Chapitre 1

Dans le royaume prospère de Phaïssans vivait autrefois un sorcier qui s’appelait Martagon. 

 

Sa maison était dissimulée dans la forêt au pied d’une montagne, au cœur d’un bosquet dense. Elle ressemblait à un gros champignon avec son toit rond, coiffé par le tuyau chapeauté d’une cheminée. Il en sortait en permanence un mince filet de fumée. Même pendant ses promenades, quand il cueillait des simples ou ramassait des ingrédients secrets, Martagon laissait toujours un chaudron bouillir dans l’âtre. Il y faisait cuire quelque potion de sa composition. Outre ses préparations habituelles, il aimait innover et créait sans cesse de nouveaux mélanges. La plupart du temps, les résultats n’étaient pas à la hauteur de ses attentes. Mais il ne perdait jamais l’espoir de réussir. Il était certain de trouver un jour une formule miraculeuse dont les effets seraient extraordinaires. En tournant une grosse cuiller en bois dans son chaudron, il rêvait parfois d’être honoré à cause de sa découverte. Mais il rejetait bien vite cette idée prétentieuse, dont la concrétisation ne lui aurait apporté que des ennuis.

 

Il ne désirait pas la considération des autres. Il avait toujours été solitaire. La nature lui apportait tout ce dont il avait besoin pour être heureux. Il n’en voulait pas davantage. Il adorait se promener jour et nuit sous le couvert des arbres. Il cherchait des plantes et des composants pour fabriquer ses mixtures et ses onguents magiques. Certaines fleurs nécessitaient d’être cueillies au clair de lune, soit parce qu’elles n’étaient visibles qu’avec cette lumière, soit parce qu’elles n’éclosaient que dans le noir. Ces moments d’isolement dans l’obscurité étaient ses préférés. Il suivait parfois discrètement un ours, car l’animal le menait là où se trouvaient les colonies d’abeilles qui produisaient du miel. Martagon raffolait de ce nectar. Il en mettait dans presque toutes ses fabrications. Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, c’étaient les épices dont il abusait généreusement. Il les achetait à des marchands ambulants qui voyageaient de villes en villes. Les aromates provenaient des ports où des bateaux les ramenaient de pays lointains. 

 

Martagon avait une vie régulière, sans surprise et sans incident. Comme il ne se faisait remarquer par personne, il était presque devenu invisible aux yeux des habitants de la campagne. Les promeneurs qui traversaient les bois ou les champs pouvaient passer à côté de lui sans le voir. Penché au-dessus des buissons ou couché à plat ventre pour chercher des extraits de racines rares, Martagon avait fini par se confondre avec la nature. Il portait une longue houppelande brune tachée de terre, de feuilles mortes collées par la bave des escargots et de jus d’herbe. Des insectes et des vers de terre voyageaient sur le tissu de ses chausses et pénétraient dans ses souliers pointus. Ses cheveux et sa longue barbe châtain étaient mêlés de brindilles et de mousse, et même la peau de son visage avait bruni à force de prendre les rayons du soleil. La plupart du temps, il rabattait sur son visage la capuche de son manteau et disparaissait davantage. Lorsqu’il se redressait, une fois sa cueillette achevée, les voyageurs auraient pu le prendre pour un tronc d’arbre planté en terre. Il imaginait dans ces moments un peu étranges que ses longues poulaines couvertes d’humus se transformaient en racines et s'enfonçaient profondément dans le sol. Il avait parfois imaginé qu’il devenait un véritable arbre. Mais il chassait aussitôt cette idée saugrenue, s’estimant bien trop inférieur à ces êtres pour se métamorphoser en l’un d’eux.

 

À sa naissance, Martagon n’était pas destiné à devenir sorcier. Mais sa famille était pauvre. Or, dans le village de Phaïssans, l’Académie Royale de Magie créée par le roi Xénon accueillait à cette époque tous ceux qui voulaient bien postuler, même les indigents. L’admission providentielle de Martagon dans cette école avait signifié pour ses parents un enfant de moins à nourrir et à élever. 

 

Malgré son nom pompeux, l’Académie Royale de Magie n’était plus depuis longtemps une institution aussi prestigieuse qu’elle voulait le faire croire. Elle n’avait été que l’une des nombreuses excentricités de Xénon, destinée à assurer sa protection pendant son règne.

 

C’était un monarque autoritaire et très peureux. Il s’imaginait entouré d’ennemis féroces qui passaient leur temps à comploter pour lui ravir son trône. Aucun de ses ministres n’osait le démentir car ils craignaient ses colères. Le roi vivait au sommet d’une montagne, dans un château inaccessible, pour se prémunir d’attaques qui ne se produisaient jamais. Sans cesse méfiant de tout, il était toujours à la recherche d’idées pour améliorer la sécurité de son palais et de son titre. Ainsi, un beau jour, suivant les recommandations de ses ministres, Xénon se résolut à fonder une école de magie. En disposant de sorciers à sa solde, il pourrait faire appel à leurs compétences pour se défendre quand il en aurait besoin. Cette suggestion de ses proches conseillers lui avait paru ridicule au début. Mais l’idée avait fait son chemin dans son esprit compliqué. Il avait fini par donner son accord. Le chantier avait été lancé sur le champ et mené tambour battant.

 

L’Académie Royale de Magie avait donc très vite vu le jour. Des cérémonies avaient célébré le lancement de cette brillante école toute à la gloire du roi. Elle n’avait pas été installée dans le château mais au pied de la montagne, dans le village de Phaïssans. Xénon n’avait pas souhaité que la nouvelle institution soit trop proche de sa résidence. Les familles opulentes se pressaient pour inscrire leurs enfants, tout en louant et en finançant généreusement l’initiative du roi. Les promotions de magiciens commencèrent à être formées. Le corps professoral avait été recruté précipitamment, sans grand discernement sur la qualité de son enseignement. Les maîtres étaient bien rémunérés. Quelques sorciers intrigants, attirés par l’or facile, vinrent dispenser leurs maigres connaissances aux élèves de l’Académie, aux côtés de professeurs plus expérimentés.

 

À peine l’école de magie fut-elle ouverte que ses vieux démons vinrent tourmenter Xénon. Il n’était pas rassuré. Elle avait été créée pour défendre ses intérêts. Dans ses rêves les plus fous, il envisageait des batailles mémorables contre ses adversaires à coups de sortilèges et de maléfices. Ses armées en sortaient parfois victorieuses. Mais il arrivait plus souvent que la fin des combats ne soit pas glorieuse. Tremblant de froid et de peur, il s’éveillait brusquement de ses cauchemars pour échapper à de cuisantes défaites. Ces hallucinations étaient un avertissement. Il fut vite convaincu que l’un des élèves le trahirait un jour et volerait son trône. Cette pensée angoissante le minait. Il se demandait si, en fin de compte, son caprice avait été une bonne idée. Mais fermer l’école si peu de temps après l’avoir créée était inconcevable. Xénon avait aussi peur du ridicule.

 

Rapidement, Il eut l'idée d’imposer un faible niveau d’éducation pour éviter l’émergence d’élèves doués. Cette décision le rassura. Il s’y employa. Il donna son avis sur tous les professeurs. Ceux qu’il estima trop savants furent remerciés. Il ne subsista que les aigrefins venus à Phaïssans pour s’enrichir. Désormais, les maîtres recrutés étaient toujours vieux, sans talent, et leur enseignement était rudimentaire. La crainte qu’un nouvel apprenti sorcier ne devienne un jour trop puissant et convoite son royaume s’éloigna des préoccupations de Xénon. 

 

L’école se mit à vivoter. Au fil du temps, quelques anciens élèves intégrèrent la cour du roi mais ne firent pas de miracles. Les autres allèrent exercer leur piètre savoir dans les États voisins. Quant au seul étudiant brillant de l’Académie, Xénon, fidèle à ses principes, s’en débarrassa prestement. 

 

L’histoire de Jahangir marqua un tournant dans l'existence de l’Académle Royale de Magie. Ce magicien exceptionnel fréquenta l’institution bien avant que Martagon n’y entre à son tour. Personne n’avait aimé Jahangir qui était arrogant et prétentieux. Il ne frayait avec personne, surtout pas avec les autres élèves. Il se considérait d’essence supérieure. Estimant que l’enseignement prodigué était insuffisant, il était allé parfaire ses connaissances dans les bibliothèques du royaume et des Etats alentour. Il avait lu des grimoires et livres très anciens que nul autre que lui ne voulait se donner la peine de déchiffrer. Son savoir et ses expérimentations l’avaient fait progresser dans l’art de la magie à une vitesse stupéfiante. A l’école, il toisait les apprentis sorciers et les professeurs minables avec dédain. Il se jugeait le seul capable d’exercer véritablement la magie. Il avait raison. La plupart des élèves était médiocre, comme le souhaitait Xénon. Par son travail et sa volonté, l’élève prodige avait dépassé largement les professeurs. 

 

Le désir de gloire de Jahangir le poussait à se rapprocher du trône pour s’y faire une place au soleil. Son avenir était tout tracé. Il ambitionnait dans un premier temps de servir le roi Xénon pour parfaire son art tout en l’endormant avec de belles paroles. Puis, le moment venu, de l’éliminer pour conquérir son titre. Cependant, malgré son expertise hors du commun, Jahangir ne réussit jamais à séduire Xénon ni à gagner sa confiance. La peur du roi aiguisait sa perspicacité. Il comprit tout de suite les motivations du jeune sorcier. Jahangir était exactement le type d’élève intelligent dont il redoutait la trahison.  Il s’arrangea toujours pour l’écarter de sa vue et brider ses ambitions. 

 

Lors de chaque événement organisé par l’école au château de Phaïssans, Jahangir se surpassait pour éblouir le monarque. Mais Xenon ignorait systématiquement les compétences et les pouvoirs du sorcier prodige. A la fin du cycle d’études, l’ultime démonstration de Jahangir fut une apothéose. Il se trouvait au sommet de son art et le savait. Certain d’être le meilleur, il poursuivait sa conquête du pouvoir sans douter de son issue favorable. À l’issue de sa prouesse, il demanda officiellement à être rattaché au palais en tant que magicien royal. Mais il fut lourdement déçu. Xénon l’humilia devant les élèves magiciens et leurs maîtres. Le roi rejeta sa proposition d’un revers méprisant de la main. Nul ne comprit les raisons du monarque de ne pas intégrer ce sorcier génial à sa cour. Ce refus était injuste et arbitraire. Fou de rage, Jahangir quitta aussitôt le royaume. Il promit à qui voulait l’entendre qu’il reviendrait un jour à Phaïssans. Il se vengerait de Xénon et de son école de pacotille.  

 

Après le départ de Jahangir, frayeur et désaveu s'emparèrent des élèves et de leurs maîtres. La malédiction du sorcier avait jeté l’opprobre sur l’école. La formation de magicien n’avait plus bonne réputation. La nullité de l’enseignement connue de tous acheva de discréditer l’institution. Les familles riches désertèrent l’école et ne la financèrent plus. 

 

L’école Royale de Magie n’attira plus personne et la plupart des professeurs quittèrent l’institution, même les plus mauvais. L’illustre Académie de Phaïssans périclita. Par fierté, Xénon continua à promouvoir son existence et à la financer pendant quelques années. Seules les familles les moins fortunées osèrent encore y envoyer leurs enfants. Pour eux, une école en valait une autre, pourvu qu’on y nourrisse les élèves. Désormais, la plupart des jeunes de Phaïssans qui s’inscrivaient à l’académie étaient issus de familles nombreuses qui ne réussissaient pas à élever leur progéniture. L’école logeait les étudiants sorciers, les éduquait et les nourrissait, ce qui délivrait les parents d'un surcroît de charge. 

 

Le chemin de Martagon fut alors tracé d’avance. Sa famille vivait dans une pauvreté extrême.  L’opportunité de se débarrasser du dernier d’une fratrie de dix apparut comme une véritable aubaine pour ses parents. Il fut envoyé très jeune à l’Académie Royale de Magie pour devenir sorcier. 

 

Pendant ses études, il demeura un élève mineur, sans grande envergure, dans une école de bas niveau. En cela, il ne fit pas exception à la règle en vigueur.  Il s’impliqua mais n’eut jamais la réputation d’être habile. Malgré sa discrétion et ses maladresses, Martagon était beaucoup plus intelligent qu’il n’en avait l’air. Il ne le savait pas et ne s’en doutait pas, mais il avait l’étoffe d’un grand sorcier. Après la mésaventure de Jahangir, il avait retenu la leçon. Le roi Xénon ne voulait pas de puissant sorcier à ses côtés ni même au sein du royaume. Ce constat arrangeait les affaires de Martagon qui n’avait pas de prétentions et souhaitait vivre en paix. Il n’avait aucune intention de se faire remarquer. Bien qu’il admît la fulgurance de Jahangir dont les ambitions, la puissance et la créativité dépassaient les limites de l’imagination, Martagon n’éprouva aucune envie de lui ressembler.  Il n’avait pas assisté aux événements qui avaient conduit le célèbre magicien à quitter le royaume. Il termina sa formation à l’école de Phaïssans longtemps après le départ de Jahangir. 

 

Après quelques années pendant lesquelles elle végéta et perdit le peu de réputation qui lui restait, l’école de magie ferma définitivement ses portes. Les habitants de Phaïssans conservaient une certaine confiance dans les pouvoirs de la magie mais nul ne souhaitait que ces croyances s’ébruitent. Depuis la malédiction de Jahangir, une atmosphère de suspicion régnait dans le royaume, propice à la jalousie, à l’envie, aux non-dits et à la délation. Les sorciers qui, comme Martagon, avaient suivi les enseignements de l’Académie Royale se retirèrent alors et exercèrent leur art en secret. 

 

L’imaginaire des habitants de Phaïssans était empli de superstitions et de mythes. La peur du retour du magicien alimentait les bavardages anxiogènes. Le temps n’adoucissait guère ces inquiétudes. Elles s’amplifièrent pendant quelques années, prirent des proportions inattendues, devinrent un sujet de tracas pour le gouvernement de Xénon. Cependant, tout en haut de la montagne, dans le château de Xénon, les bruits alarmants étaient étouffés par les ministres. Pour ménager le roi, ils filtraient toutes les informations qui auraient pu l’effrayer.

 

Des ouï-dire vinrent renforcer les inquiétudes des villageois. Il se chuchotait que la magie était désormais enseignée quelque part dans un royaume lointain. Mais il s’agissait d’une science destructrice et obscure qui n’avait aucun rapport avec l’éducation inoffensive prodiguée à Phaïssans. De puissants maîtres préparaient les apprentis à la connaissance d’un art néfaste. Leur unique objectif était d’asservir les populations et de dominer le monde. La rage au cœur, Jahangir les avait rejoint pour préparer sa vengeance. Ces croyances infondées achevèrent de dénigrer le métier de sorcier au royaume de Phaïssans.

 

Après un certain temps, les rumeurs cessèrent de circuler, comme si elles s’étaient évaporées. La méfiance réciproque perdura entre les habitants. Mais tout se passait dans le secret le plus absolu, les apparences étaient sauvegardées. La loi du silence s’installa. Il était plus commode d’ignorer les commérages pour ne pas vivre constamment dans la peur de la vengeance de Jahangir. Certains audacieux continuèrent à prétendre que le savoir du magicien avait outrepassé celui de ses nouveaux maîtres. Ils disaient aussi qu’après avoir reçu leur enseignement, Jahangir avait exterminé ses prestigieux professeurs. Son ambition était de devenir l’unique magicien maître de l’univers. 

 

Puis, les années passant, le souvenir de Jahangir et de ses menaces s’estompa petit à petit dans l’inconscient collectif. Le sorcier et sa malédiction finirent par tomber dans l’oubli. Néanmoins, l’école de magie de Phaïssans ne rouvrit jamais. La sorcellerie était une pratique très ancienne à Phaïssans, antérieure à la création de l’Académie Royale. Désormais, quelques rares familles détenaient encore des savoirs magiques qu’elles se transmettaient en secret depuis des générations. Cependant, malgré les rumeurs et les révélations qui circulaient à ce sujet dans les villes et les villages, la plupart des habitants de Phaïssans préférèrent penser que la magie avait disparu du royaume. 

 

Lorsqu’il partit pour l’Académie, Martagon ressentit la séparation d’avec les siens comme un abandon. Quitter le foyer familial et ses frères et sœurs fut une déchirure douloureuse. Il la referma à force de s’imposer l’oubli et le pardon. Mais à partir du moment où il entra à l’école de magie, il rompit les relations avec les siens. Pour ne pas rouvrir ses blessures qui ne guérissaient pas, il ne revint jamais dans la maison de son enfance. Il trouva sa consolation dans une vie simple en pleine nature.

 

Devenu adulte, il habitait humblement dans sa petite chaumière isolée. Se souvenant de son apprentissage de sorcier, il gagnait sa vie en fabriquant quelques potions et philtres magiques de faible pouvoir. Il les vendait aux paysans des villages alentour, en leur promettant que ces philtres les aideraient à améliorer leurs récoltes ou à trouver l’âme sœur. Ce commerce lui assurait une petite subsistance qui lui suffisait. Grâce aux piécettes récoltées ici ou là, il achetait à la ville ce qu’il ne pouvait pas trouver dans la nature.

 

Rien ne semblait devoir troubler son existence paisible, pas même la venue d’un chat noir aux yeux d’or. L’animal avait élu domicile à l’intérieur de la maison champignon. Un matin, il s’installa chez le sorcier sans y être invité et y demeura. Dès son arrivée, il s’adapta aux rythmes et rituels de Martagon. Il lui rapportait toutes sortes de mulots, souris et oiseaux qu’il chassait aux alentours. Martagon n’avait pas le courage d’utiliser des extraits de ces pauvres créatures pour compléter ses préparations. La plupart du temps, il enterrait le butin de chasse du félin. Le chat n’avait pas de nom. Peu de temps après l’arrivée du chat, un corbeau se glissa par le trou de la cheminée à l’intérieur du champignon. Il emménagea également chez Martagon. Perché sur une poutre inaccessible, il narguait le chat tout en lissant ses plumes de jais. Martagon s’amusait à les voir s’épier sans jamais s’approcher l’un de l’autre. Ils se détestaient et se toléraient à peine. Il donna un nom au corbeau, il l’appela Helmus.

 

Un beau jour, alors que le sorcier était dans la forêt en quête d’une fleur bien particulière qu’il peinait à trouver, une femme minuscule qui marchait sur le chemin d’un pas pressé le heurta violemment. Le choc la fit chuter. Elle roula sur le sol et se releva en brossant ses vêtements couverts de brindilles. Elle était aussi petite et ronde que Martagon était grand et maigre. Il s’était accroupi sur le sol pour glaner la fleur rare qu’il cherchait sous un tapis de feuilles mortes. Il se redressa soudain de toute sa hauteur. Il déplia ses longues jambes terminées par ses souliers pointus. Comme il avait rabaissé sa capuche pour mieux voir, sa tête était auréolée de ses cheveux bruns hirsutes. Ses yeux verts couleur de mousse étincelaient de mécontentement.   

 

– Qui es-tu pour me bousculer ainsi ? dit-il d’une voix grave.

– Je suis Guillemine, répondit la petite créature du tac au tac. Désolée si je ne t’ai pas remarqué sur le chemin. Mais il m’était impossible de te voir. Ton manteau a l’aspect et les couleurs de la forêt.

– Excuse-toi ! s’exclama Martagon, estomaqué par l’aplomb de Guillemine.

– Pourquoi m’excuserais-je ? risposta-t-elle. Tu n’as qu’à porter des vêtements colorés. Comment veux-tu qu’un passant puisse t’apercevoir quand tu fais je ne sais quoi à quatre pattes par terre !

– Quel toupet ! murmura Martagon. Ce que je fais ne te regarde pas. Et nul n’a à me dire comment je dois m’habiller.

– Mais que cherches-tu ? reprit Guillemine en regardant la besace rebondie qui pendait de l’épaule de Martagon.

– Rien qui puisse t’intéresser, répliqua le sorcier.

– Ha ! mais  je vois ce que tu fais, fit Guillemine avec une grimace moqueuse. Monseigneur cherche des plantes pour fabriquer des potions magiques.

– C’est exact. Si tu as besoin d’un philtre d’amour, tu peux t’adresser à moi, répondit Martagon dont la voix s’adoucit.

– Je n’ai pas besoin d’un philtre d’amour, dit Guillemine. J’ai besoin d’un toit pour la nuit et d’un repas chaud. Je ne sais pas où loger et le soir descend vite. L’orage arrive, je sens la pluie qui tombe déjà. Peux-tu m’accueillir dans ta maison ?

 

Martagon ressentit comme un coup de poing dans son ventre. Il n’avait aucune envie que la tranquillité de sa demeure soit perturbée par une étrangère excentrique et sans gêne. Par instinct, il sentait que cette femme allait bouleverser sa vie. Elle ne paraissait pas du genre à rester pour une simple nuit. Elle cherchait un abri pour longtemps. Il décida tout de suite de refuser.

 

– Ma maison est très petite, dit-il. Il n’y a pas de place pour toi. Si tu continues ton chemin, tu trouveras une auberge où tu pourras louer une chambre confortable.

– Je ne veux pas aller dans une auberge ! s’écria Guillemine en piétinant de rage. Je n’ai pas de quoi payer. Et personne ne doit savoir que je suis ici. Je veux aller chez toi.

 

Elle était très en colère. Son visage était devenu tout rouge et tout gonflé. Elle se précipita vers les arbres autour d’elle et se mit à donner des coups de pieds dans les troncs. A peine touchait-elle un chêne ou un sapin avec la pointe de sa botte que celui-ci s’écroulait par terre. Les racines arrachées et les branches brisées reposaient sur le sol, comme autant de bras morts. C'était un spectacle déplorable et désolant qui toucha Martagon au cœur.

 

Il était stupéfait par tant de violence. Il détestait par-dessus tout qu’on fasse du mal aux arbres qui mettent si longtemps à se développer, a fortiori sans aucune raison valable. Il sentait la colère monter en lui, bien que ce ne fût pas un trait habituel de son caractère. Mais il ne voulait pas céder aux courroux. Craignant une réaction bien pire de la petite femme vis-à-vis des arbres, il essaya de lui parler calmement.

 

– Et pourquoi voudrais-tu rester incognito ? s’enquit Martagon. Quelqu’un te poursuit et te veut du mal ?

– Pas tout à fait, riposta Guillemine. Mais je n’ai pas d’argent et je ne veux pas qu’on me reconnaisse. 

– Est-ce que c’était la peine de détruire de si beaux arbres, juste pour réclamer un toit pour dormir ? Ta réaction était disproportionnée ! Tu ne pouvais pas faire autrement ? bougonna Martagon en contenant de moins en moins sa désapprobation.

– Mais regarde autour de toi ! s’écria Guillemine avec un rire moqueur. Il ne s’est rien passé.

 

Martagon leva ses yeux qui firent le tour de la clairière. Tous les arbres se dressaient devant lui comme si la scène à laquelle il avait assisté n’avait existé que dans son imagination.

 

– C’était une pure illusion, expliqua Guillemine. Pour te montrer que je ne plaisante pas.

– Tu as de drôles de façons de faire, riposta Martagon, mécontent de s’être fait piéger par cette créature envahissante. Des méthodes de sorcière.

– C’est normal car j’en suis une. Allons, emmène-moi dans ta demeure et je te montrerai où trouver une Orbulis noire, ajouta Guillemine.

– Comment sais-tu que je cherche cette plante ? s’écria Martagon. Je n’en ai parlé à personne ! 

– Ce sont mes petites antennes, elles me révèlent tous les secrets ! répliqua Guillemine avec un sourire désarmant. 

– Et crois-tu que tu peux m’acheter avec des propositions aussi farfelues ? insista Martagon.

– Mais oui ! riposta Guillemine. Tu as besoin de moi. Et moi, j’ai besoin de toi. Alors, nous sommes faits pour nous entendre, n’est-ce pas ? Qu’en penses-tu ? Tu sais bien que j’ai raison.

– Humpf, grommela Martagon entre ses dents.

 

Il comprit à cet instant qu’il ne pourrait pas résister longtemps à l’emportement, au charme et à la science de Guillemine. Et il avait très envie d’apprendre comment elle avait pu deviner le nom de la fleur qu’il cherchait. Il ne connaissait pas l’étendue de ses pouvoirs magiques. Ce qui le surprendrait le plus, c’était de voir comment et où elle allait trouver cette fleur qui ne poussait que très rarement dans la forêt. La plante avait besoin d’un sol sec et de soleil pour s’épanouir. Mais son efficacité était multipliée si on la cueillait sous un tapis de feuilles mortes. C’est pourquoi Martagon se pliait en quatre depuis des jours et des jours pour en découvrir une.

 

– Montre moi ta maison, j’ai faim et j’ai froid ! dit Guillemine qui commençait à frissonner.

 

Elle ne portait pas de manteau. Elle n’avait même pas de bagage. Elle était vêtue d’une simple robe légère à manches courtes. Ses cheveux clairs étaient tressés et rassemblés en une fine couronne au-dessus de sa tête. Le vent avait fraîchi et forci soudainement. Il soufflait par rafales qui soulevaient les amas de feuilles mortes et les faisaient tourbillonner. L’orage grondait au loin. Bientôt, de grosses gouttes molles se mirent à tomber autour de Guillemine et de Martagon. 

 

Le sorcier était pris au piège, il devait rentrer chez lui au plus vite sous peine d’être trempé et de mouiller sa précieuse cargaison. Mais s’il partait maintenant, Guillemine le suivrait forcément. Il n’avait pas le temps de réfléchir à toutes les complications que l’installation de cette femme chez lui impiiquaient. Il lui aurait fallu du temps pour se décider, peser le pour et le contre, chercher d’autres solutions. Il restait debout, les bras ballants, sans bouger. Pour ajouter à son hésitation, une bourrasque balaya le sol devant eux. Guillemine se pencha vers l’avant et cueillit une minuscule fleur noire qui se cachait entre les feuilles et la mousse. Ses couleurs étaient si ténues qu’elle se confondait avec son environnement. Seules des pupilles exercées pouvaient la repérer au milieu des débris végétaux.

 

– L’orbulis noire dont je t’ai parlé, dit-elle en tendant la précieuse plante à Martagon.

 

Martagon saisit la fleur du bout de ses doigts et la regarda avec passion. Les gouttes avaient encore grossi autour d’eux et la pluie commençait à tomber dru.

 

– Alors, que faisons-nous, s’enquit Guillemine en le regardant droit dans les yeux.

 

Le corsage de sa robe dégoulinait d’eau, ses cheveux s’aplatissaient et collaient sur sa tête. A leurs pieds, des ruisseaux de boue commençaient à se former et entraînaient les amas de feuilles mortes. 

 

– Décide-toi ! s’écria Guillemine.

– Suis-moi, répondit Martagon sans plus tergiverser.

 

Déployant ses longues cuisses, ses étroits mollets et son maigre buste, Martagon se mit à courir à longues enjambées. il semblait voler au-dessus du sol comme un insecte aux fines pattes. Guillemine courait derrière lui de toute la force de ses petites jambes en essayant de le rattraper. Grâce à sa haute taille, elle ne le perdait pas de vue. Mais le sol était glissant. Plus d’une fois l’un et l’autre faillirent tomber. 

 

Il ne leur fallut que quelques minutes pour approcher la maison champignon. Arrivé le premier, Martagon poussa la porte et s’engouffra à l’intérieur, Guillemine sur ses talons. Ils étaient trempés et grelottants. Dehors, la pluie faisait rage. Les gouttes tombaient avec force sur les carreaux de la petite fenêtre. Elles formaient un rideau d’eau si épais qu’il n’était plus possible de distinguer quoi que ce soit à l’extérieur.

 

Dans la pièce ronde, la cheminée ronronnait. De grosses bûches brûlaient dans l’âtre sous le chaudron bouillonnant. Le chat était roulé en boule sur un coussin près du feu et dormait d’un œil. Il ignora la nouvelle venue tandis que le corbeau, perché sur sa poutre, l’observa de ses yeux perçants. Guillemine fit une grimace en apercevant les deux animaux.

 

– Voici le chat et Helmus le corbeau, dit Martagon. Ils habitent ici.

 

Il ôta sa houppelande qu’il accrocha à un clou près de la cheminée. Sous son manteau, il portait une longue robe qui s’arrêtait juste au-dessus des chevilles. Ses souliers pointus dégoulinaient d’eau et de boue. Il s’approcha du feu et s’assit sur un petit tabouret. Puis il se retourna vers Guillemine. Il lui fit signe de venir s’asseoir à côté de lui pour se réchauffer. Il s’aperçut alors qu’elle était sèche et vêtue d’une nouvelle robe en laine rouge foncée. Ses cheveux clairs étaient dénoués et pendaient autour de son visage. Il sursauta en constatant qu’Helmus était venu se percher sur son épaule. Mais en y réfléchissant bien, il n’était pas plus étonné que cela.

 

– On est bien chez toi, murmura Guillemine en s’approchant du sorcier.

 

Elle tendit ses mains vers l’avant, comme pour absorber la chaleur des flammes qui crépitaient dans l’âtre. Le chat qui sommeillait toujours sur son coussin ouvrit un œil en levant la tête. Il jeta un regard morne sur Guillemine, puis reposa son menton sur ses pattes, baissa la paupière en laissant une mince fente entrouverte et se rendormit.  

 

– Que prépares-tu dans ce chaudron ? demanda-t-elle.

– Tu es bien curieuse, répliqua Martagon.

– Ne te fâche pas, fit-elle. Je sais que tu es un sorcier. 

– Tout le monde le sait, riposta Martagon. Ce n’est pas un secret.

– Bien sûr. Mais alors pourquoi te caches-tu au fond de la forêt et deviens-tu invisible sous tes vêtements végétaux ?

– Parce que j’aime la tranquillité et je veux qu’on me laisse en paix, répondit Martagon.

– J’ai une mauvaise nouvelle pour toi, dit Guillemine. Ta quiétude est terminée, car je vais m’installer chez toi.

– Je m’en doutais, soupira Martagon.

 

Il comprenait amèrement que la rencontre inopinée dans la forêt et l’orage avaient été orchestrés pour l’obliger à accepter la venue de Guillemine. Il en fut certain lorsqu’il leva les yeux et vit par la fenêtre que le beau temps était revenu. Le ciel était bleu et un soleil généreux illuminait la pièce. Il se tourna vers Guillemine qui lui souriait.

 

– Je ne crois pas que tu le regretteras, fit-elle. Je connais la magie moi aussi. Tu en as déjà eu quelques aperçus. Nous allons pouvoir partager nos savoirs.

 

Guillemine fit le tour de la pièce et avisa un escalier qui descendait vers le sous-sol.   

 

– Fais-moi donc visiter ta maison, dit-elle en se tournant vers Martagon. Je voudrais voir ton laboratoire en bas.

– Comment sais-tu qu’il y a un laboratoire en bas ? demanda Martagon qui se doutait que sa question était stupide.

– Je viens de te dire que je suis magicienne moi aussi, répondit Guillemine. Je vois des choses que les autres ne voient pas.

– Où as-tu appris la magie ? questionna Martagon, je ne t’ai jamais vue à l’école de Phaïssans.

– Je ne suis pas allée à l’école pour devenir sorcière, fit Guillemine. Ce sont mes ancêtres qui m’ont transmis leur savoir. Et je ne suis pas d’ici.

– Suis-moi, murmura Martagon en se dirigeant vers les marches qu’il dévala quatre à quatre, Guillemine sur ses talons.

 

Martagon avait compris qu’il n’était pas de taille à lutter contre une magicienne dont les connaissances avaient été accumulées depuis la nuit des temps. Il ne s’obstinerait pas inutilement à la combattre, il avait déjà cédé à la volonté de cette petite créature. 

 

Ils parvinrent au bas de l’escalier. La cave avait été creusée profondément sous terre. Elle était vaste et bien organisée. Des étagères couraient le long des parois, où s’alignaient de nombreux grimoires. Ils provenaient des études de Martagon à l’école de magie. Leur état presque neuf attestait qu’ils avaient peu servi. Il y avait aussi des cahiers où il écrivait les comptes rendus de ses expériences, des bocaux où trempaient des formes sombres dans des liquides opaques, des flacons mystérieux et des pots de toutes tailles et toutes formes. Tout était propre, astiqué et numéroté. Au centre de la pièce, se trouvait une sorte d’établi de bois. Sur sa surface lisse étaient posés des ustensiles de métal et de verre. Dans le fond, une grosse cheminée contenait un chaudron qui bouillonnait. Le conduit de fumée rejoignait celui de l’âtre du rez-de-chaussée. Helmus quitta lourdement l’épaule de Guillemine et vint se poser sur le manteau de la cheminée. 

 

La sorcière se mit à explorer les rayons chargés de manuels. Elle feuilletait quelques pages et reposait l’ouvrage ou bien le laissait négligemment tomber par terre. 

 

– Tu peux jeter celui-ci, disait-elle en désignant un livre qui gisait sur le sol. Il ne te servira jamais à rien. Je crois que tu t’en es déjà rendu compte, car tu ne l’as jamais lu. Ça se voit. Celui-ci, par contre, te sera très utile.

 

Elle parcourut ainsi toute la bibliothèque et la vida de plus des trois quarts de son contenu en quelques minutes. Elle paraissait très sûre d’elle, ce qui avait pour effet d'exaspérer Martagon. Il se taisait mais bouillait d’impatience. Assis sur un tabouret à côté de la table, il tambourinait le bois du bout de ses doigts pour se calmer.

 

– Excuse-moi, s’écria soudain Guillemine d’un ton léger. Je m’autorise à faire une petite mise à jour de ta littérature de sorcellerie. Elle est soit obsolète, soit incomplète. Je vais devoir la remettre à niveau. Tu es loin d’être à jour des nouveautés. 

 

Avant que Martagon ait pu répondre, Guillemine leva la main et les rayonnages vides se remplirent d’une multitude de livres. Il y en avait de toutes sortes, des épais, des minces, des grands pleins de croquis et de formules. Certains avaient des couvertures de cuir, d’autres étaient de simples rouleaux de papyrus ou de parchemin enfermés dans des cylindres. Les volumes jetés à terre avaient tous disparu. 

 

Stupéfait, Martagon se leva d’un bond et se précipita vers les étagères. Il extrayait des ouvrages au hasard et regardait les contenus.

 

– Ça alors ! s’exclamait-il, je n’aurais jamais pensé voir ce grimoire ici en feuilletant quelques pages couvertes de runes obscures. C’est une pure merveille. Il en existe très peu d’exemplaires. Comment as-tu pu te le procurer ?

– Tu mesures maintenant l’intelligence que tu as de m’accueillir chez toi ? répondit Guillemine avec un sourire. Tu as tout à y gagner.

– Mais comment fais-tu pour transporter tous ces livres ? Tu n’as même pas de sac ! répliqua Martagon totalement exalté.

 

Il sautait d’un rayonnage à l’autre, en dépliant habilement ses longues jambes pour éviter de faire tomber les cornues et les alambics posés sur le sol. Guillemine continuait d’afficher un sourire indéfinissable.

 

– Bon, maintenant que tu as compris qui je suis, nous avons à parler, dit Guillemine. Je veux que tu saches pourquoi j’ai échoué ici. Comme je te l’ai expliqué, je descends d’une longue lignée de sorciers et de sorcières. Dès mon plus jeune âge, ma famille m’a enseigné la magie. Il se peut que parmi tous mes oncles et tantes, cousins, grands-pères, grands-mères et aïeux, l’un d’entre eux ait fait une erreur en m’éduquant, ou m’ait envoyé de mauvaises ondes. Peut-être ma mère a-t-elle été ensorcelée pendant sa grossesse. Bref, je ne sais pas. Le résultat est que je suis la victime d’une malédiction. Et bien que je sois une magicienne très douée, j’ai un caractère épouvantable. 

– Très douée ? s’étonna Martagon. Mais alors, que viens-tu faire dans ce coin perdu ? Il n’y a que de modestes magiciens à Phaïssans. Je ne tiens pas compte de Jahangir car il a quitté les lieux depuis longtemps. Si tu cherches à être soignée par des enchanteurs d’envergure, tu n’es pas au bon endroit. Tu n’en trouveras pas ici. Mais quelle est donc cette malédiction dont tu as parlé ?

– Je te raconterai plus tard, quand j’aurai le temps, répliqua Guillemine. Tu veux savoir pourquoi je suis ici ? C’est à cause de mon mauvais caractère. On m’a chassée de chez moi. Plus personne ne me supporte à  Astarax. 

 

Guillemine à  cet instant eut l’air contrit.

 

– Astarax ? C’est là d’où tu viens ? demanda Martagon.

– Oui, c’est là-bas que vit ma famille. Il y a une importante communauté de sorciers. Ils habitent dans un quartier excentré, près du bord de mer. Tout le monde se connaît, tout le monde sait combien je suis odieuse. Mais je t’assure, ce n’est pas de ma faute, c’est plus fort que moi. Je suis en quelque sorte possédée.

– Ah, je vois ! Cela promet pour notre cohabitation, murmura Martagon en aparté.

– Je t’entends, répliqua Guillemine, j’ai l'ouïe fine. Ou du moins exercée. Rassure-toi, je n’ai pas l’intention de rester trop longtemps. Je ne vais pas m’imposer à toi.

– Quelle bonne nouvelle ! ironisa Martagon.

– Bien sûr que j’ai envie de rester chez toi, riposta la petite sorcière en éclatant de rire. Je me sens si bien ici !

 

Martagon était décontenancé. Guillemine éprouvait des scrupules à le tromper si effrontément. Il la regardait de ses grands yeux naïfs et elle ne lui racontait que des mensonges. Ou presque. Elle n’avait pas été expulsée de chez elle. Elle s’était enfuie pour échapper à l’emprise de sa grand-mère. Mais elle ne voulait pas que Martagon le sache. Il y aurait eu trop de choses à expliquer. Sa situation était compliquée à comprendre pour une âme simple et proche de la nature, comme l’était l’homme qu’elle venait de choisir pour époux. Alors elle s’inventait des prétextes. Elle n’éprouvait qu’une seule contrariété, la présence d’Helmus. Elle n’avait pas prévu de retrouver le corbeau déjà installé dans la maison champignon. Il venait de la maison d’Astarax, probablement missionné. Tant pis. Ses faits et gestes seraient rapportés. Mais elle avait une certaine confiance dans l’oiseau, il ne la trahirait pas totalement. Il ne préciserait peut-être pas exactement le lieu où elle se trouvait. Quant au chat, elle l’avait emmené avec elle, mais il s’était sauvé en route. Et voici qu’elle le retrouvait, sain et sauf après sa fuite, endormi près de la cheminée. Il était son ami et ne lui ferait aucun mal. Du moins elle voulait s’en persuader. Décidément, pensa-t-elle, sa rencontre avec Martagon ne semblait pas fortuite.

 

– Dans ce royaume, tout près d’ici, vit la reine Roxelle, reprit Guillemine. C’est elle que je voudrais consulter. Elle pourrait peut-être m’aider à guérir, ou même lever la malédiction.

– Es-tu bien certaine de pouvoir la rencontrer ? interrogea Martagon. Je ne l’ai jamais vue. On dit qu’elle est seulement une légende. 

– Elle existe bel et bien, rétorqua Guillemine. Tu ne la connais pas car elle vit cachée. Mais dans l’univers des sorciers, la reine des Ténèbres est réputée. Elle descend d’une lignée très ancienne de magiciennes. 

 

Comme toute la population de Phaïssans, Martagon avait entendu parler de Roxelle sans jamais l’apercevoir. Selon les dires, elle habitait un palais souterrain. Seules quelques vieilles diseuses de bonne aventure auraient pu certifier qu’elles connaissaient l’emplacement secret de sa demeure. Bien qu’il subsistât de nombreux doutes sur elle, Roxelle avait la réputation d’être une sorcière de haut niveau. 

 

– Roxelle ne se montre jamais dans le monde extérieur, dit Martagon. Pour la rencontrer, puisque tu affirmes qu’elle existe, Il faudra que tu trouves son château. Personne ne pourra t’aider.

– Je la trouverai, grâce à mes petites antennes ! s’exclama Guillemine qui ne pouvait s’empêcher de taquiner Martagon. Elles me guident partout. C’est grâce à elles que je t’ai croisé. Enfin … j’exagère … je savais parfaitement qui tu étais quand je t’ai heurté et que je suis tombée. On m’avait parlé de ta maison champignon. Elle m’a paru être un lieu idéal pour mon séjour. Et je me suis dit que tu devais être quelqu’un de spécial pour vivre dans une chaumière si étrange.

– J’aime la nature et la tranquillité, c’est tout, bougonna Martagon. Qui t’avait parlé de moi ?

– Des gens que j’ai rencontrés en route, répondit Guillemine. Tu es connu par ici.

– Bien trop à mon goût, murmura Martagon.

– Ta maison est un enchantement, Martagon, fit Guillemine. Elle a juste besoin d’une présence féminine pour la rendre un peu plus confortable et la faire vibrer. Et n’oublie pas que j’ai merveilleusement garni ta bibliothèque des meilleurs ouvrages de sorcellerie qui soient. 

 

Elle redressa un ou deux objets mal disposés sur l’établi, essuya quelques poussières tombées sur un alambic et se tourna vers Martagon.

 

– Maintenant que nous avons amplement fait connaissance, reprit-elle, je dois t’avouer que j’ai grand faim. Invite-moi à partager ton repas. Helmus !

 

Le corbeau voleta dans la pièce et vint se poser sur son épaule.

 

– Avais-tu envoyé le chat et Helmus en éclaireurs chez moi avant ton arrivée ? s’enquit Martagon.

– Ils vivaient avec moi à Astarax, dit Guillemine. Je suis partie avec mon chat mais il s’est échappé. Quant au corbeau, quelqu’un a dû l’envoyer. Ils ont découvert ta maison champignon avant moi et savaient que c’était là que je viendrais. Les animaux ont un instinct étrange et très puissant, ils devinent tout. C’est pourquoi ils m’ont précédée et se sont installés chez toi depuis un certain temps. J’ai mis longtemps à les rejoindre. Tu sais bien que j’ai de petites jambes, je ne marche pas vite.

– C’est le chat qui est venu le premier, poursuivit Martagon. Pourtant, il ne doit pas être aussi rapide qu’un oiseau.

– Le corbeau a dû traîner en route. Il aime prendre son temps, répondit Guillemine.

– Son fameux instinct doit être bien moins puissant que celui du chat, ironisa Martagon.

– Absolument, fit Guillemine en éclatant de rire. Leur présence ici m’a rassurée à mon arrivée. Je ne demeurerais pas chez toi si tu étais un vieux bougon acariâtre ou si ta maison sentait mauvais. 

– Je suis content de savoir que je ne suis pas un grincheux antédiluvien et que ma chaumière n’est pas moisie, grommela Martagon. 

– Tu as bien de la chance, car une maison champignon pourrait dégager des odeurs désagréables, ajouta Guillemine. Mais non, tout va bien, ça sent bon et j’adore ta maison.

 

Martagon lui indiqua l’escalier et ils gravirent les marches de la cave jusqu’à la pièce principale.

 

– Et je te raconterai l’histoire de la reine Roxelle pendant que nous mangerons, ajouta Guillemine en atteignant le palier. Que me proposes-tu pour dîner ?

– Veux-tu des champignons ? ne put s’empêcher de dire Martagon. J’en ai de toutes sortes, des gros, des petits, des comestibles et des vénéneux.

– Non merci, tu es généreux, mais les champignons je n’en mange pas, ironisa Guillemine. Je les utilise autrement. A ce propos, sais-tu que mon véritable nom est Amanite ? Et je peux bien te l’avouer, je suis abominable et cruelle, et j’empoisonne les gens. Mais je viens d’une famille tout aussi atroce. Alors je crois avoir droit à un peu de compassion.

 

Interdit, Martagon la regardait lui parler. Il se demandait qui était cette créature qu’il avait devant lui. Il n’arrivait pas à la cerner. Elle changeait sans cesse de comportement et de discours. Elle mentait à chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Il ne savait plus sur quel pied danser avec elle. Dérangé dans ses habitudes de garçon solitaire, et sa lenteur bousculée par la vivacité de Guillemine, il ne savait pas quelle attitude adopter. Le voyant tétanisé et incapable de faire quoi que ce soit, Guillemine perdit patience et décida de s’occuper de tout. 

 

D’un geste de la main, elle dégagea la table de tout ce qui s’y trouvait, puis la recouvrit d’une nappe à carreaux. Des bols de terre cuite remplis de soupe apparurent, accompagnés de miches de pain croustillantes, d’un fromage moelleux et d’un saladier de poires mûres et juteuses. Des godets remplis de cidre et un pichet plein à ras bord trônaient à côté des plats.

 

– Je dois tout faire ici, soupira–t-elle. Viens donc dîner, je meurs de faim. 

 

Ils s’assirent l’un en face de l’autre sur les bancs placés autour de la table. La soupe était délicieuse, chaude à point. Elle dégageait un fumet subtil de légumes et d’épices. Martagon se régalait tandis que Guillemine ne cessait de parler. Il avait déjà fini son potage alors qu’elle n’avait avalé qu’une cuillerée.

 

– Roxelle hait le roi Xénon, expliqua-t-elle, avec qui elle a eu une fille illégitime, Zilia. Xénon l’a répudiée une fois qu’il a appris qu’elle était grosse de lui. Tu te rends compte d’un camouflet pour la reine ?

– Enfin elle n’est pas la reine puisque le roi ne l’a pas épousée, articula Martagon entre deux bouchées de pain. Il avait le droit de ne pas la croire.

– C’est la reine des Ténèbres. Et à mon avis elle ne ment pas. Zilia est bien la fille de Xénon.

– Certes, convint Martagon.

– Roxelle habite un palais souterrain. Il me faut le découvrir pour la rencontrer, ajouta Guillemine.

– Roxelle est-elle une guérisseuse ? questionna Martagon. Dans les rumeurs qui courent sur elle, on parle plutôt de magie maléfique. Pourquoi ne chercherais-tu pas à voir Jahangir ? Il est très puissant, il pourrait sûrement te guérir. Mais nul ne sait où il se trouve.

– Hum, fit Guillemine. La réputation de Jahangir n’en fait pas quelqu’un de fréquentable. Je crois que je ne vais pas choisir cette option et me concentrer sur la visite à Roxelle.

– Tes fameuses petites antennes te serviront utilement, ironisa Martagon en coupant un gros morceau de fromage. Si tu me racontais un peu les choses odieuses que tu fais qui ont poussé ta famille à te chasser de chez eux ? 

– Oh là là ! s’écria Guillemine, si je me mets à énumérer tout ce qu’on me reproche, on ne dormira pas cette nuit. Il y a trop à dire.

– Quelques exemples suffiront, dit Martagon pour l’encourager à en révéler davantage. Je ne peux pas croire qu’une famille atroce comme la tienne t’ait expulsée d’Astarax.

– Ne le crois pas si tu veux, c’est la réalité, répliqua Guillemine avec un petit sourire.

– Je crois plutôt que tu as un très bon caractère, insista Martagon. Et que tu n’as pas supporté les abominations perpétrées par les tiens. 

– Je te dis que c’est tout le contraire, tu dois me faire confiance. Tiens, voici ce que je peux faire quand je m’énerve, ajouta Guillemine qui pensait que Martagon n’était pas aussi naïf qu’il en avait l’air.

 

Aussitôt l’obscurité fut complète dans la pièce ronde. La cheminée s’éteignit. Un vent glacial pénétra par la porte qui s’ouvrit brutalement. Des cris atroces retentirent, ils semblaient provenir du premier étage. Puis des grognements, des chocs et des bruits de verre cassé montèrent du sous-sol, comme si des créatures monstrueuses ravageaient le laboratoire. Martagon ne pouvait s'empêcher de trembler devant cette brutalité. Il ne savait pas où cette magie allait le mener. Était-ce encore une illusion orchestrée par Guillemine ? Ou bien répandait-elle le chaos pour son simple plaisir ? Il ne voyait pas son visage dans le noir absolu, mais il sentait sa présence qui bougeait autour de lui. Était-ce bien elle d’ailleurs ?

 

– Ça me suffit, parvint-il à articuler quand son perplexité s’atténua quelque peu. Je te crois.

– Enfin ! rugit-elle.

 

La lumière revint. 

 

– Ton laboratoire est hors d’usage, avoua-t-elle. J’ai été obligée d’y aller fort car tu doutais toujours de moi. Tu vas devoir tout reconstruire. 

 

À ces mots, Martagon se leva précipitamment et dévala les escaliers de la cave. Il poussa un cri de désespoir en voyant son beau laboratoire complètement détruit. Tout son matériel et les étagères couvertes de livres précieux étaient sens dessus dessous. Les pages arrachées et déchirées avoisinaient avec les alambics tordus, les cornues percées et les débris de verre. Le contenu des flacons gisait au milieu du capharnaüm qu’avait créé Guillemine. Les flammes de la cheminée commençaient à dévorer le papier et de partout jaillissaient des étincelles. 

 

Hurlant de rage, Martagon grimpa les marches, prêt à se jeter sur Guillemine pour la secouer avec vigueur. Elle était assise tranquillement à table et pelait une poire avec un petit couteau. Il s’arrêta net tandis qu’elle le regardait avec un sourire narquois.

 

– Tu voulais me faire du mal, Martagon ? dit-elle sereinement. Tu sais, je crois que je t’aime beaucoup. 

– Je te déteste, rugit Martagon. Quitte ma maison sur le champ !

– Allons, viens finir de dîner, poursuivit Guillemine. Après une bonne nuit de sommeil, je t’aiderai à tout réparer.

– Il y a le feu en bas ! fulmina Martagon.

– Calme-toi. Tout ira bien demain. Tu as promis de me faire confiance.

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