Chapitre 1

Par Gabhany
Notes de l’auteur : Bonjour à vous qui passez par ici !
Voici donc la nouvelle version de l'Appel de la Mère. J'ai terminé le premier jet en avril 2021, cette réécriture dans la foulée, et j'aimerais la terminer d'ici la fin de l'année.
Bienvenue donc à ceux qui ne connaissent pas encore mon impétueuse Kiaraan, et bon retour à celles et ceux qui connaissent la première version et qui repasseront peut-être par ici.

La douleur dans mes muscles crispés sous l’effort. Le souffle haché, le cœur qui tambourine, la sueur sur mon front. L’allégresse qui court dans mes veines et sur ma peau. La force qui électrise mon corps et me pousse toujours plus loin.

Extension. Un pas en arrière. Garde haute. Inspire. Expire. Extension. Le choc, enfin.

Les coups répétés de ma lame contre l’écorce de l’arbre. Les meurtrissures que je lui inflige comme témoins de ma détermination, de ma rage à devenir toujours plus forte.

L’aveuglement à tout ce qui n’est pas mon effort. Les raisons qui me poussent à reprendre mes enchaînements, encore et encore, nuit après nuit.

Je serai prête. Personne ne m’arrachera la seule famille qui me reste. Je le lui ai juré.

*

Adossée au mur de la maison, la tête renversée en arrière, Kiaraan contempla le ciel qui semblait hésiter entre le jour et la nuit en sifflotant doucement. C’était le moment de la journée qu’elle préférait. Seule, à contempler les étoiles qui pâlissaient pendant qu’elle reprenait son souffle. Sans responsabilités, sans inquiétudes. La fraîcheur de l’herbe humide sous ses mains, la brise vivifiante qui faisait frissonner sa peau moite.

Le soleil passa enfin au-dessus de la crête montagneuse et l’éblouit un instant Comme si c’était le signal qu’elle attendait, Kiaraan se redressa tant bien que mal, les membres rompus, et inspira longuement une dernière fois avant de rentrer.

Comme par réflexe, elle passa la main sur son tatouage. Ces trois flèches entourant son avant-bras gauche étaient tout ce qui lui restait de son père. Il y avait si longtemps qu’il avait disparu que la jeune fille se souvenait à peine de ses traits. En revanche, elle se rappelait parfaitement la promesse qu’elle lui avait faite alors que l’encre pénétrait à l’intérieur de sa peau.

Prendre soin de sa famille. Protéger sa famille.

Kiaraan ferma les yeux un instant, priant la Mère, comme chaque jour, de ne plus jamais faillir à cette promesse. C’était déjà arrivé une fois. Une seule fois, mais jamais elle ne se le pardonnerait. Jamais elle n’oublierait la vision de sa sœur, ses poignets recouverts de sang, à genoux sur le perron de leur ancienne maison. Jamais.

Elle se passa une main sur le visage et se frotta les joues pour se reprendre. Elle ramena en arrière son épaisse chevelure châtaine. Plusieurs mèches récalcitrantes s’échappèrent de sa poigne, et elle soupira avant de rentrer dans la maison pour regagner sa chambre.

—  Kiaraan ? interrogea une voix ensommeillée quand elle ouvrit la porte. Tu veux que je vienne avec toi chercher de l’eau ?

—  Non, sœurette, rendors-toi, répondit Kiaraan avec un sourire. Tu as encore le temps de te reposer.

—  Oncle Arnen demande que tu ramènes du blorren aussi, n’oublie pas.

—  Je sais, oui. Je passerai te voir ce midi à ton apprentissage.

—  Tu n’as pas besoin de…, répliqua Diorann en détournant le regard.

—  Si. Je suis là, ne l’oublie jamais.

Jetant un dernier coup d’œil à sa sœur, Kiaraan se débarbouilla et changea de vêtements. Elle voulut attacher ses cheveux, mais un ricanement de Diorann, derrière elle, la fit renoncer. Il était inutile de se leurrer, ce n’était pas maintenant, après dix-sept ans de désordre, qu’elle allait y changer quoi que ce soit.

 

Kiaraan sortit de la maison sans plus s’attarder. Il devait déjà y avoir du monde au Puits. Elle se mit à marcher à bonne allure en direction du village, une centaine de pas en contrebas. Il régnait un silence si profond parmi les arbres, que le seul son qu’elle percevait était le martèlement feutré de ses pas sur la terre. Elle entendait crisser sous ses semelles le moindre petit caillou. L’omniprésence du vert lui donnait toujours l’impression de respirer la forêt elle-même. Sur les feuilles, sur les troncs, sur les pierres du chemin, partout le vert imposait sa marque. Les anciens avaient coutume de dire que c’était le sceau de la Mère.

Elle passa à grandes enjambées devant l’enfilade de petites maisons en bois brut qui longeait le sentier descendant au village. Leurs toits pointus étaient recouverts de mousse et la végétation des jardins s’étendait jusqu’aux premières marches du seuil. Un peu écrasées par la majesté des arbres les entourant, elles n’en paraissaient que plus attirantes et chaleureuses.

Depuis que sa sœur et elle avaient dû quitter leur foyer, c’était cette convivialité que Kiaraan regrettait le plus. La demeure de leur oncle était située plus haut, sur les contreforts de la montagne, son isolement convenant mieux à un membre du Conseil. Elle était en pierre, plus grande et agréable, mais Kiaraan aurait offert n’importe quoi pour ne pas être obligée d’y vivre. Malgré son surcroît de confort, elle ne parvenait pas à s’y sentir chez elle.

En revanche, et en dépit des mois écoulés, elle se rappelait chaque recoin, chaque grincement des marches d’escalier de ces maisonnettes en bois. Elles étaient toutes identiques, mais l’une d’entre elles était bien plus belle que les autres à ses yeux. Malgré le temps passé, la dernière maison à droite du sentier était encore et toujours la sienne.

Kiaraan serra les dents en ralentissant malgré elle. C’était pareil à chacun de ses passages. Elle aurait donné n’importe quoi pour ne pas voir les fenêtres condamnées et le jardin à l’abandon, la porte hermétiquement close, mais tout la ramenait à cet endroit. Tous ses souvenirs heureux y étaient liés, même voilés par l’amertume de l’absence. Après la perte de leur père, bien des années auparavant, c’était là que sa famille s’était reconstruite.

Mais depuis la disparition de sa mère, son attachement à ce lieu se teintait d’un inconfortable ressentiment. Où était Silène ? Que lui était-il arrivé ? Pourquoi ne revenait-elle pas ?

 

La jeune fille observa encore quelques instants la maisonnette d’un regard avide. Le manque et la nostalgie lui tordaient le ventre, alimentant sa révolte et sa colère.

Il fallait qu’elle bouge. Si elle restait plantée là, elle n’allait pas tarder à se mettre à hurler. Mais elle avait quelque chose à accomplir d’abord. Se passant une main tremblante sur le visage, elle dénicha un caillou avec lequel elle grava un trait sur le chambranle de la porte. Une énième entaille pour ne pas oublier. Un accroc de plus dans son espoir de revoir sa mère vivante.

Kiaraan garda un instant la pierre dans sa main, la serrant à s’en faire mal, puis elle la jeta de toutes ses forces vers la forêt. Elle se mit à courir et ne s’arrêta que lorsqu’elle dépassa les premières demeures du bourg.

 

Kiaraan se dépêcha de traverser la Clairière et alla se placer dans la file d’attente pour l’eau. Elle salua tout le monde d’un signe bref, puis elle tourna la tête pour apercevoir le magasin du marchand de blorren préféré de son oncle. Elle soupira en constatant que là aussi, il y avait foule.

Pour patienter, elle s’efforça de se concentrer sur les gens autour d’elle. Elle les connaissait tous, au moins de vue. Il y avait des familles venues troquer de quoi préparer le repas de midi. Il y avait des gens seuls, les épaules basses et le teint gris, qui évitaient les regards et ne s’attardaient pas. Kiaraan savait, pour l’avoir vécu, que la Clairière était le lieu où les souvenirs douloureux risquaient le plus de resurgir inopinément. Elle-même pouvait se remémorer comme si c’était hier, toutes les soirées que sa mère, sa sœur et elle avaient passées, paisiblement attablées à l’auberge. Silène finissait invariablement par régaler toute l’assistance de ses chansons, pendant qu’elle-même entraînait Diorann dans une ronde endiablée. En se concentrant, elle aurait presque pu effleurer du doigt la silhouette vaporeuse de Silène.

Kiaraan se détourna brusquement et ferma les yeux. Elle n’était plus là. Elle les avait laissées.

Un groupe de jeunes de son âge se tenait un peu plus loin, à l’orée de la forêt. Elle ne l’avait pas remarqué auparavant, mais Oksa se trouvait parmi eux. Sans réfléchir, elle quitta la file et se rapprocha d’eux. Cette fille détestait se mêler aux autres. Spécialement aux autres adolescents. Alors que se passait-il ?

En quelques enjambées, Kiaraan rejoignit le petit groupe. Le regard fuyant derrière sa frange brune, Oksa faisait mine de ne pas entendre les rires et les moqueries. Kiaraan serra les poings et s’interposa en repoussant les deux garçons les plus proches.

—  Laissez-la tranquille, bande de crétins !

—  C’est bon, Kiaraan, on plaisantait juste …

—  Mais oui, on va pas la briser, ta copine, elle est pas en sucre !

—  Laissez-la tranquille, je vous dis, grogna Kiaraan en avançant d’un pas

—  Oh là là, mais c’était juste pour s’amuser ! Fais pas ta rabat-joie !

Kiaraan gronda pour toute réponse.

— Laisse tomber, Kiaraan, je n’ai pas besoin de toi, murmura Oksa de sa voix éraillée.

— Ouais, écoute ta copine ! T’auras beau t’entraîner, tu seras jamais aussi forte que nous, ricana le dénommé Rorik d’un air mauvais. Dommage, ce serait ton seul atout …ajouta-t-il en laissant courir son regard sur elle.

Sans pouvoir se retenir, Kiaraan grogna à nouveau, un son pêché au fond de ses entrailles, nourri de sa colère et de son ressentiment. Son corps se ramassa sur lui-même, prêt à bondir, à mordre et à déchiqueter. Une vague brûlante coulait dans ses veines et elle se sentait trembler.

En deux pas rapides, elle se rapprocha du garçon. Les dents découvertes, elle prit son élan et le gifla de toutes ses forces. L’autre vola à terre. Un autre pas et elle fut sur lui, en le dominant de toute sa hauteur. Elle lui jeta un regard féroce, assorti d’un sourire triomphant, et arma un coup de pied.

Deux mains la saisirent alors et la firent reculer.

— Non mais ça va pas !

— Elle est folle celle-là !

Ils filèrent en continuant de l’invectiver. Leurs mots résonnaient dans sa tête. Qu’avait-elle fait ? Que venait-il de se passer ?

— Qu’est-ce qui t’a pris ? siffla Oksa derrière elle. Tu prends vraiment n’importe quel prétexte pour déclencher une bagarre !

— Je voulais juste…

— Lâche l’affaire, Kiaraan, l’interrompit Oksa. Tu ferais mieux de te trouver un autre passe-temps, ça devient inquiétant.

Elle fila, laissant Kiaraan ébahie et légèrement mal à l’aise. Oksa avait raison, qu’est-ce qui lui avait pris de le frapper ? Pendant un instant, elle n’avait plus été elle-même. Comme si une force primitive s’était emparée de sa conscience.

Ebranlée, Kiaraan inspira profondément. Elle percevait encore l’échauffement de son sang, le grondement de cette puissance instinctive qui l’avait submergée. Elle n’avait aucune idée de ce qui lui arrivait, mais la sensation n’était pas déplaisante.

Des éclats de voix attirèrent son attention. Un homme jeune, ses cheveux bruns hérissés comme une cosse de châtaigne, s’était effondré à genoux devant l’étal d’une tisseuse. Prostré, il tenait dans une main un vêtement féminin, et de l’autre il contenait les gémissements de désespoir qui accompagnaient les larmes coulant sur ses joues.

— C’est sûrement un habit de sa femme qu’elle avait donné à ravauder, commenta quelqu’un derrière Kiaraan.

— C’est l’époux de la jeune Lexa, déclara une nouvelle voix. Pas étonnant qu’il ne puisse pas encaisser. Elle a disparu depuis plus d’une lune…

Les gens jetèrent des regards compatissants vers l’homme agenouillé, mais personne, malheureusement, n’était étonné. Ce genre de situations se produisait de plus en plus souvent.

Soudain, quelqu’un cria à quelques pas d’elle. Kiaraan sursauta. Elle crut d’abord à d’autres victimes collatérales de la Mue. Mais des gens hurlaient, des familles fuyaient, tirant à toute vitesse leurs enfants derrière elles. Kiaraan était trop loin pour voir ce qui se passait.

Elle sut qu’ils étaient tous en danger quand elle vit trois Chasseurs à l’air déterminé empoigner leurs armes et se ruer vers la lisière des bois, où un silence suspect avait remplacé les cris. La forêt elle-même avait tu ses bruissements.

Kiaraan entendit le martèlement d’une course avant de le distinguer enfin.

Un ours gigantesque accourait de toute la vélocité de son corps massif vers eux. Tétanisée, elle le regarda approcher pendant un instant infini, hors du temps. Bousculé par la cohue, un garçonnet tomba juste devant elle sans qu’elle ne bronche. Elle baissa les yeux vers lui. Sa bouche était ouverte sur un hurlement silencieux. Il semblait incapable de bouger. L’animal n’était plus qu’à quelques mètres. Kiaraan réagit enfin. Elle se rua sur l’enfant, avec l’horrible impression de se jeter dans la gueule de l’ours. Elle l’attrapa et tous deux roulèrent à terre un peu plus loin. Étonnée d’être en seul morceau, la jeune femme se releva prestement. Elle fixa son attention sur la bête. Indemne, le garçonnet émettait des cris suraigus au creux de ses bras.

 

Comme effrayé par la présence d’êtres inconnus, l’ours avait ralenti et s’était immobilisé, à l’endroit exact où elle s’était tenue un instant plus tôt. Dressé de toute sa hauteur, il lança un cri plaintif, qui résonna loin dans les montagnes environnantes. C’était un animal magnifique, au large poitrail, aux poils épais et lustrés, mais quand il reposa ses pattes avant sur le sol, Kiaraan remarqua que du sang frais poissait sa fourrure au niveau de son épaule.

À bien y regarder, la bête présentait des blessures, de profondes estafilades déchiraient son flanc gauche.

Kiaraan vit alors quelqu’un s’approcher lentement de l’ours. Ses lèvres remuaient, mais Kiaraan ne pouvait entendre ce qu’il disait. Elle le connaissait, c’était le Guérisage de Long’Ombre. Bazil était d’ordinaire un homme discret, mais Kiaraan fut subjuguée par le courage tranquille qui irradiait de lui en cet instant.

Quand il ne fut plus qu’à quelques pas de lui, l’animal se ramassa sur lui-même, comme pour bondir. Elle voulut avertir le GuériSage, mais son appel mourut dans sa gorge.

Bazil s’était brusquement redressé de toute sa taille. Il lança quelque chose à la tête de la bête. Quelques secondes après, l’animal se recroquevilla au sol, tremblant de tous ses membres, hurlant, et ses cris avaient quelque chose d’horriblement familier.

Kiaraan comprit pourquoi un instant plus tard. Là où s’était tenu l’ours, gisait maintenant un adolescent qui sanglotait.

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Nyubinette
Posté le 19/03/2024
Fantasy, jeune adulte. Quand j'ai vu les tags je me suis jetée dans la lecture. J'ai hâte d'en apprendre plus. Pour ce premier chapitre, tu as réussi à jeter directement une ambiance. On sent l'omniprésence de la nature, le caractère rebelle de l'héroïne et une partie de son histoire. J'ai hâte d'en apprendre plus sur la métamorphose mais également sur cette énergie qu'elle a ressenti.
Gabhany
Posté le 21/03/2024
Merci beaucoup Nuybinette pour ton passage ! Je susi ravie que ce début te plaise :)
MissTic
Posté le 15/02/2024
Coucou,
J'aime beaucoup entrer dans cet univers où la nature a une place prédominante, c'est un sujet qui compte beaucoup pour moi aussi. Peut-être beaucoup de prénoms différents pour un 1er chapitre, on peut s'y perdre : j'ai fait exactement la même chose avec mon 1er roman et mes bêta-lecteurs me l'ont tous fait remarqué. C'est ça la fantasy, on a toujours envie de mettre plein de personnages ^^
Nanouchka
Posté le 28/11/2022
J'ai découvert la version précédente pendant les HO, donc il n'y a pas si longtemps mais à une période où j'ai plus lu que pendant le reste de mon existence (je ne rigole qu'à moitié). J'ai l'impression que ce premier chapitre est plus condensé que le précédent, est-ce que c'est vrai ? J'ai trouvé ça dynamique, intense, bien mené. D'après moi, il te reste de la place pour allonger un tout petit peu, poser une seconde une description.

Par ailleurs, je ne suis pas certaine que tu aies besoin du début en italique : d'habitude, on met un prologue haletant pour signifier qu'il y aura de l'action afin de faire patienter les lecteurs pendant des premiers chapitres un peu lents, mais comme ton premier chapitre est une trombe d'action, j'aurais préféré commencer par cette très jolie phrase "Adossée au mur de la maison, la tête renversée en arrière, Kiaraan contempla le ciel qui semblait hésiter entre le jour et la nuit en sifflotant doucement", directement dans la tête du personnage.
Gabhany
Posté le 01/12/2022
Bonjour Nanouchka, merci d'être passée par ici <3 Oui je l'ai raccourci un peu parce que je l'avais envoyé à un concours avec une limite de longueur, et j'ai trouvé que ça rendait mieux. Mais je note ton sentiment, il est possible que j'aie un peu trop coupé !
Ah d'accord pour le début en italique, je vais y réfléchir. En fait ce passage fait écho à ce qui va se passer dans le chapitre 3, donc je veux bien que tu me dises, une fois que tu l'auras lu, si ce début te paraît toujours peu utile ou pas :)
Merci de ton passage !
MerryDeLaLune
Posté le 25/11/2022
Diantre. Ce premier chapitre donne terriblement envie de lire la suite.
J'aime bien ta façon de poser les actions, c'est fluide, sans essouffler.
Et en peu de temps tu donnes envie d'en savoir plus sur Kiaraan.
Gabhany
Posté le 01/12/2022
Bonjour Merry et merci de ton passage et de ton commentaire ! Je suis contente que le chapitre t'ait plu.
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