Chapitre 0 ○ Sur le goudron

Tes pas résonnaient sur le goudron de la cour du lycée. Mais raisonnaient-ils vraiment ? Tu ne savais pas pourquoi cela t’inquiétait, mais tu le sentais. Tu levas les yeux vers ce drôle d’enclos qui t’accueillait chaque jour depuis des mois, qui t’avait vu massacrer ces imbéciles de français, manipuler certaines personnes à ton avantage avec une facilité dont tu te surprenais toi-même quelques semaines plus tard. Et dans cette tête de liste ; Vine, qui au sommet de cette chaîne de commandement lycéenne, n’y avait vu que du feu.

L’horloge extérieure, une antiquité de Wasurenagusa, sonna quinze heures alors que tu t’apprêtais à partir. Tu vérifias que tes affaires étaient au complet, mais à part tes manuels de chimie et quelques carnets de notes, tu n’avais pas grand-chose de toute façon. Tu cherchas Umi du regard, mais cette grande brune n’était visible nulle part ; tant pis, tu irais manger ta glace toute seule. Cela dit, tu ne te détachais pas de cette drôle de sensation au creux de la poitrine ; n’étais-tu pas un peu tranquille et laissée de côté, ces derniers temps ? Vine continuait de te confier des missions, après tout, tu étais sa seconde suite au départ d’Ikuo que tu avais toi-même provoqué, sans que personne ne le sache. Mais quelque chose n’allait pas. Pourquoi personne ne te parlait jamais de ce départ ? Et en ce qui concernait la sœur d’Ikuo ?

Prise dans tes réflexions, tu ne sentis pas les vibrations inconstantes de ton téléphone, coincé au fond de ton sac. Cela t’aurait probablement évité ce qui allait suivre, car, insouciante, tu ne compris pas suffisamment vite pourquoi deux adolescents et une de tes camarades de classe faisaient le piquet devant les grilles du lycée.

— Ah, Sachiko, on t’attendait ! lança joyeusement la fausse rousse qui se redressa.

— Et pourquoi ça, vous m’attendiez ? Vine a oublié de me dire quelque chose ? te hasardas-tu en passant une main dans tes cheveux blonds par réflexe.

— Ouais, quelque chose comme ça, répondit plus froidement l’un des deux garçons que tu ne connaissais pas.

Tu ouvris la bouche pour aspirer un peu d’air, mais surtout pour parler ; sauf qu’inconsciemment tu te préparas peut-être à ce qui allait se passer, même si le coup qui t’écrasa le nez te surprit autant que le bruit que cela fit. La douleur te lança de la pointe de ton visage jusqu’à tes épaules, comme une vague pulsante qui venait de te dire bonjour. Les yeux écarquillés, tu compris sans mal ce qui était en train de se passer et c’est dans un réflexe de survie inouïe que tu parvins à esquiver l’adolescente qui s’approchait en lui faisant un croche-pied. « Vine sait bordel, il sait et il veut me faire payer ».

Malgré la douleur, un grand sourire nerveux s’étendit sur tes lèvres pleines de sang.

— Qu’est-ce qui te fait rire, pétasse ?

Tu ne répondis qu’en frappant le buste de ton agresseur avec ton pied, mais tout le reste de la scène se déroula trop vite pour que tu ne puisses réagir correctement. La fille qui venait de tomber parvint à t’immobiliser les bras, et tu n’avais plus que tes jambes pour te défendre. Tu pris peut-être deux, trois coups, avec la sale impression de t’être fait rouler dessus par une voiture… ou tout un lycée, tu ne savais pas trop. On finit par te relâcher, le visage contre le sol, baignant dans un liquide poisseux qui résultait de tes blessures. Tu étais souffrante et engourdie ; alors que tu te sentais partir sur le goudron, tu levas les yeux vers le premier étage du lycée que tu étais maintenant persuadée de ne pas revoir avant un bon moment. Et tu le vis ; des cheveux faussement gris argenté qui lui tombaient devant les yeux, avec ce même verre de liquide pourpre qu’il se baladait comme une excuse à un surnom grotesque. Et Vine te regardait froidement ; il savait. Tu avais joué et tu avais perdu. Tu t’étouffas à moitié dans tes glaires, à moitié dans un rire, alors qu’un des garçons se pencha une dernière fois sur toi pour t’adresser quelques mots, avant de t’assommer d’un dernier coup au niveau de la tête.

— C’est plus la peine de revenir à Wasurenagusa, Sachiko.