Chapitre 1

Les coups de sabots lourds et rythmés résonnaient sur les murs de pierre de l'abbaye Sainte-Anne alors qu'une calèche noire franchissait ses portes extérieures. Le véhicule suivit le chemin circulaire qui menait à l'avant du bâtiment principal.


Un groupe de nonnes étaient en train de s’occuper du jardin quand le carrosse fit son entrée, et toutes arrêtèrent leur activité pour observer la scène, qui se faisait rare ces temps-ci. Puis, après quelques minutes, toutes retournèrent à leur occupation. Toutes sauf une.

“Est-ce qu’on attend quelqu’un?” demanda une jeune nonne.

Ses grands yeux noisette suivaient attentivement la calèche. Elle s’essuya le visage avec le dos de sa main et fit un pas en avant pour essayer de mieux voir.

“Je n’en sais rien,” grommela une des sœurs. “Remets-toi au travail, Annabelle.”

La jeune fille ne l’écoutait pas; elle gardait son attention droit devant. Le carrosse stoppa sa course et le chauffeur descendit de son siège pour ouvrir la porte pour les clients à l’intérieur.

L’ourlet d’une longue robe marron apparut sur le seuil de la marche, suivit par le corps d’une femme d’âge mûr qui descendit et atterit sur le gravier en dessous. Même de loin, la jeune fille prénommée Annabelle pouvait voir que la femme était riche, de par sa posture et la sévérité de son visage; cette attitude naturellement hautaine que seuls les bourgeois avaient.

Après cette dame, une autre robe fit son apparition dans l’encadré de la porte, cette fois aussi noire que le véhicule lui-même. Annabelle s’attendait à une autre personne vaniteuse, mais fut contredite quand une frêle silhouette entra dans son champ de vision. De là où elle était, Annabelle estima qu’il s’agissait d’une jeune fille d’à peu près son âge. Elle avait des cheveux blond miel qui contrastaient avec sa robe sombre et déprimante. La jeune femme garda sa tête baissée alors qu’elle suivait l’autre dame en haut des marches du couvent.

Mère Marguerite, la mère supérieure, sortit pour accueillir les deux femmes et les invita à rentrer. Prenant un pas en avant, Annabelle était prête à les suivre à l’intérieur elle aussi, quand une voix l’en empêcha.

“Annabelle! Pour l’amour de Dieu, arrête de lorgner et remets-toi au boulot!” Soeur Jeanne s’écria.

La nonne, un peu plus vieille qu' Annabelle, n’avait jamais été très aimable avec elle. De la jalousie probablement. La jeune femme sourit et se remit à tailler les rosiers après avoir jeté un dernier coup d'œil à l'endroit où l’autre jeune fille s'était trouvée quelques instants auparavant. Annabelle espérait qu'elle aurait l'occasion de la revoir.

 

L’heure du déjeuner arriva quelques temps après. Le groupe de jardinières rangea ses outils et se dirigea vers le réfectoire en silence.

“Soeur Annabelle!” une voix appela alors que la jeune femme s’apprêtait à entrer dans la cantine.

Elle se retourna et vit que Mère Sylvie, une des prieures, se tenait devant elle.

“Bonjour, Mère Sylvie.”

“De même. Venez avec moi je vous prie.”

Annabelle n’eut même pas le temps d'acquiescer que le Mère fit demi-tour et repartit dans la direction opposée. Le jeune nonne la suivit sans un mot.

‘Qu’ai-je bien pu faire encore?’ se demanda-t-elle alors qu’elles s’approchaient du bureau de la Mère Supérieure.

Mère Sylvie frappa à la porte et l’ouvrit après y avoir été autorisée. Elle fit entrer Annabelle puis la ferma derrière elle. Les yeux de cette dernière s’écarquillèrent quand elle vit que la jeune fille qu’elle avait aperçue sur le parvis du couvent était assise dans l’un des sièges devant le bureau.

“Salutations, soeur Annabelle.” dit-Mère Marguerite.

La vieille nonne se tenait debout derrière son grand bureau en chêne, ses mains jointes sur le devant de son corps comme à son habitude. Ses yeux bleus se posèrent sur Annabelle avec sévérité.

Celle-ci baissa la tête en réponse, “Bonjour Mère Supérieure.”

Elle ne pouvait s’empêcher de jeter des regards aux deux invitées assises devant elle.

Mère Marguerite s’éclaircit la gorge et annonça, “Je vous présente Madame de Mongeois. Elle nous fait l’immense honneur de nous amener sa chère fille en tant que pensionnaire.”

“Ravie de vous rencontrer, mesdames,” dit-Annabelle en faisant une petite révérence.

'Alors son nom est Sophie? Cela lui va vraiment bien', pensa-Annabelle en observant le profil élégant de la jeune de Mongeois. La demoiselle n’avait pas bougé d’un pouce depuis qu’Annabelle était entrée dans la pièce, fixant un point par la fenêtre du bureau.

“Je vous ai appelée parce que Sophie logera avec vous dorénavant, donc je veux que vous lui apportiez toute l’aide possible pour qu’elle s’habitue à son nouvel environnement et à la vie du couvent.”

Ces mots mirent quelques secondes pour être digérés.

“A-avec moi?”

“Oui, vous n’avez toujours pas de compagne de chambre, n’est-ce pas?” demanda la Mère Supérieure.

“C’est exact.”

“Vous êtes une des plus anciennes sœurs de cette abbaye, Annabelle; je vous fais donc confiance pour lui enseigner tout ce qui est nécessaire, du moins pour ce qui est de l’emploi du temps et de la vie dans les dortoirs.

Annabelle fut surprise par une telle démonstration de confiance à son égard. Elle n’était pas exactement ce qu’on pouvait appeler un “modèle de vertu”, bien au contraire; donc on ne lui avait jamais confié autant de responsabilités. Ce qui étonnait Annabelle le plus était qu’une jeune fille de bonne famille telle que Sophie dut partager son logis avec une miséreuse fille comme elle… Cela ne fonctionnait pas comme ça d’habitude.

Mais qui était-elle pour remettre en question une décision de sa Mère Supérieure? Elle hocha la tête.

“Très bien, Mère Supérieure.”

“Excellent! Dans ce cas, je crois que nous avons discuté de tout, Dame de Mongeois?”

“Attendez, j’aimerais m’entretenir quelques instants avec vous, Mère Supérieure.”

“Oui, bien sûr. Attendez dehors quelques minutes, jeunes filles.”

Annabelle et Sophie sortirent du bureau et patientèrent dans un silence pesant. Annabelle n’osa pas engager la conversation, malgré la tonne de questions qui se bousculaient dans sa tête. Et lorsqu’elle avait finalement trouvé une opportunité, Madame de Mongeois sortit à son tour avec un “au revoir”.

La noble dame, dont la carrure était bien plus impressionnante vue de près, se posta devant Annabelle et l’observa de la tête aux pieds; puis la jeune fille vit les lèvres fines de la femme se courber de mépris.

“Bon, pouvez-vous nous montrer le dortoir, soeur… Annabelle, c’est ça?”

“Oh, euh, oui bien sûr!” balbutia-Annabelle. “S-suivez-moi je vous prie.”

 

Le groupe longea les couloirs sombres qui allaient dans l’aile du couvent où les pensionnaires vivaient. Les deux femmes derrière Annabelle n’avaient pas échangé un seul mot depuis qu’elles avaient quitté le bureau de Mère Marguerite. Le silence était si pesant et inconfortable que la jeune nonne sentit les poils de sa nuque s’hérisser. Elle hâta le pas.

“Voilà, nous y sommes!” s’exclama-t-elle quand elles arrivèrent enfin devant la porte de sa chambre.

Elle l’ouvrit d'un geste rapide et s’avança à l’intérieur de quelques mètres. Annabelle se retourna vers les bourgeoises en forçant un sourire sur ses lèvres.

“J’espère que vous ne serez pas trop choquées par la simplicité de ce logis,” s’excusa-t-elle. “La vie monastique est très modeste, je le crains.”

Madame de Mongeois circula dans la pièce quelques instants, observant les moindres recoins. Elle avait toujours ce rictus sur les lèvres, qui mit Annabelle mal à l’aise.

“Il m’est d’opinion que la modestie et la pudeur sont de très bonnes qualités de vie; n’est-ce pas Sophie?” demanda la dame en pivotant sa tête sur le côté.

La jeune fille était également entrée dans la chambre, et, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée au couvent, elle leva la tête pour regarder autour d’elle.
Annabelle put enfin voir les traits de son visage: une peau pâle qui lui donnait des airs de poupée de porcelaine, de grands yeux bleus, un joli petit nez, et de fines lèvres qui avaient une teinte pourpre naturelle.
Annabelle resta bouche bée. Elle pouvait sentir son cœur battre comme des chevaux au galop dans sa poitrine. Elle n’avait jamais vu une femme aussi belle. Comment se faisait-il qu’une jeune femme aussi magnifique finisse dans ce vieux couvent, se demanda Annabelle.

“O-oui, mère.” répondit-Sophie d’une toute petite voix.

Cette voix sortit Annabelle de sa rêverie. Enfin entendait-elle la douce voix de la jeune fille! Elle continua de fixer Sophie d’une manière pas très subtile, incitant cette dernière à croiser son regard. Une rencontre aussi brève qu’intense. Annabelle sentit la chair de poule courir sur ses bras.

Ce moment fut écourté quand Madame de Mongeois se gaussa.

“Je crois que j’en ai vu assez.” dit-elle. “Pouvez-vous me raccompagner jusqu’à ma calèche, jeune fille?”

“Oh, bien sûr.” répondit-Annabelle;

Elle lança un regard vers Sophia, qui semblait peinée; mais quand cette dernière la remarqua, elle secoua la tête et suivit sa mère. Le chemin vers les portes du couvent fut rapide et toujours bien trop silencieux. Quelque chose n’allait vraiment pas entre les deux nobles femmes…


Le carrosse était toujours garé au même endroit. Le chauffeur tenait la porte ouverte pour que Madame de Mongeois puisse grimper dans la cabine. La femme s’arrêta un instant et se tourna vers Sophie.

“Bon… c’est ici que nos chemins se séparent, ma très chère fille,” dit-elle d’un ton nonchalant et détaché.

“O-oui, mère.”

La jeune demoiselle suppliait sa mère du regard de ne pas s’en aller sans elle, et Annabelle remarqua qu’elle tremblait des pieds à la tête. La noble dame se pencha soudain vers sa fille pour lui faire une bise sur la joue, puis proféra quelques mots.

“Je te prierai de ne pas créer de problème là-dedans, Sophie. Je jure que tu le regretteras si on me somme de revenir à cause de ta stupidité bornée!”

Annabelle n’avait pas l’intention d’écouter mais avait de très bonnes oreilles; elle fronça les sourcils en entendant ces mots, aussi froids qu’une lame de couteau. Comment une mère pouvait-elle proférer de telles paroles à son enfant? Même sa propre mère ne lui avait jamais dit des choses aussi méchantes.
Il était clair désormais que Sophie retenait ses larmes; ses yeux étaient grand ouverts et son corps tremblait encore plus fort quand dame de Mongeois reprit l’ascension des marches de son carrosse. La femme s’assit confortablement avec un soupir de soulagement, puis tourna la tête de côté après que le chauffeur eut fermé la porte.

“Adieu, Sophie.”


Le véhicule se mit à rouler sous les hennissements des chevaux, leurs sabots soulevant la poussière du chemin de gravier alors que la calèche quittait lentement les prémisses du couvent.

“Mère…” Annabelle entendit Sophie murmurer. “Ne me quittez pas…”

Puis la calèche disparut par le grand portail; le son des roues et des sabots se taisant petit à petit. Sophie se tenait immobile au milieu de la cour, figée, fixant du regard l’espace désormais vide, tandis que de sinistres nuages obscurcissaient le ciel au-dessus d’elle.

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JeannieC.
Posté le 12/06/2023
Hello ! =)
Me revoici pour continuer cette histoire aux thèmes bien accrocheurs. Quelques petites bricoles et remarques au fil de la lecture :

>> "Un groupe de nonnes étaient en train" > était (si c'est "le groupe" le nom)
>> "après quelques minutes" > je chipote mais "minutes" en contexte historique, je ne suis pas convaincue. Une telle précision dans le comptage du temps est assez contemporaine. Je ne sais pas à quelle époque exactement se passe ton histoire, mais dans le doute je t'en fais part -
>> "suivit par le corps d’une femme" > suivi
>> "et atterit sur le gravier en dessous" > "en dessous" est inutile, on le comprend très bien. + "atterrit"
>> "remets-toi au boulot!” Soeur Jeanne s’écria." > s'écria Sœur Jeanne ? (et "boulot" aussi, à vérifier mais je ne suis pas sûre que ce soit bien d'époque)
>> "“Bonjour, Mère Sylvie.” - “De même." > pas très naturel, "de même". Pour moi tu peux sans soucis répéter "Bonjour" voire un "Bonjour mon enfant" tout à fait dans le ton d'un couvent et d'une hiérarchie nonne/mère.
>> "Vous êtes une des plus anciennes sœurs de cette abbaye, Annabelle" > c'est une des plus anciennes nonnes mais elle n'a toujours pas de camarade de chambre ? Peut-être que ça mériterait une justification, ça me semble surprenant sinon. Peut-être que sa camarade de chambre a pu mourir récemment par exemple ?

Autrement, j'aime beaucoup ce qui se dessine. Un premier chapitre très efficace, qui d'une part pose bien le cadre, l'ambiance de vie des religieuses, les personnages centraux. Et d'autre part qui ouvre à pas mal de questions et perspectives. Qui est cette Sophie ? Qu'est-ce qui lui a valu un envoi au couvent ?
Bref ! Un plaisir. À une prochaine pour la suite =)
Hortense
Posté le 08/06/2023
Un premier chapitre qui pose un décor, une ambiance et présente deux personnages dont le statut social est visiblement aux antipodes. D'Annabelle, hormis sa condition, on ignore tout encore. Mais l'on découvre que Sophie est abandonnée par sa mère. Sa mère une rude femme qui porte bien mal son nom. J'imagine que l'intrigue va se nouer autour de ces deux personnages centraux, vivant dans un milieu fermé et peut-être hostile.
Ton écriture est fluide, directe et très agréable à lire.

Juste deux coquilles :
- que la jeune femme s’aprêtait à entra dans la cantine : s'apprêtait à entrer
- qui mis Annabelle mal à l’aise : qui mit
A bientôt
Sonya Starling
Posté le 10/06/2023
Merci pour ton commentaire, Hortense! ^^
Et merci pour les petites corrections.
The Pighead
Posté le 03/06/2023
Aoutch. Ça fait mal.

J'avoue, les écrits type drame, c'est pas ce que je recherche, ces jours-ci, mais pour cet écrit-là, j'ai été intriguée et, je dois dire, c'est un début très intriguant !

(par contre, si elles finissent pas ensemble et heureuses à la fin, je vais faire des choses terribles comme... retenir ma respiration et devenir rouge ! Tout le monde, ayez peur !)
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