Chapitre 1

C'est sur les coups de 7H00 que j'ai appris la nouvelle : le satané Grand Merdier avait été déclenché dans la nuit.

En plein coeur de mon rêve d'Esther Williams !

Si la plupart des infos dramatiques sont relatées aujourd'hui par des présentateurs punchy, empreints d'une gravité calibrée quasi sans affect, il en fut tout autre pour l'annonce de cette catastrophe historique qui, pour extraordinaire, se déroula entre la pantomime cornecul et l'outrance évangélique.

Café en main, j'allume donc ma télé, et je me retrouve nez à nez avec Caleb Vilsack. Pour ceux qui l'ignorent, Caleb est le populaire météorologue de la chaine locale WTVA. Vif, sémillant, toujours tiré à quatre épingles, moult ménagères l'ont du reste baptisé l'homme aux mille cravates, et ne rechigneraient pas à poser le plumeau pour lui faire une pipouse matinale, si l'on en croit le sondologue érotomane Avril McDonough.

Moi, je n'ai aucune attirance particulière pour ce dandy décati fasciné par les tempêtes depuis sa puberté. Mais je dois admettre que Cal fait partie des rares personnes que j'apprécie sur Terre. Doué d'un optimisme incorrigible, et ce malgré la mort d'un fils happé et recraché par le sous-vortex de la tornade El Reno, Cal me chante dès l'aurore les sautes d'humeur du ciel, est capable de me rendre poétique le présage d'un vent brûlant ou d'un brouillard à couper au couteau, voire d'attendrir mon âme farouche en louant la symphonie de ces grêlons qui tintent sur nos toits jusqu'à briser nos vitres. Facétieux à souhait, il offre ainsi à mes réveils sa joie pétillante et notamment l'équilibre des puissances, l'humide et le sec, le chaud et le froid, l'amertume et la douceur, qui me donne l'impression de conserver ma bonne santé sans que j'aie forcément besoin de mettre le nez dehors.

Or ce matin, bouleversement !

Un silence de cloître, un remugle de mystère maintenu dans une atmosphère viciée, règnent dans le studio. Quelque chose cloche visiblement.

Caleb Vilsack n'est plus que l'ombre de lui-même. Disparus son sourire mainstream et ses blagounettes sur le climat qui se détraque. Je le découvre cireux, le cheveu empli de sébum, aussi lugubre que Christopher Lee dans Dracula. Et surtout, incapable de piper le moindre mot. Pire, sur le point d'étouffer, ne dirait-on pas qu'il cherche de l'air, et que cette tension suffocante semble le pétrifier ? Pauvre bougre ! Il ne fait aucun doute que son système limbique dégouline d'anxiété.

- Que pasa, amigo ? Que pasa ?

Faisant corps avec son stress, je ne souhaite qu'une chose, qu'il fasse fi de son image et libère enfin ses endorphines. Et pour cela, je le motive, je le presse.

- Vas-y Cal ! Rien n'est plus beau que les pleurs d'un homme devant ses idolâtres !

M'aurait-il entendu ?

Bingo !

Le voilà soudain qu'il s'effondre en larmes. Et j'en suis très heureux pour lui.

Somme toute, quelle peut être la source de ce malaise ?

Un cancer de la prostate de stade IV récemment infiltré aux ganglions lymphatiques qui crient à hue et à dia : métastases ?

S'est-il chopé des crêtes de coq lors d'une orgie insalubre ?

Sa femme l'aurait-elle quitté pour une fermière gomorrhéenne du Nebraska ?

Ce rébus me tarabuste. Mais je n'ai pas le temps de le déchiffrer. Conscient de la gêne occasionnée, Cal dénoue lentement sa cravate slim "savane" et tente de baragouiner quelque chose :

- Que... que vous dire du temps qu'il fera aujourd'hui ? Il ne sera pas bon... vraiment pas bon du tout !

- Comment ça, vieux, il va pleuvoir des monolithes ? je le taquine affectueusement.

- L'horreur... l'horreur horrible vient d'arriver ! Indescriptible ! Inimaginable !

- Par pitié, crache le morceau, Cal !

- Cher Jésus, s'il vous plaît, aidez-nous ! se met-il alors à hoqueter en masquant son regard bleu piscine d'une main de tragédien. Cher Jésus, au nom du Ciel, pour nos enfants, sauvez au moins la météo !

Quid de cette tranche de vieille Bible maintenant ?

Je le savais un rien grenouille de bénitier, mais là il patauge à mi-taille dans les eaux fuligineuses du Jourdain. Le John Keats des cumulonimbus a sûrement été frappé par la foudre, me dis-je.

Et voici que d'un pas sépulcral, il rejoint son écran monochromatique et persiste dans son délire de bonne soeur chahutée : 

- Voilà ! Voilà, ce qui finit par arriver lorsque l'on rit des prédictions. Voilà la preuve biblique dont se sont toujours moqués les incrédules...

Et là, silence ! Tout son réseau nerveux se relâche, il marque une pause. Comme je le comprends, du reste. C'est surpuissant, c'est prépotent, c'est un véritable tour de force de pouvoir passer ainsi de Dracula à Laurence Olivier. 

Nouvelle posture : son corps s'affaisse, se plie mollement vers l'avant, et ce bras droit qui soudain d'un geste circulaire, captivant, semble caresser un horizon imaginaire jonché de coquelicots. Est-ce une farce ? Va t-il nous faire un lumbago, en direct ?

Mais non, il enchaîne. Pas si folle la guêpe ! L'audimat le transcende peut-être, encourage sa bravoure.

- C’est par le feu que l’Eternel exerce ses jugements, c’est par son glaive qu’il châtie toute chair, et ceux que tuera l’Eternel seront en grand nombre. Envoyez les images, s'il vous plaît !... Les images, s'il vous plaît !

Mille tonnerres ! 

C'est là que je comprends enfin qu'il me faudra une maison épaisse, claquemurée et saine au possible pour me protéger de cette immonde intempérie. Car, en place de son bulletin, Caleb Vilsack ne me montre pas de ravissants petits soleils ou de ravissants petits nuages, mais le panorama glaçant d'une ville éparpillée en confettis noirâtres, comme les vestiges d'une chiasse débourrée par un dieu fou.

Là-dessous, défile un bandeau qui annonce implacablement "Washington anéanti".

Dans un cadre en haut à droite, on peut voir aussi les reflets orangeâtres d'un champignon atomique, au cas où le bouseux de l'Arkansas n'aurait pas compris la raison de cette dévastation. "Une tornade de force 5 sur l'échelle de Fujita ?" Oh que non, mon bouseux, je pense que c'est un peu plus grave que ça. "Ben quoi alors ?" Vu l'état des décombres, je tablerais plutôt sur l'oeuvre du roi des psychopathes. Ce con comme une bite a dû appuyer sur le bouton rouge, et son pire ennemi qui n'était pas encore tout à fait psychopathe a dû l'imiter dans une sorte de réflexe pavlovien. Bref, les nerfs qui lâchent. Stupide bévue. Vraiment trop bête. "Ah merde, les récoltes vont encore trinquer !" Ah oui, comme tu dis, mon bouseux, et pour un bon bout de temps !

- Cher Jésus, ne nous abandonnez pas, par pitié sortez-nous de ce putain d'Enfer ! marmonne encore Cal au summum de la déliquescence, titubant, zigzaguant, avant de déserter le studio.

Et puis, il y a eu un blanc, un long blanc, comme si les gars de la régie se tâtaient pour déguerpir à leur tour. Et j'en ai profité pour aller pisser.

De retour des gogues, l'image de ma télé a salement cafouillé passant du champignon atomique au clip de Michael Jackson en train de danser le moonwalk, puis au saut à l'élastique d'un tétraplégique harnaché sur sa chaise roulante, puis au triple lutz raté d'un patineur se relevant puis retombant, tout rigolard...

Tout se barrait en couilles, à vitesse grand V !

Subséquemment, j'ai entendu une voix chevrotante et un homme abîmé, très abîmé, est apparu en plan américain, qui a dit :

« Disastrous Doomsday ! »

C’est en ces termes fatalistes que Lloyd Petraeus, le Général des Armées, appela ce jour d’Armageddon devant les ruines fumantes du Pentagone. Entrecoupant sa formule d'une toux rauque, il la rabâcha trois fois avant d'être interrompu par les "croâ, croâ, croâ" d'un corbeau surgissant du ciel bistre. Chargé de noirs symboles, cet intermède suscitait déjà en soi une funeste émotion, mais pas assez visiblement pour le réalisateur qui se prit pour Eisenstein. Délaissant le "cinéma-oeil" au profit du "cinéma-poing", il commanda à son drone de bifurquer afin de filmer en plan serré le sauve-qui-peut du volatile.

Exit le Général. 

Subito, nous eûmes droit de contempler l'envergure du puissant corvidé. Affligé d'un pesant battement d'ailes, il tentait de fendre l'épouvante : ce cloaque d'uranium et de plutonium qui le cernait. D'évidence, le pauvre oiseau sentait sa fin proche, et c’était déchirant de le voir ainsi égratigner la mort de ses griffes pointues.

Du reste, son agonie fut de courte durée.

Bientôt, gazé de fumerolles, alourdi par les suies qui empoussiéraient son arbre respiratoire, le charognard rendit les armes. En une fraction de seconde, il se ratatina, se pétrifia, et finit par chuter tel un onyx fusiforme vers la terre dévastée. Plus exactement, il s'effondra devant les crocs rouges du Général des Armées, lequel, on le subodorait, n'avait pu remettre la main sur ses rangers, probablement rôties sous l'effet du flash thermique.

C'est à cet instant que ma télévision se mit à capoter. Elle présenta un effet de mosaïques par intermittence, s'éteignit et se ralluma plusieurs fois avant de vomir de sinistres rayonnements. Comme à mon habitude, j'aurais pu pester contre l'obsolescence programmée, contre cette culture du jetable qui exalte les marchands les plus cupides.

Sauf que là, j'en ai souri.

Jusqu'à la délectation.

La fin du monde ? LOL au cube ! Comme aurait dit Zack, mon neveu.

La fin de quoi au juste ? La fin de l'anthropocentrisme ? La fin des hideurs, des bassesses, des vulgarités humaines ? La fin de la sauvagerie de l’homme-bête coiffée avec un clou ? La fin de ces milliards de gribouillis pour à peine un Michel-Ange ? Foutredieu, il était temps ! Homo erectus ignominus ratatinus ! Où était le problème ? Notre Mère la Terre n'allait-elle pas enfin pouvoir envisager une poésie pour l'avenir ?

Contrairement à la masse qui geignait au moindre fléau, victime de ses incertitudes casuistiques, mes neurones étaient maintenant suffisamment assagis pour transformer mes terreurs en ricanements. Ma télévision était en train de succomber et je n'avais aucune pitié pour elle. Crève souillure, crève maudite ! lui ai-je hurlé en me rengorgeant. Ma folie devait être alors à son comble. J'en appelais à la trêve éternelle, à l'extinction définitive des ignares, des bâtés, des gonflés de vent, des bouffeurs de prophètes, des combinards, des vermines, et du vaste troupeau bêlant. En finir avec toutes ces boucheries pour des nèfles, avec tous ces holocaustes turpides qui pourrissaient les livres d'Histoire et les consciences de père en fils. En finir avec ces infos mortifères, avec ces charniers de drames que de vils rapaces m'avait enfoncé dans les mirettes depuis ma naissance, non pour me goinfrer de compassion, mais juste pour me vendre leur saloperie de peur marketing.

La fin du monde ? Vous êtes sûrs, les mecs ? Sûrs et certains ? me suis-je à nouveau esclaffé.

Punaise, je ne rêvais pas. Tout cela avait l’air vrai.

Calé dans mon fauteuil, à demi shooté par le brouillard stroboscopique de mon écran, d'un coup je me suis senti partir. Mon corps si endolori, si impotent, se relâcha de toutes parts. Une non-peur immaculée, indescriptible, commença à tourbillonner dans mon crâne, comme l'aurait fait une explosion de THC dans mon système dopaminergique.

Étais-je en train d'atteindre cet état d'aplatissement affectif et émotionnel : l'ataraxie, cette noblesse de l'âme, dont parlait Épicure ?

Toujours est-il que je surkiffais jusqu'aux larmes le lyrisme de mon impavidité naissante.

J'en devins mou telle une éponge exténuée d'avoir trop frotté les souillures de l'Homme, ses balivernes, ses coquecigrues.

Tellement détendu que j'ai fini par m'assoupir.

 

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Zoé Florent
Posté le 09/11/2023
Hola Laurent ! Plaisir de lecture non dissimulé à retrouver ta plume experte, ses envols, ses pirouettes, qui collent parfaitement à un sujet où je sens que tu vas t'en donner à coeur-joie... À très vite pour lire la suite !
PS : une faute de frappe, "je ne souhaite qu'unE chose et, plus loin, "les ´recoltes vont encore trinquER".
Edouard PArle
Posté le 20/06/2023
Coucou Zultabix !
Sacré narrateur, wow. La manière dont il s'extasie de la fin du monde est super bien décrite, on est pris dans le tourbillon de ses pensées, sa joie de voir la société remise à 0. Son ton cynique est super bien décrit. En général, j'aime bien les personnages cyniques dans les romans (alors que je déteste cet état d'esprit dans la vie xD). Je suis donc curieux de suivre la suite.
"Ce con comme une bite a appuyé sur le bouton rouge, et son pire ennemi qui n'était pas encore tout à fait psychopathe l'a imité dans une sorte de réflexe pavlovien." bonne manière de résumer le début d'une guerre nucléaire xD
Un plaisir,
A bientôt !
Zultabix
Posté le 20/06/2023
Encore une fois merci, Cher Edouard ! J'espère que la suite saura te séduire également !
Camille Vernell
Posté le 05/12/2022
Terrible. Mon système dopaminergique s'est lui aussi excité à ta plume incisive et sans concession d'un dément soustrait à la société. Le rythme est maîtrisé, le style travaillé. J'adore.
Une petite tournure étrange cependant :
"Chargé de noir symbole", chargé sous-entends plusieurs. "Noir" et "symbole" ne devraient-ils pas être au pluriel ?
Zultabix
Posté le 06/12/2022
Grand merci pour ta lecture Camille. Oui, pour "Chargé de noir symbole", j'ai hésité. Je vais t'écouter du coup, puisque j'ai hésité.
Bien à toi !
Hortense
Posté le 21/11/2022
Bonjour Zubaltix,
Heureuse de retrouver ta plume incisive et déchirante, quelle claque ! Toute la dramaturgie de la scène épicée de dérision, toutes les inepties pulvérisées d'un geste vindicatif, toutes les vaines espérances anéanties comme l'élan de ce pauvre corbeau, victime collatérale d'un monde devenu fou. Et de ce feu d'artifice, le narrateur jubile, trouvant dans ce chaos un juste retour des choses, un réalignement des planètes. Reset, on repart à zéro. Réinitialisation définitive certes, mais attendue presque comme une délivrance par le narrateur.
Toujours un plaisir.
A bientôt
Zultabix
Posté le 22/11/2022
Un grand merci une fois de plus, chère, chère Hortense ! Oui, après un abandon pour cause de déménagement en Dordogne, je me suis remis sur ce texte !! J'espère bien le finir pour le printemps ! Bien à toi !
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