter les oreillers), s’appliquant en espérant que cela l’aiderait à s’endormir plus vite (changer les taies), rajustant la couette en coinçant bien les bords sous le matelas, une odeur piquante flotta à ses narines.

Ce fut avec, cette fois, un total détachement, que Liv s’avança jusqu’à son bureau pour observer les clémentines restantes au fond de leur filet. Leur peau, le matin encore d’un orange chimique, était désormais piquetée de vert. Un vert bleuté. Le vert bleuté des yeux d’Anton Mäkinen, maintenant qu’elle y pensait. Ils n’étaient pas seulement bleus.

Elle prit un sac poubelle et les jeta sans d’autres observations. Le rythme de son cœur commençait à accélérer sensiblement. Liv ouvrit ensuite son placard, pris les boites de gâteaux et de barres de céréales qu’elle y gardait, et les envoya tenir compagnie aux clémentines. Une fois le nœud serré à s’en couper les doigts, elle balança le sac sur le pas de sa porte, coupa la lumière et se déshabilla pour se réfugier, nue, dans son lit.

Elle savait, d’expérience, que ce serait l’épuisement qui l’emporterait dans plusieurs heures, et non la fatigue.

En attendant, son cœur battait battait battait battait battaitbattaitbattaitbattaitbatt…

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Olek
Posté le 08/10/2020
Je retrouve avec plaisir l'efficacité de ton écriture. Le ton est très bon, les dialogues vivants.
Je suis en totale empathie avec Liv, c'est très poignant.
Merci Elka !
Elka
Posté le 08/10/2020
Et tu as déjà lu tout ça ! Je suis très touchée par tes compliments. C'est moi qui doit te remercier de lire et de laisser d'aussi gentils commentaires !
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