Chapitre 1

Par Isapass

Au cours de ses nombreux voyages d’étude, jamais Aldric de Temerson n’avait assisté à une fête équivalente à celle de la Nuit des Diables, dans le village de Scanaccia, en l’an de grâce 1675.

Entré deux jours auparavant dans ce bourg isolé du nord de l’Italie, il faisait maintenant le tour de la ville pour observer les installations mises en place au cours de la journée, et l’arrivée des villageois. Ceux-ci, vêtus de leurs meilleurs habits, arrivaient par groupes bruyants et excités pour grossir la foule déjà présente sur la grande place du marché aux bestiaux.

Tout le tour de l’esplanade avait été garni de tables, qu’on avait couvertes de nappes rouges, et qui portaient des monceaux de victuailles. Même pour le grand nombre de participants, la quantité de charcuteries, de pains, de pâtés, de tourtes, de fruits, de gâteaux, semblait démesurée. Des dizaines de tonneaux de vin avaient été disposés partout sur la place et les habitants se servaient largement dès leur arrivée.

D’ailleurs, alors que la nuit n’était pas encore complètement tombée, Aldric entendait déjà de grands rires gris et quelques éclats de voix pâteuses. S’y joignaient les piaillements des femmes qui, elles non plus, ne dédaignaient pas le vin et découvraient leurs épaules à mesure que leurs coupes se vidaient.

L’atmosphère était emplie de l’odeur de la viande rôtie et de celle de la poussière chaude remuée par les milliers de pieds. On sentait également les parfums poivrés des femmes et la sueur des hommes.

Lorsque la nuit fut noire, le bûcher dressé au centre du foirail fut allumé. Le décor devint mouvant : la lumière orangée des flammes projetait des ombres immenses sur les murs et les haies bordant la place. Les visages se firent spectraux : joues creusées, orbites vides, bouches agrandies en un rictus cruel.

Une cloche sonna et la foule se tourna toute entière vers l’estrade installée à côté du feu. Le silence tomba, total.

Aldric vit surgir sur la plateforme un immense gaillard, armé d’un trident acéré, portant une épaisse barbe noire, des cornes posées sur sa tignasse hirsute, et vêtu d’une grande robe écarlate. Quelle apparition ! L’explorateur en était bouche bée. Lui qui savait d'habitude rester pragmatique en toute chose, il sentait son cœur battre plus fort et ses cheveux se dresser sur sa tête. Autour de lui, les villageois, qui pourtant assistaient chaque année à la même cérémonie, étaient aussi transportés que lui, et attendaient la suite, extatiques.

Le diable d’une nuit harangua l’assemblée d'une voix tonitruante :« Habitants de Scanaccia ! Vous avez trimé toute une année depuis notre dernière rencontre. Vous avez engrangé de quoi survivre. De quoi permettre aux puissants de ripailler tout l’hiver… »

Entre chacune de ses phrases, le public criait de joie, battait des mains et buvait de plus belle.

« Demain le labeur va reprendre. Vous saignerez la terre pour lui faire encore cracher ce qu’elle a dans le ventre. Vous fouetterez vos bœufs. Vous vous efforcerez d’oublier la douleur de vos corps meurtris… » Nouveau hurlement de la foule, déchirant comme un énorme sanglot cette fois.

« Mais cette nuit… cette nuit… » Silence des villageois suspendus à l’annonce du géant qui clama : « Vous avez jusqu’au matin pour oublier vos peines, et tout donner aux Diables. Jusqu’au matin, enfin, vous pouvez VIVRE ! »

Aldric sentit une joie sauvage l’envahir. L’assistance se déchaîna en une acclamation barbare et libératrice. La fête pouvait commencer.

Pourtant le silence revint soudainement. A voir le faciès de ses voisins, Aldric compris qu’il se passait quelque chose d’inattendu. Il regarda de nouveau vers l’estrade. Une fille venait d’y monter. Le regard fou, levé vers le ciel, elle paraissait dans un état second. Son visage était celui d’un ange ensorcelé par quelque esprit impur.

Toujours tournée vers les étoiles, elle saisit des deux mains la toile de sa robe de paysanne à hauteur de poitrine et arracha le vêtement. Elle était sublime. Son corps nu évoquait le plaisir à tous, hommes et femmes, subjugués. Elle poussa un  long vagissement rauque et, les yeux exorbités, les bras levés, tomba à genoux, comme en prière aux démons.

Alors la foule, d’une seule gorge, lui répondit, entrant dans une transe qui ne devait s’arrêter qu’au lever du soleil. Et à ce signal, tous se mirent à manger à pleines poignées, à boire, à hurler leur joie ou leur peine, à chanter d’incompréhensibles paroles, à danser jusqu'à l'ivresse ; ils s’enlaçaient intensément, ils tapaient, mordaient, léchaient, embrassaient à pleine bouche, mêlant l'extase à la douleur ; et s’endormirent finalement, après avoir purgé leurs âmes des souffrances de leur pauvre vie. 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Contesse
Posté le 23/06/2023
Coucou Isa !

Alors, j'ai vraiment adoré tes descriptions. La description de la ville, de la nourriture de la boisson, de la foule, de l'exubérance, de la décadence qui augmente petit à petit au fil de la lecture. Le lecteur s'enfonce peu à peu dans l'excès avec les personnages, et c'est bien joué !
J'aurais aimé peut-être plus de contexte : pourquoi cette fête, quel est son réel but, qui sont les gens qui s'y adonnent... mais bon, laisser dans le flou est aussi un parti pris qui peut être intéressant, et je ne connais pas les contraintes qui étaient les tiennes, donc peut-être que ce n'était pas possible ^^
C'est en tout cas une chouette nouvelle, avec des cornes donc ça m'arrange bien xD

P.S. petite coquille je crois : "Aldric entendait déjà de grands rires gris et quelques éclats de voix pâteuses." --> je suppose que tu parlais de rires gras ?

Merci pour ce moment de lecture et à bientôt !
Isapass
Posté le 19/09/2023
Oh la la, la honte, je n'ai jamais mis autant de temps pour répondre à un commentaire, mais je viens de découvrir plein de commentaires pour lesquels ce coquin de FPA ne m'avait pas notifiée par mail ! Toutes mes excuses, donc...
Merci pour ta lecture et ton gentil retour. Ce texte est très perfectible, tu as raison. Déjà il a été écrit quand j'étais vraiment débutante, et en plus c'était en atelier d'écriture (IRL) donc sur un temps très court. Je trouve ça drôle de le laisser comme ça et de ne pas le reprendre, pour voir ma progression, mais je m'en suis inspirée ailleurs.
Et je suis ravie qu'il t'ait rendu service avec l'histoire des cornes XD
Quant à la coquille, je voulais bien écrire "rires gris", dans le sens de "pompette".
Merci pour ta lecture !
Edouard PArle
Posté le 21/10/2021
Coucou !
Description : auteur débutante profil : 19 histoires xD
Je suis étonné de ne pas être tombé sur ton compte mais vaut mieux tard que jamais n'est-ce pas^^ ?
J'aime bien le cadre historique, la fin du texte m'évoquait un peu une orgie romaine^^
J'aurais bien aimé un texte un petit peu plus long pour que la progression vers la fin de la fête soit plus détaillée mais en une heure c'est déjà très bien 800 mots !
Je vais voir des textes un peu plus conséquents, d'ailleurs n'hésite pas à me dire si tu souhaites que je commente certains textes en particulier.
Bien à toi !
Lorsque la nuit fut noire, suggestion : remplacer par "A la nuit noire," pour éviter la répétition de "fut"
Isapass
Posté le 22/10/2021
Salut ! Ah, ça fait toujours plaisir d'avoir des passages sur des vieux textes :) J'avoue que je l'aime bien celui-là. Pour la petite histoire, je l'ai écrit dans un atelier d'écriture où l'âge moyen avoisinait les 70 ans. Inutile de te dire que sa lecture a provoqué quelques rougissements et un loooong silence après le point final XD
Aujourd'hui, je suis consciente qu'il est largement perfectible, mais je continue à en être un peu fière.

Je me considère toujours comme une auteure débutante parce que contrairement à certaines plumes pourtant beaucoup plus jeunes que moi, je n'écris que depuis 4 ou 5 ans, ce qui fait de moi un bébé en matière d'écriture. J'ai quand même beaucoup progressé, hein.
Si tu veux faire un tour du côté de mes romans, tout dépend ce dont tu as envie : j'essaie différents genres (SF, fantasy, fantastique) et différents publics. Les deux romans en cours sont Walter Cobb et Porcelaine Zombie, mais je n'avance pas trop en ce moment alors tu risques d'arriver rapidement au bout de ce qui est disponible. Starsailors et Les princes liés (celui-là fait 2 tomes) sont terminés, donc tu n'auras pas à attendre la suite. Et puis il y a quelques nouvelles variées, aussi.
Bref, tous les retours sont utiles et font plaisir, donc je te laisse le soin de choisir :)
En tout cas je suis flattée d'avoir retenue ton attention !
Merci pour ta lecture et ton commentaire !
Edouard PArle
Posté le 22/10/2021
ahah ! sympa l'anecdote ^^
4 ou 5 ans c'est déjà pas mal, surtout si tu fais des ateliers d'écriture en parallèle mais c'est une façon de voir les choses que je trouve sympa (=
Je vais regarder tout ça ^^
Au plaisir (=
Jowie
Posté le 23/09/2018
Hey, devine qui c'est ! (bon, c'est pas difficile en même temps; il n'y a quà lire ma signature xD)
ENFIN, je découvre ta plume, enfin ! Et quelle belle découverte ! Vraiment, je suis bluffée par ce texte court, écrit en une heure, non-retravaillé et qui pourtant ensorcelle comme nul autre ! J'aime beaucoup comme on passe d'une ambiance "mangeons de la bonne viande" à quelque chose de presque animal, viscéral, diabolique. C'est la nuit de tous les excès, vécue par Monsieur et Madame Tout le Monde pour oublier leur souffrance et le labeur. ça me rappelle les origines du carnaval et de ses variantes. Je n'ai rien à redire, à part que j'ai croché sur le "D'ailleurs" en début de phrase au commencement du texte, mais c'est vraiment un détail de "musicalité" du texte. Sinon, les mots que tu emploies sont très évocatifs, ce qui crée une scène qui incendie nos sens et facile à imaginer. Bref, impactant et avec quelques gouttes de délire : c'est un 10/10 de la part de Jowie et les Pot-aux-Fous !
Comme tu as pleins de textes différents, je vais me faire plaisir à mettre mon nez par-ci par-là :D
Bon dimanche et à bientôt !
Jowie
Isapass
Posté le 23/09/2018
Salut Jowie !
C'est gentil de venir voir mes petits textes. Et je suis contente que ça te plaise. 
Oui, celui-ci a été écrit en atelier d'écriture. Ce n'est pas le cas pour tous ceux que j'y ai produit, mais celui-ci, j'ai senti rapidement que le sujet m'avait bien inspiré. D'ailleurs, j'ai cru que les autres participants (entre 60 et 75 ans...) allaient avoir un infarctus quand je l'ai lu...
Je note pour le "d'ailleurs", je verrai ce que je peux faire.
Pour les autres textes, tu peux éviter "Malou dans sa bulle", parce que c'est vraiment la toute première histoire que j'ai écrite, et mon écriture n'était pas très au point, et "Juju et le bonbon magique", parce que c'est vieux aussi et que c'est un roman pour 6-7 ans, tu risques de t'ennuyer un peu.
Ca me fait penser qu'il faudrait que je fasse un recap dans ma biographie qui est un peu bâclée...
Merci pour ta lecture et ton retour ! 
Elia
Posté le 07/12/2017
Hello Isapass !
Je parcourais le JDB de Tac je crois et j'ai vu que tu avais posté ce petit texte au titre intriguant. Ce texte est bien, j'ai bcp aimé l'ambiance et la fin aussi. C'est une bonne découverte.
Question : S’y joignaient les piaillements des femmes qui, elles non plus, ne dédaignaient pas le vin et découvraient leurs épaules à mesure que leurs coupes se vidaient. : alors je n'ai pas compris la fin de la phrase, pourquoi elles découvraient leurs épaules !
Au plaisir de lire tes autres écrits !
Elia 
Isapass
Posté le 07/12/2017
Comme tu as publié mon extrait, je suis venue voir si tu avais commenté ce texte, parce que je ne me souvenais pas de t'avoir répondu. Et en effet, FPA a dû "oublier" de m'avertir de ton commentaire !
Merci pour ta lecture, d'abord, et pour ton retour positif. Je me suis bien éclatée en écrivant ça.
Pour répondre à ta question : les femmes découvrent leurs épaules parce que plus elles boivent, plus elles deviennent aguicheuses et impudiques (les épaules, au 17éme, ça devait déjà être le summum de l'érotisme...). Bref, c'est supposé montrer dans quel sens va évoluer l'ambiance.
Je te retrouverai avec plaisir sur mes autres écrits, et promis, je serai moins longue à répondre ! 
Patbingsu
Posté le 20/10/2017
Eh bien, je ne suis pas déçue !
Cet exercice sur les 5 sens donne vraiment de la saveur et de la consistence au texte, on se retrouver vraiment plongé dans l'ambiance. 
Et j'adore la fin, ça donne envie de se lâcher nous aussi ;)
 
Isapass
Posté le 20/10/2017
Merci Pat :)
Je vais le garder, des fois que j'ai envie de le retravailler.
Mais j'avoue que finalement je me suis pas mal eclatée en l'ecrivant !
Merci pour ta lecture et ton commentaire
Bises 
 
Fannie
Posté le 13/11/2017
Coucou Isapass,
<br />
Cette évocation me rappelle les bacchanales, dont on m’avait parlé à l’école il y a une éternité…
Tu as écrit ce texte en une heure ; je te tire mon chapeau !
Le récit est bien rédigé et l’ambiance est tellement bien décrite qu’on s’y croirait. Mais je n’aimerais pas être là-bas parmi cette foule déchaînée...
Petites coquilles :
et la foule se tourna toute entière [tout entière ; dans ce cas, « tout » a valeur d’adverbe et il s’accorde uniquement par euphonie devant un adjectif féminin commençant par une consonne ou un « h » aspiré]
Aldric compris qu’il se passait quelque chose d’inattendu [comprit]
Isapass
Posté le 13/11/2017
Oh merci Donna pour ta lecture et ton commentaire !
Parfait si ça t'a évoqué les bacchanales : je voulais donner une impression de sauvagerie et d'exultation.
Je me suis beaucoup amusée en l'écrivant.
Merci pour les coquilles : je suis même surprise qu'il y en ait si peu... 
Vous lisez