Chapitre 1 (1 sur 2)

Par LaureV
Notes de l’auteur : La lègende de Daynui's'i s'inspire du récit originel Cherokee

Dans le jour fugitif du crépuscule une ombre s’avançait lentement sous les ormes du jardin hospitalier. À l’endroit précis où le parc réussissait à faire oublier qu’il était enfermé à l’épicentre de kilomètres d’étendues urbaines, elle s’arrêta un instant. Elle était seule, dans la presque pénombre, rejetant à travers son écharpe un air chaud et moite qui se transformait en buée. Le bas de son manteau laissa passer un courant d’air qui la fit frissonner. Saint Fantôme qu’elle se sentait vivante et que c’était étrange.

Elle se reprit, passa les larges portes du hall et s’avança sans hâte vers le comptoir. Une hôtesse l’accueillit avec le sourire d’usage. Sans mot dire, la promeneuse ouvrit les pans de son manteau qui dévoilèrent un ventre bien mûr. La poche d’eau perça sous les yeux ahuris de l’hôtesse : appeler une soigneuse, trouver un brancard, éponger le sol, c’était son premier jour, elle ne sut pas quoi faire. La parturiente sourit et la tira de sa stupeur de sa voix douce, calme, comme si accoucher n’était qu’une broutille et qu’elle n’avait fait que cela de toute sa vie. Elle resta droite, les yeux caressant au loin les arbres du jardin dans le jour déclinant, laissant l’hôtesse s’agiter en suivant ses consignes. Elle s’assit sans protester sur le brancard qu’on lui descendit, se laissa monter, coiffer et déshabiller. C’était la procédure.

La soigneuse constata que le col était suffisamment dilaté pour l’emmener immédiatement en salle de travail. La parturiente réprimait par frissonnements les contractions qui tentaient de l’assaillir et qu’elle maîtrisait sans y penser. Elle refusa les médicaments, la péridurale et l’hypnose, la piscine et le quatre-pattes. Elle préférait les accouchements classiques, sur le dos et les pieds dans des étriers, la tête en haut, où elle pouvait penser à autre chose et laisser les soigneuses et son corps faire le travail. Il n’y avait nul besoin de lui demander de pousser, de respirer ou de haleter. Elle se moquait que les soigneuses puissent la voir déféquer et avait suffisamment de connaissance de son propre corps pour ne pas craindre l’épisiotomie. Elle suivait son rythme, ayant dépassé depuis longtemps la peur de ne pas y arriver et la terreur des poussées de cette vie étrangère qui se moquait bien de lui crever le ventre. Elle avait refusé le petit rideau que certaines femmes demandaient que l’on plante au-dessus de leur ventre pour qu’elles puissent ignorer l’animale réalité, mais n’avait pas de curiosité particulière à regarder en bas. Ses yeux étaient toujours tournés vers la silhouette des arbres qui se détachait dans la nuit largement tombée.

Elle avait demandé tout exprès que l’on ouvre les volets. Ce n’était pourtant pas très agréable et elle se promit comme à chaque fois un large chocolat chaud surmonté de chantilly et un verre de vin rouge. Ou toute la bouteille plus probablement. Le mélange était curieux, mais bien à son goût. Son esprit voguait et elle le laissait libre. Elle pensait à Dayuni’si. Il n’avait pas pu se contenter de sa place dans le Ciel immense. À l’époque, il n’y avait pas de Terre, il n’y avait que le Ciel et la Mer, et dans le Ciel tous les vivants avec les étoiles. C’était à cause de Dayuni’si que les vivants avaient été séparés des étoiles, mais c’était aussi grâce à lui que la Terre existait. Et que les vivants vivaient. Avant, ils ne faisaient que flotter. Dayuni’si n’était pas le plus grand, il n’était pas le plus costaud, il n’était pas le plus beau. Mais rien de tout cela n’avait d’importance puisque les vivants étaient dans le Ciel, que tous ils étaient nourris par le Ciel, et que tous ils existaient simplement sans avoir à vivre. Il importait peu qu’il soit tout petit, il importait peu qu’il ait six pattes, il importait peu qu’il ait le sang-froid. Seuls importaient sa curiosité et son courage.


 

Une poussée un peu plus forte la fit frissonner. Sans sa curiosité et son courage, le monde aurait pris un autre chemin et la Terre ne serait pas la Terre. Dayuni’si était téméraire et probablement un peu inconscient. Tous sans exception l’avaient moqué et il comprenait toutes ses moqueries dans la langue encore commune : celle des pélicans, celles des hippocampes, celle des rhododendrons, celle des mouettes, celle de la ciboulette, celle des petits lapins. Ils avaient sans doute peur. Pas Dayuni’si. Et les moqueries des autres raisonnaient en lui comme autant d’encouragements. Il n’était pas comme eux, il n’accepterait pas comme eux de se cantonner sottement aux limites du Ciel sans savoir pourquoi ni comment. Il voulait savoir, il voulait comprendre, il voulait essayer, et peut-être découvrir autre chose. Dayuni’si n’était pas docile, Dayuni’si ne faisait pas partie du troupeau, Dayuni’si défiait tous les autres et leur couardise. Il annonça à la face de tous ce qu’il allait faire et, portée par les becs, les mufles, les murmures des feuilles, des plumes ou les raclements des gosiers, la rumeur se propagea dans tout le firmament. Le jour dit, à l’heure dite, tous les vivants étaient présents. Aucun n’aurait manqué un tel événement qui n’avait pas de précédent et n’aurait pas d’équivalents. Ils emplissaient le Ciel en un tas compact à l’endroit précis où Dayuni’si avait annoncé qu’il le ferait. Et en dehors de ce point le Ciel tout entier était vide. Seules les étoiles n’avaient pas bougé. Les mammouths, les élans, les goélands, les sapiens, les canidés, les lucioles, les papillons et les crevettes, les barracudas, les chats, les mangoustes, les homards et les échalotes, tous réunis dans le Ciel à le regarder, lui le petit coléoptère à la carapace luisante qui se frottait les antennes à la limite de l’eau.


 

Elle avait l’impression que cela n’en finissait pas. La salle était saturée du stress des soigneuses et de l’odeur épaisse de ses fluides corporels. Dire que Dayuni’si n’hésita pas serait mentir. Il hésita longtemps. Mais le temps n’avait pas encore de cours et personne n’était pressé. On le regardait, lui Dayuni’si, petit coléoptère minuscule, si minuscule que beaucoup le devinaient plus qu’ils ne le voyaient. La rumeur circulait, chacun de ses gestes était commenté, rapporté, répété pour les curieux arrivés trop tard qui étaient trop loin. Personne n’aurait voulu en perdre une miette et ceux qui ne voyaient rien se rassasiaient de la ferveur montant de ces milliers d’âmes. Il ne serait pas le premier à toucher l’eau. Bergur’at le kangourou l’avait fait avant lui et partout aux quatre coins des cieux il était célébré comme un pionnier, un explorateur, un héros, le plus vaillant du Ciel des vivants. Mais Bergur’at n’avait jamais osé même envisager de se plonger tout entier dans cette chose gluante, dans cette masse curieuse et inquiétante dont on ne comprenait ni les mouvements ni les reflux, qui semblait n’avoir d’autre fin que son début et qui vous collait aux poils en en modifiant la texture de façon poisseuse. Bergur’at était le plus haut perché dans le Ciel, il ne perdait rien des infimes mouvements de ce ridicule coléoptère qui se frottait les antennes et ambitionnait de lui voler sa place. Il n’espérait rien tant qu’il ne flanche. Bergur’at s’était caché haut dans le Ciel pour ne pas laisser voir son regard noir et son inquiétude. Personne ne devait savoir. Depuis que Dayuni’si avait parlé, Bergur’at s’attachait à répandre des rumeurs, il susurrait que l’eau lui avait parlé, lui avait glissé à l’oreille lorsqu’il l’avait touchée qu’elle était sacrée, qu’elle était inviolable, que quiconque y pénétrerait mourrait assurément et le monde avec lui.


 

Il lui fallait de l’eau, tout de suite, qu’une assistante s’empressa de lui apporter en lui épongeant le front. Il espérait que Dayuni’si ait peur. Il espérait que les autres aient peur et qu’ils le retiennent. Dayuni’si ne savait pas ce qu’était la mort, personne ne le savait. Dayuni’si savait juste ce qu’était le Ciel et voulait apprendre ce qu’était la Mer. Il s’obstina. Bergur’at savait bien que tout ce qu’il disait n’était que menteries. Il ne savait pas d’où lui étaient venues ces funestes idées, mais il savait qu’il mentait. Il avait une peur terrible de la Mer. Et il voulait rester le plus courageux, le plus téméraire, le vivant distingué parmi les vivants, celui dont le nom résonnerait aux confins du temps. Mais Bergur’at n’avait pas fait exprès de toucher l’eau, c’était son secret. Il avait mal contrôlé l’un de ses mouvements et sa queue si encombrante avait cinglé la surface miroitante de la Mer. C’était là son seul exploit. Tout son sang s’était pétri d’effroi. Bergur’at n’était pas courageux, il ne l’avait jamais été. Bergur’at avait une peur panique de la Mer et jamais il ne pourrait risquer une entreprise aussi folle que celle de Dayuni’si. Mais il voulait de tout son cœur garder sa place de Dieu unique du Panthéon des vivants. Et si Dayuni’si réussissait, il le savait, il serait aussitôt oublié. Alors il espérait très fort que les prophéties qu’il avait lui-même construites voudraient bien se réaliser et digérer sans transition l’impétueux Dayuni’si. Ou que Dayuni’si se dégonflerait. Mais c’était mal connaître Dayuni’si qui peut-être justement parce qu’il était tout petit se disait qu’il n’avait pas grand-chose à perdre. Au moment précis où il sentit que tout son courage était rassemblé, que tous les yeux le fixaient, sans prolégomènes ni atermoiements, Dayuni’si plongea d’un seul bloc. Le Ciel s’arrêta de battre.


 

On ne passait pas si facilement hors d’un utérus et la génitrice n’avait qu’une hâte, que l’on en finisse. Ses yeux pleuraient sans qu’elle ne le veuille, son corps se crispait malgré l’habitude, et il fallait penser à autre chose. Sur la surface de l’eau, des cercles inquiétants se propageaient de l’endroit où Dayuni’si avait plongé jusqu’aux confins de l’horizon. Tant d’yeux étaient fixés sur un seul et même point, le point d’impact où Dayuni’si avait disparu, que l’eau aurait pu en bouillir. Les cercles petit à petit se dissipèrent. Dans le Ciel, pas un bruissement d’aile, pas une paupière battue, pas un poil plus haut que l’autre. Le silence était devenu solide. Le temps passa infiniment. La surface de la Mer reprenait doucement sa plate luminosité. Plus rien ne transpirait, plus rien ne bougeait, plus rien ne semblait troubler les tréfonds du lourd miroir qui renvoyait aux vivants leurs images déformées. « Elle l’a avalée ». La rumeur mit du temps, mais finit par se propager. De plumes en écailles, d’écailles en spores, de spores en radicules, la rumeur gonflait avec d’autant plus de facilité qu’elle se faisait l’exact écho des pensées et craintes de chacun. Le cœur de Bergur’at se remplit de joie. Il n’en laissa rien paraître, il ne fallait rien en laisser paraître. Il fallait encore attendre. Et les vivants n’étaient pas pressés. Ils étaient nourris par le Ciel. Ils attendirent. La nuit puis le jour se reflétèrent sur la surface luisante de leur grande inconnue.


 

La salle d’accouchement était la dernière salle allumée de tout l’hôpital. Partout ailleurs, on dormait. La parturiente avait l’impression que comme les vivants de son histoire, les assistantes ne bougeaient plus, qu’elles s’étaient assoupies, qu’elles attendaient quelque chose qui ne venait pas. La nuit puis le jour et la nuit et le jour et encore…Le cœur de Bergur’at se gorgeait de plaisir et de joie, il n’osait pas encore tout à fait y croire, mais déjà dans son palais se déversait doucement le goût du triomphe. Dayuni’si avait échoué. Le monde des vivants ne connaissait pas de plus grande bravoure que la sienne. Même ses prophéties s’étaient réalisées. Et personne n’avait découvert ni sa peur, ni sa petitesse. Il mettait en cet instant toute sa force à retenir la commissure de ses lèvres qui voulait se relever. Si les autres vivants avaient été moins loin, s’ils avaient regardé autre chose que l’endroit où la Mer avait englouti Dayuni’si, ils auraient discerné dans l’éclat de ses yeux toute la jubilation qu’il se donnait grand mal à camoufler. Mais les vivants regardaient la Mer, et personne n’avait perdu de vue le point d’impact, même si plus personne ne le distinguait, même si Dayuni’si avait disparu depuis des jours entiers.


 

Tous attendaient, attendaient, comme s’ils n’avaient rien d’autre à faire, comme s’ils n’avaient rien d’autre à vivre, comme si au fond ils pressentaient que l’instant était historique.


 

Et Dayuni’si sortit de l’eau.

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sifriane
Posté le 16/01/2021
Bonjour LaureV

J'aime beaucoup l'idée de départ. Ce premier chapitre est très intriguant et on a hâte de lire la suite.
Je n'ai pas vraiment de remarques à faire, ton style est assez poétique, et bien maîtrisé.
Je peux te demander depuis comment de temps tu écris ?
En tout cas je lirais la suite avec plaisir
LaureV
Posté le 29/01/2021
Salut Sifriane ! Merci de m'avoir lue et pour ton gentil commentaire ! Je suis désolée de ma réponse un peu tardive et bien involontaire :) Du reste, ce n'est pas facile de répondre à ta question : j'écris depuis longtemps - de manière sérieuse et disciplinée, je dirais quatre ou cinq ans- et que je passe beaucoup de temps à me réécrire, mais je suis incapable de quantifier. J'espère que la suite te plairas et je te remercie pour ton attention !
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