Chapitre 1

Notes de l’auteur : Bonjour ! Pour celles et ceux qui suivaient la précédente version, vous constaterez qu'en subtance, ce chapitre n'a pas beaucoup changé. Il manquait quelques détails çà et là. Bonne lecture.

Bruxelles, 6 mars 1899

Visiblement, le plafond recelait de trésors insoupçonnés… À moins qu’il ne s’agisse d’énigmes d’une extraordinaire complexité ? Toujours est-il que les yeux mordorés qui le fixaient ne semblaient pas prêts à le lâcher et qu’il devait bien y avoir une raison à cela. Ou peut-être justement n’y en avait-il pas… Car ce regard-là n’était pas franchement concentré. Il était même un peu blasé.

Ces yeux, dont l’éclat ocre était accentué par des sourcils épais, appartenaient à un visage masculin somme toute plutôt ordinaire. L’arête du nez était un peu bosselée et pointait vers une bouche aux lèvres pleines. Une fossette fendait légèrement le menton. Des cheveux bouclés et dorés comme un coucher de soleil sur un champ de blé donnaient à ce visage un air éthéré.

L’immense soupir qui suivit – le onzième en dix minutes – était par contre beaucoup plus terrestre. Le jeune homme qui venait de le relâcher était allongé sur un canapé Louis XV en hêtre massif recouvert de soie bordeaux. Il portait un pantalon marron chiffonné et sa chemise écrue partiellement déboutonnée avait connu des jours meilleurs. L’élégance personnifiée somme toute.

On frappa à deux reprises contre la porte et il émit un grognement disgracieux. Le battant grinça sur ses gonds. Il n’avait pas besoin de regarder, il savait que c’était Arsène, son majordome. 

— Monsieur, vous avez de la visite.

— J’avais demandé à ne pas être dérangé… grommela-t-il.

— Je me suis dit que pour monsieur Henri, vous feriez une exception, monsieur.

— J’imagine qu’il est encore en train de se morfondre dans le marasme de sa mélancolie ? se moqua une voix au ton taquin.

Un autre jeune homme, vêtu d’un élégant costume trois pièces gris, s’introduisit dans la pièce sans y avoir été invité au préalable. Un sourire entendu se dessina sur les lèvres du majordome. Il monta jusqu’à ses yeux gris dont les contours craquèrent en une multitude de petites rides. L’arrivée d’Henri Berghmans allait amener un peu de bonne humeur dans cette maison. Depuis la veille au soir, c’était tout simplement épouvantable.

— Qu’est-ce que tu fais déjà là ? Il n’est même pas sept heures !

— Oscar, pour l’amour du ciel, il est bien trop tôt pour déprimer, répliqua Henri en levant les yeux au ciel.

— Mon point, précisément ; il est trop tôt… Tu connais le chemin vers la sortie, n’est-ce pas ?

Henri ôta son couvre-chef – un élégant haut-de-forme en soie noire – et le confia au majordome ainsi que sa canne au pommeau argent en forme de tête de loup. Henri avait les cheveux aussi bruns que ceux d’Oscar étaient blonds. Il possédait un côté méditerranéen qui plaisait énormément. Ses yeux sombres rendaient les femmes – célibataires comme mariées – complètement folles. La gent féminine bourdonnait autour de lui en essaim d’abeilles énamourées ; les maris et les frères nourrissaient à son égard des sentiments bien moins affectueux.

— Je vous prépare un café, monsieur Henri ?

— Très volontiers, Arsène, répondit dit-il avec large sourire dévoilant une dentition parfaitement blanche. Mais n’est-ce pas plutôt le travail de la cuisinière ?

— Je l’ai renvoyée, grogna Oscar depuis le canapé, sans se donner la peine de regarder son interlocuteur.

— Tiens donc ? Qu’avait-elle fait la pauvre femme ?

— Elle renseignait mon père sur mes activités.

— Oh, une espionne ! Intéressant… Et quelles sont donc ces activités dont monsieur de Valbreuze ne peut pas être au courant ?

— Il n’y en aucune. Je n’aime tout simplement pas l’idée de sentir le souffle de mon père sur ma nuque.

Henri haussa simplement les épaules et alla s’asseoir à la table de la salle à manger où attendait le Journal de Bruxelles qu’Arsène avait préalablement repassé. Il faisait très sombre dans la pièce. Les tentures étaient toujours tirées et seuls deux points lumineux – l’un près d’Henri, l’autre sur la table de salon – pulsaient une lueur à peine suffisante pour lire.

Henri étudia la première page du quotidien. Une colonne parlait de l’épidémie de rage qui sévissait à Bruxelles en ce moment. Il émit un petit rire qu’il étouffa aussitôt et ouvrit le journal. Il parcourut lentement chaque page afin de trouver un titre qui pourrait l’intéresser. La politique, à l’accoutumée, noircissait de nombreuses colonnes. Les journalistes faisaient étalage des dernières discussions entre la reine Nout d’Erret et l’Hexasynedrion, les six Fondateurs. Enfin, ses yeux accrochèrent une information qui retint son attention.

— Voilà qui est captivant !

— Quoi donc ? s’enquit Oscar qui sembla enfin s’animer quelque peu.

— Il y a eu un meurtre à la Fabrique des Délices.

— C’est le lupanar qui n’offre que les services de créatures d’Erret ?

— Ce n’est pas un lupanar ; c’est une maison qui réalise les désirs des hommes.

— La différence est tellement flagrante… répondit Oscar sur un ton dégoulinant de sarcasme.

— Ecoute ça, poursuivit Henri sans relever la remarque, « durant la nuit du 4 au 5 mars, la célèbre courtisane Pénélope Fish, sirène de son état... »

— Une sirène qui s’appelle Fish… Comme c’est original, se moqua Oscar.

— Cesse de me couper ! « … sirène de son état a été brutalement assassinée dans sa salle de bain. Le corps a été découvert par la femme de ménage. Détail macabre : mademoiselle Fish a eu le crâne fracassé par son gramophone » Seigneur… Tu sais que je connaissais cette Pénélope ? Je l’avais rencontrée lors d’une soirée.

— Existe-t-il encore une femme dans cette ville que tu n’aies pas « rencontrée » ? s’enquit Oscar en mettant beaucoup trop d’emphase sur le dernier mot et en l’encadrant de guillemets aériens qu’il prit soin de mimer par-dessus le dossier du canapé pour qu’Henri puisse les voir.

Arsène revint dans la salle à manger, un plateau en argent entre les mains sur lequel trônait une tasse de café fumante ainsi qu’une assiette de biscuits recouverts de cristaux de sucre.

— Quelqu’un s’est levé du pied gauche ce matin.

— Je ne vous le fais pas dire, monsieur. Votre café.

— Merci, Arsène, vous êtes une perle. Je crois que je vais vous embaucher.

— Je suis au service de la famille de monsieur depuis bien trop longtemps pour faire défection.

— Comme c’est dommage… Mais que lui arrive-t-il pour qu’il soit de cette humeur exécrable de si bon matin ?

— Monsieur le père de monsieur est venu lui rendre visite hier soir.

— Oh…

— Cela résume bien la soirée d’hier. Si vous voulez bien m’excuser… dit Arsène en s’inclinant et en s’éclipsant de nouveau.

— Sortons ce soir ! lança alors Henri en sautant sur ses pieds.

— Pour quoi faire ? maugréa Oscar.

Il se retourna dans le canapé et redressa la tête suffisamment pour que seuls ses yeux mordorés soient visibles au-dessus du dossier. Ses yeux et son improbable tignasse bouclée qui faisait toujours froncer les sourcils à Henri. Combien de fois lui avait-il dit de se couper les cheveux ? Cette dégaine était tellement désuète !

— Pour voir du monde ! répliqua Henri avec enthousiasme.

— Pour voir des femmes ?

— Entre autres.

— Non merci, répondit Oscar d’une voix morne avant de se laisser de nouveau glisser contre le dossier du canapé.

— Ce qui tu peux être agaçant !

— Je ne veux que tu m’accompagnes pour rencontrer des filles parce que dès que tu es dans les parages, il n’y en a que pour toi. Par conséquent, il n’y a rien de plus improductif que de sortir avec toi si le but est de rencontrer des filles, car je n’en rencontre pas !

— Tu es épouvantable aujourd’hui !

— Alors pourquoi tu t’embarrasses à venir me rendre visite ?

— Parce que je suis ton ami et parce que ton père ouvre sans relâche sur toi les vannes de sa mansuétude pécuniaire. Ce qui fait que je peux largement en profiter.

— Totalement hors de propos ; toi aussi tu es plein aux as.

— C’est certain, mais je compte le rester. C’est tellement plus agréable de dépenser la fortune des autres. Alors vas-tu me dire ce qui te chiffonne, en dehors de la visite inopportune de ton père ?

— Je m’ennuie à mourir, déclara-t-il d’un ton mélodramatique. Aucune nouvelle affaire depuis des semaines. Naïvement, j’ai cru que le monde tournait plus rond que d’habitude, ce qui expliquait qu’on ne fasse plus appel à moi. En réalité, mon père a lancé son opération de discrédit. Je ne risque pas d’avoir des clients de sitôt ! C’est ce qu’il était venu me dire hier. Jouer les détectives ce n’est pas convenable pour les gens bien nés, et blablabla. Du coup, il a orchestré une campagne contre moi. Je ne sais pas quelle rumeur il a propagée, mais les résultats sont là : pas le moindre coup de fil depuis treize jours.

— Que voudrait-il que tu fasses à la place ? Il ne veut tout de même pas te donner une place dans sa société de transport ?

— Non, pas de place dans la Compagnie des Transports Transvoile de Valbreuze & fils pour son bâtard. 

— N’emploie pas ce genre de terme, Oscar ! gronda Henri. Tu sais que je déteste ça quand tu te dévalorises.

— Ce n’est pas spécialement dévalorisant puisque c’est la vérité, répondit Oscar d’un ton exceptionnellement détaché.  

Il s’assit, posant ses pieds sur le tapis persan quelque peu défraichi qui courait sur toute la surface du salon. Sur le plateau tendu en cuir vert de la table de salon reposait une lampe dont la lueur jaunâtre vibrait doucement. La lampe à elle seule était un véritable objet d’art. Montée sur un socle en marbre, elle représentait une nymphe en bronze qui dansait sous un arbre surmonté d’une tulipe en albâtre. Mais ce qu’il y avait à l’intérieur était bien plus fabuleux que la lampe elle-même. Oscar approcha son visage de la tulipe et sourit. Il y avait dans la gorge un être minuscule assis sur une espèce de tabouret. C’était une toute petite jeune fille vêtue de pétales de rose rouge dont la peau propageait cette lueur pulsatile qui diffusait au travers de l’albâtre. Elle leva la tête vers Oscar et émit un tintement mélodieux en faisant vibrer des ailes semblables à celles d’une libellule.

— Tu peux aller te reposer maintenant, Ri’an. Je n’aurai plus besoin de toi avant ce soir. Merci.

La petite fée-lumière tinta joyeusement et décolla comme une comète. Elle traversa la pièce à toute vitesse et s’en fuit par le trou de la serrure.

— Toi aussi, Niniel.

Une seconde petite fée-lumière se hissa en dehors de la lampe qui se trouvait sur un guéridon près d’Henri et disparut aussi rapidement que Ri’an.

Oscar se leva dans la pénombre du salon. Les lourdes tentures de velours occultant les fenêtres laissaient passer un maigre filet de lumière matinale. Il alla les ouvrir et la pièce se colora de teintes bleutées.

— Il me semblait que tu étais un fervent défenseur du mouvement contre l’exploitation des êtres fantastiques, dit Henri, songeur.

— C’est le cas, mais nous n’avons presque plus de cristaux de Montbois pour alimenter les lampes. Et sache pour ta gouverne que je ne force pas Ri’an et Niniel à travailler ici. Elles font ça pour me dépanner. Je n’ai jamais forcé aucune créature d’Erret à travailler pour moi.

Soudain, la sonnerie du téléphone retentit dans le couloir. Le visage d’Oscar s’illumina à la manière d’un gamin qui découvre une pile de cadeaux sous le sapin le matin de Noël.

Amusé, Henri bondit vers la porte en premier. Il avait décroché le récepteur bien avant qu’Oscar ait eu l’occasion de s’en emparer. Il colla sa bouche au microphone et déclara d’une voix chantante :

— Résidence d’Oscar de Valbreuze, j’écoute… Oui mademoiselle, vous pouvez me passer la communication.

— Henri, rends-moi ce téléphone ! protesta Oscar.

Il essaya d’attraper le combiné, mais Henri esquiva la manœuvre adroitement.

— Chut ! dit-il, un sourire goguenard sur les lèvres. Bonjour ! Oui c’est bien ça. Il n’est pas disponible pour le moment, mais je vais prendre le message… D’accord… Oui… Parfait ! Il sera là d’ici…

Henri étudia Oscar de la tête aux pieds, lui lança un regard perplexe et déclara :

— Il sera là d’ici une heure… Je vous en prie, madame. Bonne journée.

Henri remit le récepteur en place et se tourna vers Oscar avec un air satisfait.

— Va t’habiller, tu as une affaire.

— De quoi s’agit-il ?

— C’est pour une disparition. On te demande d’enquêter afin de retrouver la disparue. Une certaine Prunelle.

— Prunelle ? Et de quelle « nature » est Prunelle ?

­— Comment veux-tu que je le sache ?

— C’est pour ça que je ne voulais pas que tu répondes au téléphone. La dernière fois que tu as pris le message pour moi, je me suis retrouvé à enquêter sur l’assassinat de Carbone qui n’était en fait qu’un chien !

— Un berger belge Groenendael, corrigea Henri. Et je crois que tu vas être satisfait, car peu importe ce qu’est Prunelle, c’est à la Fabrique des Délices que tu as rendez-vous.

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Jowie
Posté le 05/01/2020
Hey Celine !
Enfin je peux me remetre à la lecture de la deuxième version de ton histoire et cette fois je vais avaler tous les chapitres postés d'un coup xD
Bref, même si c'est la deuxième fois que je la lis, cette première rencontre avec Oscar, Henri et leur monde farfelu n'a pas perdu de son charme. J'aime particulièrement la description d'Oscar au début. L'attention au détail, son effet "dé-zoom" me donne l'impression de voir la scène au cinéma, mais dans ma tête. Bref, tout ça pour dire qu'on est pris dès le début et qu'on ne décroche pas ! La dynamique Henri-Oscar est toujours autant drôle et l'idée de fée-lumières est ingénieuse et fait rêver !
Est-ce que le concept de Hexasynedron est nouveau? Je ne me souviens pas d'avoir lu quelque chose à ce propos dans ta première version. Il s'agit des fondateurs de quoi exactement? De la Buxelles humaine?
Je me lance sur la suite !
à tout tout bientôt !
celineb84
Posté le 15/07/2020
Hello Jowie,
Je ne comprends pas bien, mais je ne reçois jamais les notifications de commentaires... Du coup, je te présente mes plus plates excuses pour mon manque de réactivité.
Te revoir par ici me fait très plaisir.
Oui l'Hexasynedron est nouveau. Pas le concepte mais le nom. Je crois que dans la version précédente j'avais appelé ça le conseil de quelque chose ^^°
Tu verras plus tard qui ils sont :)
itchane
Posté le 22/10/2019
Hello !
Quel plaisir de retrouver ce texte et ce duo ! : D
Le binôme Henri-Oscar est toujours aussi dynamique, drôle et attachant, je me replonge avec plaisir dans ce début d'aventure.
J'ai hâte de lire la suite pour retrouver le fil de l'enquête et découvrir les changements éventuels ; )
J'ai été aussi surprise dans le chapitre d'intro par la présence de l'encresang qui fait désormais le titre du roman, nouveau concept fort fort mystérieux : 3
Bravo pour ce redémarrage !
celineb84
Posté le 23/10/2019
Hello Itchane 😃 merci pour ta lecture. Oui l’encresang arrivait plus tard dans l’histoire et du coup ça faisait un peu cheveu dans la soupe. Alors j’ai modifié pour glisser çà et là des allusions.
J’espère que la suite te plaira autant.
Des bisous
Kitsune
Posté le 06/10/2019
Coucou !
J'avais lu le première version de l'histoire et prenais plaisir à la suivre, je suis donc très contente que tu en ai repris l'écriture !
Ce premier chapitre introduit très bien les personnages, il est très agréable à lire, tout comme le prologue et la première archive (cette idée d'archives est d'ailleurs vraiment sympa !).
Les détails ajoutés rendent le récit encore un peu plus intéressant et vivant (la race du chien Carbone notamment, qui ne me semble pas avoir été dans la première version).
J'avoue que le duo Oscar-Henri m'avait manqué et c'est un plaisir de les retrouver.
Je vais de ce pas lire la suite !
Des Bisous
celineb84
Posté le 20/10/2019
Salut :)
Merci pour ta lecture ^^ Si si le chien était déjà un berger belge, mais j'ai glissé d'autres détails pour, je l'espère améliorer la compréhension :D
J'avoue qu'Oscar et Henri m'amusent aussi lol
à bientôt !
Keina
Posté le 03/10/2019
Coucou Céline ! J'ai commencé à lire Les fiancés de papier, je ne crois pas avoir déjà lu la première version... en tout cas j'aime beaucoup l'ambiance Belle Epoque mêlée à des créatures fantastiques, avec cette petit touche de mystère en plus ! Henri et Oscar m'ont l'air d'être un duo haut en couleur, leurs échanges se lit avec beaucoup de plaisir. On suppose qu'Oscar est un genre de détective, peut-être spécialisé dans tout ce qui concerne les créatures de l'autre monde, non ? En tout cas, à mon avis, son enquête va certainement croiser le mystère du meurtre de la sirène... C'est très intrigant !
celineb84
Posté le 20/10/2019
Merci Keina !
Il y a quelques idées intéressantes dans ce commentaire ;) mais évidemment, je ne peux pas tout dévoiler tout de suite :D
Je suis contente que ça te plaise pour le moment.
Des bisous
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