Chapitre 1

PREMIÈRE PARTIE

 

Les nuages rougis par le crépuscule coloraient le ciel de plus en plus sombre. Des nappes de brume s’accrochaient déjà aux cimes des montagnes qui cassaient l’horizon irrégulièrement, comme des vagues. C’était un tableau de maître, vivant, qui ne cessait d’évoluer de minute en minute. Toujours plus beau, toujours plus vif. Rachel Lacroix, appuyée sur ses bâtons de randonnée, contemplait le paysage du belvédère des Bouzèdes avec bonheur. Son but était atteint, et les couleurs du coucher de soleil d’hiver dépassaient de loin ses espérances. Il ne lui restait qu’à redescendre à Génolhac où était garée sa voiture. La suite serait rapide, dans la forêt et dans une pénombre qui nécessiterait la lampe frontale pour ne rien se casser. En une heure et demie ça serait terminé. Face à ce constat, Rachel quitta son sac pour s’asseoir dessus et se protéger de la mince pellicule de neige qui tapissait le sol. Elle avait le temps. Infiniment le temps d’observer de tout son saoul la nuit s’installer sur les Cévennes. La ville et son petit appartement attendraient. Après tout, il n’était pas encore 17 h 30, et ses dimanches se terminaient souvent tard.

Elle se contorsionna pour prendre son thermos dans son sac et profita de son thé encore chaud avec un soupir d’aise. L’année commençait vraiment bien. Sa première randonnée avait été grandiose et le temps était avec elle. Elle voulait profiter de ces instants le plus souvent possibles pour ne pas penser au reste.

Le reste, c’était ce semestre qu’elle était en train de rater lamentablement à la fac, poursuivant des études de droit par dépit. C’était ses parents nouvellement installés à Paris qui la sommaient de regagner la capitale. Ils ne voyaient pas l’intérêt de lui payer un appartement « pour rien » dans sa ville natale, et elle les comprenait. Mais quitter sa vie presque autonome lui étant impossible, il fallait qu’elle trouve une solution rapidement. Peut-être Pierre accepterait-il de la passer en CDI à temps complet. Après tout, la boutique marchait bien et il ne cessait de la féliciter pour son travail.

Le Nanga Parbat était une petite enseigne d’équipement de sports de montagne. Seul commerce d’une ruelle de Nîmes, les clients n’y entraient jamais par hasard, mais parce qu’ils cherchaient un produit à acheter en particulier. Ils le trouvaient à tous les coups. C’était donc une valeur sûre, et le bouche-à-oreille fonctionnait plutôt bien.

Son patron, Pierre Fabre, l’avait embauchée un an auparavant pour un contrat étudiant en mi-temps. Elle avait alors juste vingt ans et avait choisi de rester à Nîmes pour ses études. Pierre avait trouvé sa lettre de motivation glissée entre les grilles et la porte fermée de la boutique. Il avait aimé sa franchise. Sa façon d’admettre qu’elle doutait un peu des études qu’elle était en train de faire, et même de sa motivation. Elle avait demandé à travailler chez lui pour gagner assez d’argent pour pouvoir partir en montagne dès qu’elle le souhaitait. Parce que c’était ce qu’elle aimait.

Pierre lui avait dit l’avoir appelée par curiosité pour lui proposer un entretien le lendemain. Elle y était venue en jean et tee-shirt, tout simplement. Rachel savait qu’elle avait un physique plutôt banal : menue, pas bien grande, elle avait des yeux noirs et un visage bien souvent encadré par ses cheveux d’un blond foncé. Elle se maquillait à peine et n’avait jamais cherché à se faire des coiffures élaborées. Elle voulait simplement faire passer le message qu’elle était une personne simple, honnête et franche. Ça avait plutôt bien fonctionné avec son patron. Très vite, il avait compris qu’elle ne connaissait absolument rien au matériel d’alpinisme et d’escalade qu’il vendait. Elle ne s’en était pas caché, d’ailleurs. Mais il lui avait dit avoir été saisi par son amour de la montagne, la façon dont elle la faisait vibrer. Il avait aimé quand elle avait affirmé se sentir bien quand son regard se heurtait à des cimes si hautes qu’elles en étaient recouvertes de neige. Personne ne pouvait parler d’un tel amour dévorant en mentant. Et l’amour des montagnes, c’était ce qu’il voulait transmettre à ses clients.
            Il l’avait alors embauchée. Rachel avait dû contenir sa joie quand elle avait signé son contrat. Travailler dans une petite boutique remplie de matériel pour la montagne, aux murs en bois, aux nombreux posters de pubs de marques avec des sommets en arrière-plan… elle en avait presque eu les larmes aux yeux. Elle aimait tout, au Nanga Parbat. L’odeur de la corde en nylon brulée pour être coupée quand un client venait en acheter, les récits des clients, commander un piolet pour une expédition dans l’Himalaya… Alors, y travailler à temps plein serait parfait.        Néanmoins, Rachel savait que si Pierre acceptait elle n’aurait plus que lui pour discuter. A part ses camarades de classe, elle ne voyait personne. Si la solitude lui pesait quelques soirs, elle se réconfortait en pensant à sa prochaine escapade en montagne. Elle arriverait donc à s’en remettre. Après tout, elle était quelqu’un de solitaire.

Se promettant de parler à Pierre la prochaine fois qu’elle irait travailler, elle remit son sac à dos après avoir installé sa lampe frontale par-dessus son bonnet pour entamer la descente. Il faisait une nuit noire et glaciale, mais la jeune femme souriait.

 

 

Chapitre 1

 

Rachel était assise par terre, des dizaines de mousquetons éparpillés autour d’elle. Apercevant la fourgonnette de Pierre se garer devant la boutique, elle se leva souplement pour lui ouvrir la porte et l’aider à décharger. La rue était étroite, et même si en ce 7 février il y avait peu de passage, il ne fallait pas la boucher trop longtemps. Pierre lui tendit un gros carton, en prit un dernier dans le coffre, et il entra derrière elle.
            — Attention où tu marches, fit-elle par-dessus son épaule.
            — Oula, effectivement ! Tu fais l’inventaire ?
            — Oui. Je me suis dit qu’aujourd’hui était un bon jour. On n’a jamais grand monde, le jeudi.
            Pierre sourit et ils déposèrent leur fardeau dans la petite réserve, à l’arrière de la boutique.
            — Je vais bouger le camion. Tu nous prépares du café ?
            — Avec plaisir !
            Rachel mit la cafetière en marche, et elle fit le tour de la boutique en attendant que ce soit prêt. Elle ne se lassait pas des photos affichées au mur. Encore moins de celles derrière le comptoir, qui représentaient son patron en compagnie d’alpinistes en haut de divers sommets du monde. Elle les avait tous si souvent observés qu’elle avait l’impression de les connaitre personnellement. Pierre entra à nouveau, la tirant de ses réflexions.
            — Dis-moi Rachel, fit-il en enlevant sa veste. Je me posais une question tout à l’heure dans la voiture.
            — Laquelle ?
            — Eh bien… tu aimes tellement la montagne que je me demandais pourquoi tu n’y vivrais pas. En termes d’altitude, le Gard, c’est pas terrible. Je sais que ce n’est pas à cause de ta famille ou de tes amis… Tu aurais pu trouver un emploi dans un magasin de sport dans les Alpes ou les Pyrénées, non ? C’est quand même moins plat et tu aurais eu moins de frais de déplacement à chaque sortie. Pourquoi est-ce que tu as tenu à rester ici, une fois que tes parents ont aménagé à Paris ?
            Rachel versa le café dans deux tasses et en tendit une à son patron.
            — Je ne sais pas, admit-elle. Je dois reconnaître que le Gard, à part les Cévennes, c’est plat. Sans parler de la peur de m’installer dans un endroit que je ne connais pas, je crois que je crains de me lasser de la montagne. De finir par ne plus la voir, si j’y habite.
            Pierre rit et la gratifia d’un clin d’œil.
            — On ne se lasse jamais, quand on aime. Tu ne te lasses pas de ces photos et ces posters aux paysages figés… comment veux-tu t’habituer à la montagne vivante ?
            Rachel haussa les épaules et son patron se moqua d’elle gentiment. Depuis son embauche et après son passage à temps complet, une véritable connivence s’était créée entre eux. Rachel travaillait bien sans qu’il ait besoin d’être derrière elle, et lui était un bon patron. Un patron « humain ». C’était une bonne équipe qui rendait la boutique chaleureuse, et les clients les appréciaient.
            — Au fait, je vais prendre une semaine de vacances pour aller au ski avec ma femme et mes enfants, du 23 février au 2 mars. Tu pourras tenir la boutique seule ?
            — Bien sûr. Vous allez où ?
            Pierre finit son café et se leva pour aller nettoyer sa tasse dans l’évier de l’arrière-boutique.
            — Dans les Pyrénées, toujours au même endroit… tu sais, ma femme n’aime pas beaucoup changer et encore moins rouler longtemps. En plus, mon fils ainé passe son brevet cette année et Sylvie a hésité à lui accorder une semaine de vraies vacances. Yohan et moi avons dû bien batailler et la seule victoire possible, c’était d’atterrir encore dans les Pyrénées Orientales.
            Rachel termina aussi son café en riant.
            — C’est pas si mal pour skier, les Pyrénées. Et les femmes obtiennent toujours ce qu’elles veulent, tu sais.
            — Bon sang oui ! D’ailleurs j’aurais eu un peu plus la paix si j’avais embauché un mec à ta place !
            Ils continuèrent à se chamailler jusqu’à l’arrivée d’un client. C’était un peu ça, le quotidien du Nanga Parbat : conseils, travail et bonne humeur.

 

  Rachel avait étalé devant elle toutes les nouvelles étiquettes de prix. En carton, elles tiendraient mieux que ces étiquettes qui se décollaient à chaque changement de température. Mais pour tout mettre en ordre, c’était un véritable casse-tête. Il était déjà quatorze heures, et elle travaillait dessus depuis une bonne heure. Ses jambes étaient engourdies, et son dos commençait à la faire souffrir à force de se pencher sur son labeur.
            — Je crois que j’ai bien besoin d’aide en fait, Pierre, dit-elle en entendant la porte s’ouvrir.
            — Euh… je ne suis pas Pierre.
            Rachel leva les yeux vers un jeune homme qui se tenait dans l’entrée. Il referma rapidement la porte pour empêcher le froid de pénétrer dans la boutique et observa Rachel d’un œil amusé.
            — Oh, pardon. Attendez, je libère le passage.
            — Non, laissez, vous allez tout mélanger, fit-il alors qu’elle rassemblait toutes les étiquettes d’un large mouvement de bras.
            — Ça l’était déjà, bougonna-t-elle en poussant le tout au pied du comptoir avant de se relever. Il faut que je recommence tout de toute façon. Vous avez besoin d’un renseignement ?
            Le jeune homme en face d’elle était grand et… fascinant. Ses cheveux étaient sombres et en bataille après qu’il eut retiré son bonnet. Sa peau avait la couleur d’un grand nombre d’heures passées en montagne sous le soleil et la neige. Ses yeux, trop clairs par rapport au reste, étaient un mélange de bleu et de vert étonnant.
            — En fait, je cherche Pierre Fabre.
            — Il reviendra dans l’après-midi, mais je n’ai aucune idée de l’heure.
            Le jeune homme sonda la pièce de son regard étrange, et, visiblement gêné, demanda :
            — Ça ne vous dérange pas si j’attends ici ?
            Rachel haussa les épaules en affirmant qu’il n’y avait aucun problème. Après tout, c’était plutôt calme ces derniers temps. Elle se baissa pour récupérer ses étiquettes et les disposa sur le comptoir. Le visiteur fit un tour dans la boutique et Rachel en profita pour mettre de l’ordre dans son fatras.
            — Ça fait longtemps que vous travaillez ici ? demanda le jeune homme au bout d’un moment.
            Rachel quitta des yeux ses étiquettes casse-tête. Il avait pris place sur le banc en bois à disposition des clients pour les aider à essayer les chaussures.
            — Depuis début janvier de l’année dernière. Ça commence à faire un bout de temps.
            — Oui, répondit-il avec un sourire. Et ça me fait réaliser que cela fait bien trop longtemps que je n’ai pas vu Pierre.
            Rachel quitta son tabouret pour aller allumer la cafetière.
            — C’est un ami à vous ? demanda-t-elle.
            — Oui.
            La jeune fille acquiesça distraitement et brandit une tasse.
            — Café ? Je vais en faire.
            — Je veux bien, oui. Il ne fait pas chaud.
            Rachel s’affaira alors qu’il reprenait.
            — J’ai fait pas mal de montagne avec lui. C’est un homme très… humain. Je suppose que vous n’avez pas eu à insister beaucoup pour qu’il vous embauche ?
            — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Rachel en haussant les sourcils après avoir repris sa place derrière le comptoir.
            Il grimaça un sourire, l’air gêné.
            — Parce que… eh bien, il disait toujours qu’il ne prendrait pas d’employé, qu’il n’en avait pas besoin, car c’est une petite boutique. Donc… s’il vous a embauchée, c’est que vous étiez dans le besoin. Mais je m’excuse, ce ne sont pas mes affaires.
            Rachel secoua la tête en souriant.
            — Y a pas de mal. Comme tout le monde, je travaille pour gagner ma vie. Une lettre de motivation a suffi, je ne m’étais pas trop épanchée sur mes besoins. Bosser ici me plaît beaucoup, et Pierre est un chouette patron.
            — Oui.
            Son étrange regard bleu dévia derrière elle pour se poser sur les photos qui ornaient le mur. Rachel le laissa à sa contemplation pour s’occuper de la boisson chaude. Elle lui tendit une tasse en se présentant.
            — Je m’appelle Rachel, au fait.
            Il la remercia et prit sa tasse dans la main gauche pour lui tendre l’autre.
            — Mirwais.
            Rachel tenta de cacher sa curiosité après la poignée de main, mais le jeune homme savait sans aucun doute qu’il était impossible de ne pas poser de question face à son prénom et son physique particulier. Ses yeux s’étaient faits rieurs.
            — Je suis Wakhis. Je viens du corridor du Wakhan.
            — Le… corridor du…
            — Wakhan. C’est en Afghanistan.
            — Oh…
            Rachel baissa les yeux vers sa tasse fumante, puis elle décida qu’il n’y avait pas de honte à avoir, elle ne devait pas être la seule.
            — Je ne savais pas qu’il y avait des… Wakhis, en Afghanistan. Et je n’ai jamais entendu parler de ce corridor.
            Mirwais haussa les épaules.
            — Vous n’avez pas à avoir honte, vous n’êtes pas du tout la seule.
            Rachel sourit en entendant l’écho de ses pensées et se contenta de boire son café pour ne rien avoir à répondre. Mais la curiosité face à son visiteur la démangeait.
            — Vous faites de la montagne, alors ? Quel genre ?
            — Je ne sais pas. On m’appelle alpiniste… J’aime bien grimper les sommets que je regarde. Quelle que soit sa hauteur.
            Rachel laissa ses yeux dériver rêveusement vers les sommets en photo qui décoraient la boutique.
            — Ça me fait penser… « L’alpiniste est un homme qui conduit son corps là où, un jour, ses yeux ont regardé ».
            — Pardon ?
            La jeune fille reporta son attention sur Mirwais.
            — C’est une citation de Gaston Rébuffat que j’adore. Vous connaissez ?
            Il secoua la tête et elle n’insista pas. C’était curieux qu’un alpiniste ne connaisse pas Rébuffat, célèbre alpiniste et auteur. Mais peut-être n’aimait-il pas lire.
            — Et vous ?
            Rachel resta un moment interdite. Habituellement, les clients se vantaient de leurs exploits sans jamais lui demander si elle était pratiquante. Mais Mirwais n’était pas un client, c’était un ami de Pierre. Et Rachel se sentit un peu gênée.
            — Oh non, moi… je ne fais que de la moyenne montagne. Je ne pourrai jamais monter en haut des sommets de haute altitude, je ne sais pas faire d’escalade, et… j’ai même un peu peur, je l’avoue.
            Le jeune homme haussa les sourcils.
            — Vous avez déjà essayé ?
            — Non.
            — Alors… qu’est-ce que vous attendez ?
            Rachel secoua la tête en riant devant l’absurdité de la chose, et le sourire en coin de Mirwais la conforta dans l’idée qu’elle ne devait, encore une fois, pas être la seule à tenir ce genre de propos. Réchauffé par le café, il enleva sa veste bleu foncé. Il était vêtu d’une polaire rouge et d’un pantalon de montagne sombre. Il portait des chaussures de randonnée en cuir, usées jusqu’à la semelle. Ce n’était pas le genre vestimentaire que l’on croisait habituellement en ville.
            — C’est en montagne que vous vous êtes blessé ? demanda-t-elle en apercevant seulement son poignet gauche bandé.
            Il suivit son regard et grimaça.
            — Une malheureuse entorse. J’étais dans l’Himalaya il y a à peine trois jours. J’ai glissé et je me suis mal rattrapé. Rien de grave, dans une semaine il n’y aura plus rien.
            — Ah…
            Rachel n’en croyait pas ses yeux. Il disait ça comme si c’était banal et pourtant, revenir de l’Himalaya n’était pas courant, ici. Mirwais termina sa tasse et se leva pour aller la laver dans l’évier. Manifestement, il connaissait bien les lieux. Quand il revint, il se méprit sur son regard.
            — Excusez-moi, je fais comme chez moi, mais…
            — Il n’y a aucun problème, au contraire !
            — Je viens ici depuis vraiment longtemps, se justifia-t-il en reprenant sa place sur le banc.
            Il regarda une photo de l’Everest en haut de la porte.
            — Vous l’avez déjà fait ? demanda Rachel.
            — Oui.
            La jeune fille eut un rire enthousiaste et Mirwais se tourna vers elle en fronçant les sourcils, un sourire aux lèvres.
            — Quoi ?
            — Vous dites « oui » d’un ton si modeste, c’est incroyable ! C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui ait foulé le toit du monde !
            Il haussa les épaules, et Rachel dut se faire violence pour ne pas l’assommer de questions. L’Everest… comment un homme qui s’était un jour tenu au-dessus de tous avait-il pu atterrir dans cette boutique ?
            — Comment on se sent quand on se tient au sommet le plus haut sur Terre ?
            Rachel avait laissé échapper la question, et elle plaqua sa main contre sa bouche.
            — Pardon… je parle trop.
            Mirwais éclata de rire.
            — Vous devriez faire de la montagne, Rachel. Vos yeux brillent quand vous l’évoquez… soyez actrice de vos rêves, un peu !
            — Mouais… vous savez, je n’ai pas les moyens de me payer le permis d’ascension et un guide.
            — Vous êtes bien renseignée. Mais il y a des endroits où grimper est gratuit. Croyez-moi… le prix de l’Everest n’est pas justifié pour ce qu’il est. C’est juste parce que des hommes riches veulent se tenir au-dessus des autres que le Népal et la Chine en profitent.

Il laissa quelques secondes de silence amer s’égrainer avant de reprendre la parole.

— Pour répondre à votre question, être sur le sommet le plus haut du monde est un sentiment différent pour chacun, et heureusement. J’étais heureux et fier parce que l’ascension n’avait pas été facile et que la vue était merveilleuse… Mais je n’avais aucun sentiment de grandeur.
            Durant sa prise de parole, il s’était levé pour aller observer la photo de la montagne en question. Quand il se retourna vers Rachel, ses yeux brillaient d’émotion.
            — Vous savez comment les Népalais appellent l’Everest ?
            — Sagarmatha, murmura-t-elle elle aussi en proie à une étrange émotion.
            — Je ne peux rien vous apprendre… ça veut dire « tête du monde ». Les Tibétains la nomment Chomolungma, déesse mère des vents. Cette montagne est une divinité, et j’aime à croire qu’elle seule décide qui peut l’atteindre. Alors qui sommes-nous, simples alpinistes, face à une telle montagne ? Qu’on atteigne son sommet ou non, elle sera là dans des milliers d’années encore. Mais nous ? Alors, une fois en haut… je me suis simplement dit que j’avais de la chance.
            Rachel frissonna et Mirwais sourit.
            — Vous vibrez vraiment pour la montagne… lancez-vous.
            La jeune fille lui rendit son sourire et prit sa tasse pour aller la laver à son tour. Elle n’avait jamais entendu personne parler de la montagne ainsi. C’était beau, et elle en avait encore des frissons.
            Quand elle revint, il avait repris sa place sur le banc. Rachel vint installer sa chaise de l’autre côté du comptoir.
            — Qu’est-ce que vous aimez, dans la montagne ? demanda-t-elle en s’asseyant en tailleur.
            Il l’observa d’un œil amusé et il secoua la tête.
            — Vous ne faites que poser des questions depuis tout à l’heure… à vous de répondre.
            Rachel fit la moue et observa les photographies de la pièce en réfléchissant.
            — Ce que j’aime… je m’y sens libre même si je suis enfermée par les sommets chaque fois que je lève les yeux. Je sais que chaque montagne n’est pas un réel obstacle, il suffit de grimper tout en haut pour la passer, c’est concret. Je n’ai apparemment pas votre grande expérience de la montagne. Mais vers l’âge de dix ans, mon oncle m’a menée en montagne. Il l’aimait plus que tout, et il m’a transmis son amour pour elle. Toutes les vacances d’été, je partais avec lui les massifs de France, mais aussi ceux d’Europe. Mes parents ne prenaient jamais leurs vacances en même temps, alors on ne partait pas. Mon oncle n’avait pas d’enfant et je suppose qu’il voyait en moi la fille qu’il aurait aimé avoir. Donc il ne comptait pas et me faisait faire quelques courses sur glaciers. J’en garde des souvenirs incroyables. Quand je suis en montagne, rien d’autre que l’instant présent ne compte. Plus rien que les paysages, l’effort physique. Les soucis restent au sol, comme des poids. Et nous, on s’élève vers les cimes. Je crois que mon oncle pensait pareil.
            Rachel réalisa vaguement qu’elle s’ouvrait à un inconnu. Mais son oncle lui avait enseigné qu’entre montagnards, il n’y avait pas grand-chose à craindre.
            — Où est-il, votre oncle, aujourd’hui ?
            Rachel sursauta intérieurement et sentit son estomac se nouer, comme à chaque fois. Mirwais la regardait avec tristesse. C’était un alpiniste, il avait compris.
            — Il est mort. Il y a quatre ans, dans les Écrins. Une simple avalanche…
            — Je suis désolé.
            Rachel haussa les épaules et un silence tomba sur la boutique.
            — C’est pour ça que vous avez peur de grimper n’est-ce pas ? fit le jeune homme au bout d’un moment.
            — Je ne sais pas. Peut-être. Si c’est ça… c’est bête, et il serait bien fâché de savoir ça.
            — Détrompez-vous. Avoir peur de la mort et connaitre les dangers de la montagne, c’est ce qui vous mènera à la prudence. Et donc loin. Ce n’est pas une mauvaise chose.
            Rachel soupira à part elle. Quel malheur que son oncle soit parti si tôt, si vite… il se serait entendu à merveille avec son visiteur. Elle se força à sourire et reprit d’un ton enjoué pour mettre fin à l’atmosphère un peu trop lourde.
            — Bon, et vous alors ? Qu’est-ce que vous aimez, dans la montagne ?
            Le visage de Mirwais se décrispa alors qu’il chassait sans doute lui aussi de mauvais souvenirs.
            — Je dirai que le fait d’être libéré de tous les soucis, comme vous l’avez dit, est une des principales raisons. Quand je grimpe, je pense à la seconde précise et à l’endroit exact où je vais poser mon pied. Je pense à la fissure qui va permettre à mes doigts de me hisser un peu plus haut. Je pense et espère que les crampons à mes pieds supporteront mon poids, et que la corde qui m’assure tiendra si je chute. Quand j’arrive en haut je pense à l’instant présent et à la beauté de ce qui m’entoure. Quand je reviens au bivouac, au camp de base, ou chez moi… je pense à l’ascension, à la fatigue lourde qui a été le seul prix à payer pour avoir pu me tenir là où j’avais regardé. J’aime la beauté des montagnes. Leurs courbes, leurs ombres, leurs couleurs. Les montagnes sont pures. Naturelles… Vivantes. Elles s’accordent avec le temps. Elles semblent changer à chaque brise, et chaque nuage change leurs auras, leurs hauteurs, leurs ambiances. Qui peut se vanter de côtoyer la magie plusieurs jours par an ?
            Rachel buvait ses paroles en silence.
            — Malheureusement, magique ou pas, la société de consommation les rattrape de plus en plus.
            La jeune fille haussa les épaules en fronçant les sourcils, déçue de la tournure que prenait la discussion.
            — Quelle importance ? Vous m’avez prouvé avec l’Everest que ça n’altérait pas votre jugement des montagnes. Quand on est en montagne, on pense à soi, pas à ce qu’il y a autour.
            — Détrompez-vous, grimaça-t-il.
            — Pourquoi ? Que voulez-vous dire ?
            Mirwais ouvrait la bouche quand la porte de la boutique s’ouvrit sur Pierre. Il resta un moment interdit devant le jeune homme qui se leva.
            — Mais quelle surprise !
            Pierre s’avança et serra chaleureusement la main du visiteur.
            — Ça fait longtemps, comment vas-tu ?
            — Oui, c’est ce que je disais à ton employée, il y a bien trop longtemps que je n’étais pas venu.
            — Tu as enfin fait la connaissance de Mirwais en vrai ! fit Pierre en se tournant vers Rachel.
            — En vrai ? reprit-elle en fronçant les sourcils.
            Pierre pointa un doigt vers une des photos.
            — Là, au sommet du Bumo Gangri, c’est Mirwais à ma droite, sous sa capuche et ses grosses lunettes de soleil.
            La jeune fille se précipita pour y trouver une ressemblance, et le jeune homme éclata de rire.
            — J’avais encore les cheveux courts, pas cette espèce d’absence de coupe…
            — C’était il y a longtemps ?
            La photo était en argentique. Derrière les deux hommes, on en devinait un troisième qui enroulait une corde autour de son bras. Le ciel d’un bleu éclatant rendait la neige éblouissante. Pierre eut un petit rire.
            — Oh… rien pour nous rajeunir. Une dizaine d’années, je crois.
            Rachel fit volte-face, les yeux agrandis de stupeur.
            — Dix ans ! Mais quel âge avez-vous ?
            — Vingt-cinq ans, répondit-il en détournant le regard.
            — Mirwais est un alpiniste remarquable Rachel, et depuis son plus jeune âge. Je fais du café ?
            Visiblement heureux qu’il détourne la conversation, le jeune homme secoua la tête.
            — Merci ça va, nous venons d’en prendre un.
            Rachel refusa à son tour et Pierre se tourna vers la cafetière.
            — Tant pis, je m’en fais un quand même. Alors, quel bon vent t’amène, Mirwais ? Tu as besoin de changer tes chaussures, non ?
            — Je devais te parler.
            Pierre suspendit geste et sourire et se retourna lentement vers le jeune homme. Rachel les regarda s’observer un long moment en silence, puis son patron pivota vers elle.
            — Je peux te laisser terminer et fermer seule la boutique ?
            Elle dut fermement se retenir pour ne pas demander ce qu’il se passait.
            — Bien sûr ! Aucun problème.
            Pierre avait déjà remis sa veste imité par Mirwais. Ce dernier planta ses yeux clairs dans ceux de Rachel et la gratifia d’un sourire.
            — Merci pour le temps que vous m’avez accordé.
            — Je vous en prie. Revenez quand vous voulez, vous me raconterez ce qu’on voit, en haut de l’Everest !
            — Et du Naga Parbat, renchérit Pierre. Eh oui… il est aussi allé là-haut.
            Mirwais bougonna des paroles inintelligibles et son ami éclata de rire.
            — Toujours aussi modeste ! Merci, Rachel, à demain.
            La jeune fille leur fit signe de la main et la porte se referma. Elle resta un moment les bras ballants, assourdie par le nouveau silence, puis elle se tourna vers ses étiquettes. Elle avait pensé que quelque chose de grave était arrivé face à la réaction de Pierre. Mais il s’était vite repris, elle s’inquiétait pour rien.

 

 

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Ella Palace
Posté le 10/07/2021
Bonjour,


C'est vraiment une très bonne mise en bouche que ce premier chapitre! Il se laisse dévorer! Ton écriture est belle tout en restant sobre. Les personnages sont déjà attachants!
J'ai vraiment aimé! J'y étais. Bravo!


Une petite remarque :

"Rachel soupira à part elle", je n'ai pas compris cette phrase.

Au plaisir,

Ella
Enuryane
Posté le 11/07/2021
Oh, merci !
Je voulais dire que Rachel soupira à l'intérieur d'elle. En pensée ! Mais peut-être que cette expression n'existe pas finalement. :)

Merci beaucoup c'est encourageant.

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