Chapitre 1.1



Cet été, Lois prévoit de beaucoup s'ennuyer.

Depuis qu'elle est adolescente, elle passe la majeure partie de la pause estivale à en attendre la fin. Elle épuise ses mois de vacances enfermée dans sa chambre, affalée sur son lit. Elle a ainsi lu en un été l'intégralité des Harry Potter à douze ans, visionné une vingtaine de films Marvel à 13 ans, dévoré la série des Largo Winch à 14 ans et découvert la saga de L'assassin royal à 15 ans. Depuis ses 16 ans, elle travaille l'été. Dès juin, elle fait le tour des agences d'intérim pour se faire embaucher en tant qu'employée de bureau dans une des entreprises de la ville. Quand elle ne travaille pas, elle dévore des romans exclusivement fantastiques. Ses armoires contiennent ses plus belles pépites, les ouvrages qu'elle est prête à relire cent fois, jusqu'à en écorcher les coins, mais la plupart des livres qu'elle découvre sont empruntée à la médiathèque de sa ville. A la bibliothèque, elle ne paye rien, alors elle peut prendre des livres au hasard, sans rien connaître de leur auteur ou de leur synopsis. Lorsqu'elle a de l'argent, elle va à la FNAC de la Défense, et passe des heures à sélectionner le roman qui rejoindra sa collection. A peine posé sur son étagère, le livre se met à dialoguer avec ses voisins. Hermione Granger fait la leçon à Percy Jackson, Lyra Belacqua apprend à monter à cheval avec Cirie de Cintra, Ewilan Sayan défie Richard Cypher aux dés. Parmi eux, elle est une héroïne comme les autres. Elle se mêle à leur échanges, apporte des précisions sur un univers, les secoure lorsqu'ils sont en difficulté. Elle peut passer des heures à construire des conversations imaginaires avec ses personnages préférés, se nourrissant des relectures successives qu'elle fait des romans qui leur sont consacrés. Elle ne ferme l'armoire que pour s'adonner avec regret aux tâches inévitables de sa vie mortelle : se doucher, manger, aller aux toilettes. En dehors de ses livres, le quotidien est morne et fade.

Cet été-là a un goût de fin. En juin, Lois a brillé au baccalauréat : sa mention bien la conforte dans son sentiment d'être à part. Dans son lycée, à Auguste Renoir, personne n'obtient jamais plus de 12 à un examen. A la télévision, les présentateurs ont l'air de considérer que ne pas avoir son bac relève presque d'une tentative délibérée d'échouer. Pourtant, à Asnières, ils sont 15% à ne pas franchir cette étape. 15%, ça n'est pas rien, cela représente 6 élèves par classe - 5, en réalité, dans celle de Lois. Et pas que des illuminés incapables d'aligner deux mots, non, il y a des gens plutôt sympas, pas les plus débiles. Avoir son bac est considéré, dans ce quartier, comme un petit exploit en soi, alors avoir une mention vous consacre parmi les génies promis à un grand avenir. A la rentrée, début octobre, Lois commencera des études de physique, à l'université. Elle pense s'en sortir avec les honneurs, sans difficulté. 

Jusqu'à présent, cet été ne déroge pas aux vieilles habitudes Lois travaille comme agent administratif dans une société de recouvrement du centre-ville, et elle a déjà emprunté les quatre tomes de La Passe-miroir de Christelle Debos pour occuper ses journées libres. Lois partage son temps entre les journées de boulot, les piles de romans qu'elle dévore et les tâches ménagères qu'elle accomplit par devoir envers sa mère. Elle les éviterait bien, mais Lois n'est pas le genre de fille qui se rebelle. Alors elle fait ce qu'on lui demande, a minima. Ce samedi, c'est corvée de courses. 

"Maman, j'y vais!"

Depuis l'entrée, à travers la porte vitrée qui la sépare du salon, Lois voit sa mère se lever du canapé pour accourir vers elle.

"Tu me prendras en priorité les choses lourdes."

Lois acquiese en insérant la clé dans la serrure.

"C'est noté."

Elle ferme la porte derrière elle. Dans le couloir de l'immeuble, ça sent le cannabis. Lois met sa main devant son nez, tout en entrant dans l'ascenseur qui l'attend. Une fois en bas, elle ouvre la porte pour se retrouver face à une jeune fille de son âge.

"Lois?"

Lois reconnait le sourire et la chevelure bouclée d'Inès Hachim. Elles se croisent dans les couloirs de l'école, sans même se saluer. Lois s'étonne presque que celle-ci connaisse son prénom. Lois voit très bien qui elle est : Ines fait partie des filles qu'on remarque, riant à grand éclat dans la cour de récré, entourée de son éternelle bande de copines. Lois, elle, n'a personne d'autres que sa seule amie, Charlotte, qu'elle surnomme Lottie. Elle croise dans son quartier les filles populaires du lycée, sans les mépriser, ni les envier. Elle préfère s'entourer d'amis imaginaires et de compagnons de route fantastiques, qui lui apprennent le courage et l'amitié. La plupart du temps, cela lui suffit, mais parfois, elle voudrait avoir des amis pour qui organiser des fêtes, avec qui aller dans des bars danser toute la nuit, ou faire du shopping en centre-ville. Elle n'a rien en commun avec une Inès Hachim, sans cesse entourée, admirée, aimée. Alors la croiser ici, chez elle, dans le hall pourri de son immeuble, la surprend.

"Heu... oui, c'est moi.

- T'habites ici?

- Bah oui. Avec mes parents. 

- J'ai babysitting, au 3eme."

Inès passe devant elle et entre dans l'ascenseur.

"On se recroisera sans doute dans l'immeuble!" lui dit-elle en souriant. 

Elle secoue sa main dans sa direction pendant que la porte de l’ascenseur se referme. Lois reste immobile, ne rendant pas à Inès son salut. Elle quitte le hall d'entrée pour s'engager dans la longue avenue qui borde l'immeuble. Le bâtiment où elle habite se courbe en arc-de-cercle sur 30 mètres. Elle s'est toujours demandé pourquoi il avait été construit en longueur, sur 4 étages, au lieu de s'élever en hauteur comme les autres édifices du quartier. De cette forme particulière, il a tiré un surnom, la banane, que les riverains utilisent comme par évidence. Lorsqu'un nouvel habitant arrive, il se confronte à ce surnom, a du mal à l'utiliser, prend un certain temps à comprendre sa signification. Puis, il l'adopte, par abandon face au groupe ou par volonté de s'intégrer, et enfin, à son tour, il l'enseigne à ses proches, transmet l'usage de ce mot. Lois, elle, est née ici, alors elle a toujours connu ce surnom "La banane", qu'elle utilise sans réfléchir. Elle aime son immeuble, les longs chemins d'herbe qui l'entourent et où elle a fait du roller plus jeune, l'absence de vis-à-vis lorsqu'elle s'installe à la fenêtre de la chambre, la possibilité de regarder au loin, de se promener nue chez soi, sans croiser de regard inquisiteur. Ses parents auraient pu déménager, ils ne sont pas pauvres, mais ils aiment vivre ici, dans le confort de leur habitude. 

Lois arrive devant la mosquée de la ville, en travaux depuis presque un an, qui fait face à la petite église du quartier. Elle tourne, et passe devant son lycée, qu'elle n'a plus vu depuis les résultats du bac il y a une semaine. Elle ralentit le pas. Elle aime ces moments, pendant le week-end et les vacances scolaires, où elle peut passer ici, dans cette rue, à 10 minutes de chez elle, sans pour autant croiser un camarade de classe ou un professeur, juste marcher, dans cette rue médiocre, aux trottoirs sales. Elle dépasse le lycée, traverse le carrefour pour entrer dans le supermarché de taille moyenne. Là-bas, elle attrappe les bouteilles de lait, le pack d'eau, les jus d'orange, tout ce qui pèse lourd et que sa mère aurait du mal à porter. En passant devant le rayon des glaces, elle en prend un paquet qu'elle fourre dans son sac. Il fait chaud et Lois pense à Inès, les imaginant toutes deux assises dans sa cuisine, dévorant leur glace premier prix, se racontant leur journée et toutes celles à venir. Sur le chemin du retour, elle rêve de recroiser Inès dans l'ascenseur. Bien-sûr cela n'arrive pas et elle met la clé dans la serrure de son appartement en silence, sans avoir adressé la parole à personne, si ce n'est la caissière du supermarché.

Dans le couloir, sa mère la rejoint alors qu'elle range les courses. 

"Laisse, je vais m'en occuper. 

- Je peux m'en charger, il n'y a presque rien."

Sans prendre en compte la réponse de sa fille, Dolorès prend un pack d'eau pour le mettre dans la cuisine. 

"Il a l'air de faire bien chaud.

- Oui.

- Tu as du transpirer avec ton jean.

- Ca va."

Pendant des années Lois et Dolorès ont été aussi fusionnelles qu'une enfant unique et sa mère peuvent l'être. Puis à 12 ans, presque du jour au lendemain, Lois a eu l'impression de n'avoir plus rien à lui dire. Elle s'est isolée, se réfugiant dans des livres énormes que sa mère ne comprenait pas. Parfois Dolorès tente d'établir le contact, posant à sa fille des questions sur Lottie ou sur le lycée, mais Lois ne répond qu'a minima, par obligation. Même physiquement, tout les sépare. Lois n'a jamais perdu ses courbes rondes de bébé. Ses cuisses sont moelleuses, son ventre en cascade. Dolores, elle, est mince, maigre même. Ses contours sont secs, abrupts, pointus. Toutes deux ont du mal à trouver des vêtements à leur taille, mais pas pour les mêmes raisons. Tandis que la poitrine immense de Lois se coince dans les robes qu'elle essaye, Dolorès flotte dans les pantalons taille 36. Alors la mode, elles n'y prêtent qu'une attention légère, se contentant toutes deux de la praticité et du confort. Dolorès a même arrêté de se teindre les cheveux, les laissant prendre une couleur blanche, parsemée de gris. Lois, elle, a hérité des cheveux roux de son père. Elle ne s'en occupe pas et les laisse pendre le long de ses épaules, comme la lave qui érupte d'un volcan. Parfois, elle voudrait les faire disparaître, les arracher mèche par mèche. Elle en a assez des blagues stupides que ses camarades de classe lui lancent, presque par habitude, "Poil de carotte", "Tu pues", "La folle". Elle voudrait acheter une tube de teinture blonde et se le vider sur la tête, mais elle n'en a pas le courage, a peur du jour où elle se pointerait au lycée avec sa nouvelle couleur. 

Lorsque Lois a fini de ranger les courses, elle adresse un demi-sourire à sa mère, saisit un roman qui traîne dans l'entrée, et repart vers sa chambre, dont elle ferme la porte à clé. Allongée sur son lit, son casque sur les oreilles, elle reste quelques minutes devant l'écran de son téléphone éteint. Elle n'a pas grand chose à dire à Lottie. Elle lui rédige un court message, lui parlant de la chaleur douce de ce début juillet et de La Passe miroir dont elle finit le deuxième tome. Elle a à peine reposé son portable sur la table de chevet que celui-ci se mit à vibrer.

"Hey! Trop contente d'avoir de tes nouvelles. Ici il fait encore frais mais on s'amuse bien. Je commence à connaître Ploumanach par cœur, mais ça me plaît. Ca change d'Asnières. Un été, il faudra que tu viennes, Argument de choix : c'est rempli de bretons mignons... En attendant, je compte sur toi pour me tenir au courant des ragots, je ne veux rien rater! Bises."

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Galaxie
Posté le 25/10/2023
Cette histoire était géniale. C'était un plaisir de la lire pour moi. C'était super détaillé et on se met très vite dans la peau de Lois. J'ai hâte de lire la suite !
AyaKnieczak
Posté le 28/12/2020
Pour un premier chapitre, je trouve qu'il se démarque assez parce qu'on est tout de suite amené à l'intrigue principale : Lois et Inès. Par ailleurs, on pourrait croire à un coup de foudre. J'ai comme l'impression que Lois a vraiment envie d'être amie avec elle. Je trouve que c'est très intéressant d'en parler. Ensuite Lois... mais j'adore son monde ! On est vraiment projeté dans un univers très personnel et à part qui donne envie de continuer. J'aime aussi ce côté qui montre la fracture entre les médias et la réalités
J'ai hâte de lire la suite, bonne continuation
Soah
Posté le 27/08/2020
Hello ici !
J'avoue avoir cliqué par hasard, lus le résumé et parcouru le premier chapitre. J'ai beaucoup aimé ma lecture, tu as un style très agréable qui raconte des choses vraies du quotidien.
Il y a deux petites choses qui me chaffouine cela dit :

- Le prénom de l'héroïne, à plusieurs reprises, je l'ai lus comme le mot "Loi" et non comme le prénom "Loïs", rajouter le tréma ça pourrait faciliter la lecture - sauf si elle s'appelle en effet "lois" comme la "loi" - mais c'est très personnel.

- Lorsqu'elle passe devant son lycée, on a l'impression qu'elle a eut des moments difficiles là-bas (serrer les poings etc.) alors que tous les rapports sociaux qu'elle a pu avoir avec d'éventuelles personnes qui auraient pu la tourmenter semblent vraiment froid. Ca m'a parut un peu dissonant.

En tout cas, je lirais la suite ! J'ai beaucoup apprécié et je trouve que cette histoire à pas mal de potentiel n-n
cecile_sotto
Posté le 27/08/2020
Coucou!
Merci pour ton retour, ce sont des commentaires qui me sont très utiles!

Tu as tout à fait raison pour le lycée : Lois a plus vécu l'indifférence de ses camarades plutôt que de la violence ou du harcèlement. Je vais modifier cette partie.

Pour le prénom, j'étais plutôt attachée à l'orthographe "Lois", mais tu n'es pas le premier (ou la première) à me faire cette remarque. Je vais sérieusement devoir envisager de changer cela...

Merci en tout cas pour ces commentaires très pertinents!
Filenze
Posté le 30/07/2020
Bonjour :)

Je suis venue faire un tour dans ton histoire et ce que j'y ai trouvé m'a ravie :).
Ton écriture est douce et tu décris le quotidien en créant un vrai enchantement. Ce développement sur le surnom de l'immeuble, je l'ai trouvé super évocateur, je pense que beaucoup de personnes s'identifieront :). Et cet amour amical spontané de Lois pour Inès, ça ressemble à un coup de foudre, et je trouve que c'est quelque chose qui est rarement développé. Je suis toute émue de trouver ça sous ta plume :)

Une seule remarque au niveau du style: Elles se fixent en écartant les yeux. = peut-être en écarquillant les yeux? ou en ouvrant grand les yeux? C'est une broutille, mais je me suis demandée comment "écarter les yeux" et dans mon esprit ça a donné un truc un peu "Picasso" ^^'.
Et aussi l'introduction du surnom Lottie pour Charlotte, je suis peut être un peu lente, mais c'est à la fin du chapitre que j'ai compris le lien...

Ton écriture dans ce chapitre m'évoque un de mes films d'animation préféré : Mimi wo sumaseba :) :)
Je vais continuer ma lecture avec grand plaisir.
cecile_sotto
Posté le 30/07/2020
Bonjour,

Merci beaucoup pour ton retour et tes commentaires très pertinents que j'intègre au récit! Si tu n'as pas compris l'histoire du surnom, c'est que ça n'est pas clair, je vais donc clarifier ça :)

Merci également pour la suggestion de film, je ne connais pas, mais en tant que grande fan de films d'animation, je vais corriger ça tout de suite :)
Cocochoup
Posté le 30/07/2020
Coucou !
Je découvre ta plume par hasard et... Je suis ravie.
Il y a une tendresse, une nostalgie, un détachement... Un je ne sais quoi qui m'attache tout de suite à Lois.
J'aime comment tu nous emmenes aux côtés de ton personnage. Sans fioriture mis avec une grande délicatesse et sincérité.
Je t'ajoute à ma PAL et je prendrais beaucoup de plaisir à découvrir la suite ❤️
cecile_sotto
Posté le 30/07/2020
Merci beaucoup pour ces très gentils mots qui me ravissent <3
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