Chapitre 1

Par Fenkys

J’avais souvent entendu l’expression « La terre se dérobait sous ses pieds ». Les aèdes l’utilisaient constamment. J’avais toujours considéré cela comme une exagération de leur part, un moyen de faire comprendre à quel point le héros a atteint les limites de sa peur. C’est pourtant exactement ce que j’ai ressenti quand la nouvelle est arrivée.

Elle s’est présentée sous la forme d’un guerrier. Celui-ci ne payait pas de mine, sans armes, à l’exception d’un coutelas en obsidienne passé à la ceinture. Sa cuirasse avait connu des jours meilleurs. Et il était blessé. Une bande de tissu sale, tachée de sang, lui enveloppait l’oreille gauche. Il n’était pas seul, une femme et deux enfants, deux filles, l’accompagnaient. La plus jeune, visiblement terrorisée par notre troupe s’était réfugiée entre les jambes de sa mère. Son aînée par contre, déjà adolescente, soutenait notre regard avec la fierté qui caractérisait son peuple.

Ce qui m’avait interpellé chez lui était son origine. Il venait de l’Honëga. La coupe de sa cuirasse, ses longs cheveux blonds réunis en une multitude de petites nattes, ses peintures faciales à moitié effacées. Tout indiquait en lui un guerrier de cette soi-disant république qui partageait l’archipel avec l’Helaria. Nous étions voisins lui et moi, juste séparés par le Mustul et quelques îles désertes. Mais que faisaient un tel homme et sa famille aussi loin de leur pays ? Nous étions en plein cœur de l’empire diacarain, à plus de mille longes de chez lui.

Le chef de notre caravane a levé la main pour nous immobiliser. L’ordre a été retransmis de proche en proche jusqu’au dernier hofec. Les fuyards nous faisaient face.

— Vous êtes bien loin d’Honëga, a remarqué Sterion, notre chef, que fait un groupe comme vous en ce lieu perdu ?

— Nous nous rendons à Diacara, a répondu le guerrier, la ville est encore loin ?

— Nous l’avons quittée il y a vingt-neuf jours. Mais dans votre état, ils ne vous laisseront pas entrer. Ni dans aucune cité de ce pays d’ailleurs. Vous aurez beaucoup de chance si vous ne vous faites pas arrêter pour vagabondage.

— Nous n’avons pas d’autre endroit où aller. Au Cairn, nous serions traités comme des esclaves. À pied où pourrions-nous nous rendre ?

Sterion a haussé les épaules. Un guerrier renégat ne pouvait espérer de clémence nulle part en Ectrasyc. Surtout quand il était démuni de tout bien, comme celui-là semblait l’être. Il finirait certainement comme gladiateur et les filles dans les maisons closes.

Sterion allait donner l’ordre de marche, mais quelque chose m’intriguait dans ce voyageur. Qu’est-ce qui avait pu l’inciter à quitter son pays ? Je lui ai posé la question.

— Parce que je n’ai plus de pays, a-t-il répondu. L’Honëga n’existe plus.

— Comment cela ? ai-je demandé.

— Des pirates ont attaqué l’Honëga. Ils n’ont rien laissé.

J’ai éprouvé un bref moment de panique. L’Helaria était si proche de l’Honëga. Auraient-ils respecté la frontière dans leur raid ? J’avais toutes les raisons d’en douter. Je les voyais mal se soucier de considérations géopolitiques.

— Et l’Helaria ?

— Quand je suis passé devant Ystreka, de la fumée s’élevait encore au-dessus de l’île. Il n’y a plus rien de vivant.

C’est alors que le sol s’est dérobé sous mes pieds.

Je ne me souviens plus comment je me suis retrouvée assise au coin du feu. Quelqu’un, Sterion certainement, m’avait enveloppé les épaules d’une couverture. Et j’avais une tasse chaude dans les mains. J’avais un grand trou dans ma mémoire.

— Ça va ? m’a demandé Sterion

— Que s’est-il passé ?

— Tu es tombée de ton hofec.

Voilà qui expliquait la douleur lancinante à la tête. Je regardais les flammes danser un moment.

— Je dois retourner en Helaria, dis-je enfin.

— Je te comprends, mais ce que tu vas trouver là-bas risque de ne pas te plaire.

— C’est mon pays, je dois y aller. Ils ont peut-être besoin de moi.

— D’après Avenes, les pirates sont arrivés avec tant de bateaux qu’ils couvraient la mer. Pour chaque île, il y en avait au moins dix.

— Avec dix bateaux, on ne peut pas enlever toute la population de l’Helaria. Il en faudrait quatre fois plus.

— Beaucoup d’îles sont vides dans l’archipel. Les bateaux, ils les avaient. Mais tu n’as pas tort, tu dois retourner là-bas, mais pour une autre raison.

— Laquelle ?

— Avenes nous a dit que les pirates n’ont emporté que ce qui était immédiatement vendable. Ils ont laissé le couvain, qui ne présentait aucun intérêt à leurs yeux. Ainsi que les enfants en bas âge.

— Mais quand les œufs vont éclore, les nouveau-nés vont mourir si personne ne peut s’occuper d’eux.

Cette révélation m’a horrifié. Qui étaient ces monstres qui condamnaient des enfants à la mort avant même leur naissance ? Pour ceux déjà sevrés, c’était moins critique. Même s’ils ne pouvaient pas produire leur nourriture, il y avait suffisamment de réserves dans les caves pour qu’ils ne meurent pas de faim. Un temps du moins. Les plus âgés sauraient quoi faire. Mais ils ne pourraient jamais se charger des bébés. Ils ne consommaient que du lait, une telle nourriture ne pouvait pas se stocker.

— Il y a une trentaine d’œufs. Je ne pourrais jamais m’occuper de ces enfants seules, remarquai-je. Surtout que si j’ai bien compris, au couvain de l’Helaria il faut rajouter celui du Mustul et ceux de l’Honëga.

— C’est pour ça que tu pars avec les cinq autres femmes de l’escorte. Elles ne sont pas des Helariaseny, mais elles sont volontaires. Je t’en enverrai d’autres dès que possible. Et j’espère que tu n’arriveras pas trop tard. J’ai négocié avec notre commanditaire, ça ne pose aucun problème.

À l’expression de Sterion, j’ai deviné toutefois qu’il y avait eu problèmes. De toute évidence, il y avait peu de chance que cette expédition rapporte des bénéfices. Il avait certainement dû débourser une belle somme pour que le marchand qui nous avait engagés accepte de se défaire d’une partie de son escorte. Mais Sterion était un Helariasen comme moi. Il était aussi affecté que moi. Il ferait tout pour favoriser mon voyage.

— Tu pars demain matin, m’a-t-il dit. De toute façon, tu as vingt jours de chevauchée avant d’arriver. Tu n’es pas à un jour près. De mon côté, je mène le contrat à terme puis je te rejoins dès que possible.

Je hochais la tête. Le hofec était un animal endurant, mais peu rapide. Toutefois, j’ai procédé à certains préparatifs pour accélérer notre voyage. J’ai fait en particulier main basse sur toute la viande séchée de la caravane. Le régime risquait d’être un peu monotone, mais on pouvait la manger en chevauchant, ce qui ferait gagner du temps aux bivouacs. De plus, si nous devions disposer de quatre monsihons de sommeil par jour, les hofecy pouvaient se contenter d’un seul. Dormir en marchant pouvait nous permettre d’économiser trois jours, peut être quatre. Parce que contrairement à ce que pensait Sterion, nous étions à un jour près. Nous autres stoltzt n’avons pas, comme certains animaux, de saison des amours, bien que certaines périodes favorisent les rapprochements. Nous pondons toute l’année. Et nos œufs éclosent à l’avenant. Je n’aurai pas une masse de juvéniles brisant leur coquille tous au même moment, mais plutôt, vu la taille de notre couvain, une naissance tous les six jours. Chaque douzain de retard, c’était deux nourrissons qui mourraient. Sans compter les pontes du Mustul et de l’Honëga. Ces trois jours de gagnés, ça pouvait être plusieurs vies sauvées.

Nous sommes parties le lendemain au lever du soleil. Je ne connaissais mes compagnes de voyage que de vue. Je savais juste qu’elles venaient d’un pays dont j’avais oublié le nom situé sur la côte nord du Shacand. J’aurais dû m’en souvenir pourtant, les nations qui acceptaient que leurs femmes deviennent des guerrières étaient rares. Ni la Diacara, ni l’Ocarian et encore moins le Cairn n’admettaient l’égalité entre les sexes. L’Helaria n’était qu’une exception, bien minuscule, dans ce monde résolument machiste.

Dès le départ, nous avons pris un bon train. Les hofecy avalaient la distance d’une foulée puissante et régulière. L’empire diacarain était densément peuplé. Les villes et villages étaient nombreux sur la route. Afin de gagner du temps, nous avons décidé de les contourner. Cela a été facile, les voies larges avaient été conçues pour simplifier le commerce. En fait, la Diacara était le summum de la culture stoltz. Riche, puissant, un excellent niveau intellectuel, sa langue assurait à tous les marchands et tous les diplomates de communiquer où qu’ils se trouvent. Sa position centrale lui donnait accès à la fois avec le continent de Shacand, avec tous les hauts royaumes et aussi avec l’Ocarian à l’est des montagnes. À cela s’ajoutait un climat qui permettait une importante production agricole. Et nous avions le plus puissant État du monde. D’ailleurs aujourd’hui encore, en Helaria même, leurs descendants parlent toujours la langue de leurs ancêtres, ils font partie des moteurs de notre pays.

Nous n’avons mis que huit jours pour rejoindre les montagnes. C’était la première fois que je parcourais ce trajet aussi vite. Aussi au sud, leur traversée n’a été qu’une simple formalité. Elles n’atteignaient qu’une faible fraction de la hauteur qu’elles avaient plus au nord et laissaient une bande côtière, étroite, mais très peuplée. Cette région, principal lieu de passage entre l’est et l’ouest du continent aurait pu être riche si l’empire Ocarian n’avait pas concentré l’essentiel de son activité dans le nord. Le sud, province lointaine et peu développée n’attirait pas les marchands. Toute la zone depuis le nord du plateau de l’Yrian jusqu’à la mer était consacrée à l’agriculture. Aucune grande ville ne s’y dressait, à l’exception des garnisons qui permettaient au pays d’assurer sa souveraineté sur ces terres.

Au bout de quatorze jours de chevauchée, nous avons atteint l’Unster. La difficulté allait être de traverser ce fleuve. Rien n’avait été prévu pour cela. Mais qui en aurait eu envie. Il n’y avait rien au-delà. L’Ocarian représentait la limite de la civilisation vers l’est. Le fleuve géant constituait une barrière que nul être sensé n’avait envie de franchir. Au-delà, ne s’étendaient que des plaines immenses traversées par des troupeaux de colossaux herbivores. Les prédateurs étaient à l’échelle de leurs proies. Gigantesques. On estimait qu’il fallait quinze stoltzt pour tuer un hofec géant. Comme ils chassaient en meute d’une vingtaine d’individus, aucun village n’était en mesure de résister à leurs attaques. L’unique peuple capable d’y vivre était celui des bawcks. Leur chair toxique leur évitait de servir de nourriture. Et ils étaient à l’origine de la richesse d’Ocar. Ils alimentaient l’empire en objets manufacturés qu’eux seuls savaient produire.

En temps normal, nous nous rendions à l’extrême sud de l’Ocarian. Il y avait toujours des pêcheurs helarieal qui croisaient dans les parages et nous prenaient en charge. Mais aujourd’hui, rien, ce qui semblait confirmer le récit du fugitif honëgeal. Comme tous les stoltzt, je nage très bien, et les huit longes de l’embouchure n’auraient représenté qu’une baignade vivifiante. Mais je ne voulais pas abandonner nos montures. J’ai fini toutefois par prendre conscience qu’elles ne me serviraient à rien une fois en Helaria. Quelle que soit la destination que j’aurai par la suite, je serai obligée de retraverser l’Unster. Autant les laisser en pension à un paysan local qui ne dédaignerait certainement pas de disposer d’une telle bête pour son usage.

Je choisis un point de passage au nord, avant que l’Unster ne se divise en deux branches. Au petit matin, nous avons enfermé toutes nos affaires dans notre sac que nous avons bien scellé pour le rendre étanche et nous nous sommes jetées à l’eau. Mes compagnes n’étaient pas nées au bord de la mer. Elles ne nageaient pas aussi vite que moi. Mais nous avions ça dans le sang, nous autres stoltzt. Aucune n’a faibli. En deux monsihons, nous avions atteint la rive opposée. Seule, j’aurai mis moitié moins de temps, mais vu les circonstances c’était honorable.

Nous aurions dû faire du feu pour nous réchauffer. Mais nous étions sur le territoire des hofecy. Même s’il y en avait peu dans cette partie du continent, il valait mieux se montrer prudent. Quoique la jungle impénétrable que nous longions ait constitué une bonne protection. D’une part, ces carnassiers étaient trop gros pour s’y mouvoir facilement, d’autre part ils n’y trouvaient pas suffisamment de proies pour s’y nourrir. On les croisait plus au nord, au-delà du plateau de l’Yrian, quand la forêt laissait la place à une savane arborée. Mais ces monstres n’étaient pas les seuls prédateurs du coin. La descente le long de l’Unster jusqu’à son embouchure plus le trajet sur la plage jusqu’au gué de Ruvyin nous a pris deux jours de plus. En tout nous avons mis dix-sept jours pour faire le voyage.

Légalement, nous étions en Helaria. Le gué ainsi que la plage qui lui servait de débouché faisaient partie de la Pentarchie. En pratique, il n’y avait en ce lieu aucune construction de quelque type que ce soit. Qui aurait été assez fou pour s’installer ici, à portée de ces prédateurs infernaux et autres monstruosités de ce continent. D’ailleurs, les revendications de l’Helaria sur cette bande de terrain n’avaient éveillé aucune protestation. Personne n’avait envie de nous contester un tel endroit.

Le cairn qui marquait la position du gué constituait un repère rien moins qu’engageant. Il était constitué de crânes. Des siècles auparavant, les Helariaseny, encore voyageurs à l’époque, avaient été acculés en ce lieu et vaincus. Ils avaient été obligés de se réfugier dans l’île d’Ystreka, invisible depuis la côte, mais qu’ils savaient présente. Cet événement avait signifié la fin du nomadisme et la fondation du royaume d’Helaria. Ce tas de crânes édifié par les vainqueurs après la bataille, marquait la naissance de mon pays. Pour ne pas oublier, nous l’avons entretenu depuis plus de mille ans. En réalité, tous ceux qui étaient tombés là avaient servi à son érection. Amis et ennemis n’avaient pas été distingués. Il semblait plus impressionnant qu’il n’était. Il était construit autour d’une âme en pierre. S’il n’y avait eu que des crânes, il y aurait eu là plus de morts que l’île ne compte d’habitants.

Je me suis avancée dans l’eau. Je savais qu’elle ne monterait pas au-dessus de la taille, un peu plus haut à marée haute, mais jamais plus haut que les épaules. Perchées sur un hofec nain, nous n’aurions eu qu’à relever les pieds pour traverser au sec. Mes compagnes ont éprouvé quelques réticences à s’aventurer ainsi en pleine mer. Mais elles ont fini par me faire confiance.

Il était plus simple de nager que de marcher. Ystreka était à plus de vingt longes de la côte. Au centre, nous ne verrions plus la terre ni d’un côté ni de l’autre, on pouvait alors facilement se perdre. Mais la limite de la bande de basalte noir du gué contrastant avec le fond sableux faisait un repère clair. Et au milieu, un îlot permettait de prendre un peu de repos. Au passage, je pensais que si le fuyard avait pu apercevoir l’incendie depuis le rivage, c’est que celui-ci devait être terrible.

Enfin après cinq monsihons de nage, nous avons mis le pied sur l’île d’Ystreka, devant la porte de Jimip.

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