Chap 9 : Le murmure dans l'ombre

Par MaxPic

Ils passèrent le reste du weekend à parler le chat et à nettoyer la bibliothèque pour les uns, à étudier pour les autres. Personne ne posa de question quand Delorme et sa bande s’assirent au réfectoire, couverts de bleu et de griffures. Les apprentis de l’atelier regardèrent Georges avec encore plus de suspicion que d’habitude le lundi. Rien de nouveau concernant la guerre. Mardi arriva très vite.

— T’as tout ce qu’il te faut ? demanda Léon à son frère.

— Je suppose. A part un stylo, une règle, et mes lunettes, je n’ai rien d’autre de toute façon.

— Pas du tout ! Le plus important c’est ce qu’il y a là-dedans, dit Thomas en pointant la tête de Georges. Bonne chance !

Ils le regardèrent franchir le portail sous le regard du gardien, il avait enfilé son vieux costume pour l'occasion. Le velours noir, désormais gris sur les genoux, et la poche décousue ne permettraient pas de cacher ses origines modestes, mais Georges réussissait à le porter fièrement en ignorant ces détails, comme s'il avait revêtu une armure. Léon croisait les doigts dans son dos et Thomas frottait inconciemment sa gourmette au poignet.

— Ça va aller, dit Thomas en serrant l'épaule de Léon. Il s’en sortira très bien.

— J’suis plus stressé qu’lui bon sang ! 

— S'il y en a un qui peut s'en sortir en empruntant cette route, c'est bien lui. Bon... il est temps, nous aussi, d’obtenir un diplôme.

Léon hocha de la tête et ils repartirent en direction des ateliers.

La journée sembla interminable à Thomas qui progressait sur sa selle avec dextérité pendant que son esprit vagabondait entre Georges et Saka. Il surprit d’ailleurs le chat parmi ses congénères à travers une vitre. On ne pouvait pas le rater compte tenu de sa taille démesurée.

Une fois l’heure atteinte, il se précipita à travers le parc, Saka le rejoignit et ils retrouvèrent Léon qui machouillait son mégo devant l’orphelinat, à guetter le retour de Georges. Ils trépignèrent tous les deux jusqu’à la tombée de la nuit. Saka, de son côté, restait imperturbable, assis sur un des poteaux du majesteux escalier comme une statue d’ornement. C’est pourtant lui qui tourna la tête le premier quand Georges franchit les grilles d’entrée au loin. Ils coururent à sa rencontre.

— Alors ? demanda Léon.

— Et bien nous verrons, dit Georges. La plupart des autres avaient des « Curta ».

— Des quoi ?

— Des machines à calculer.

Thomas prit Georges par les épaules.

— Les autres on s’en fout, dit-il. Comment tu t’en es sorti toi ?

— La plupart des problèmes s’avéraient relativement simples mais j’ai trouvé deux énoncés… déroutants.

— Aller, ça va l’faire, dit Léon. Combien vous étiez ? Et y a combien de places ?

– Nous étions onze, mais je ne sais pas combien ils en prennent. Résultats lundi, après les diplomes et le forum.

Il sortit ce qui devait être un condensateur de sa poche en souriant.

— Je n’y serais pas allé pour rien de toute façon.

— Parfait, tu vas pouvoir la finir cette radio ! dit Thomas. Maintenant on va manger !

Ils repartirent vers le réfectoire bras dessus bras dessous… suivis d’un chat.

+++

Les jours suivants, Georges passa son temps libre à régler sa radio. Thomas, lui, restait dans la bibliothèque, plus à discuter avec Saka qu’à faire le ménage. Il se sentait cependant obligé de s’y mettre quand Léon le rejoignait. La tache avançait à un rythme exaspérant. Saka ne comprenait pas pourquoi les humains se donnaient tant de mal pour nettoyer cette pièce. Le concept de toilette lui était bien connu, mais assez restreint tant que rien ne venait salir son pelage ou modifier son odeur. Quant à l’utilisation d’eau pour laver quoi que ce soit, il en était horrifié. Il se faisait tout juste à l’idée de l’écriture, des nombres, des livres, et de la transmission du savoir, mais la perception du temps, des dates ou des horaires de la journée le déroutait. Il avait bien conscience de lui-même, mais son existence n’était rythmée que par le jour, la nuit, la recherche de quelque chose à manger et parfois… par l’attirance d’une femelle.

– Quand ça arrive, je comprends pas, je pas pouvoir m’en empêcher, comme si elles me contrôlaient.

– Ce sont les hormones, tu n’y peux rien, dit Thomas en nettoyant une des étagères du fond de la bibliothèque.

– Les quoi ?

– Les hormones, c’est ton corps qui les produit, elles créent un désir et permettent à ton espèce de se reproduire et de survivre.

Bébés chats viennent de ce que je fais avec femelles ?!

– oui… c’est le rôle du père.

– Par tous les lions ! (la découverte d’un félin de quinze fois son poids dans un des livres l’avait ébahi, il s’était alors mis à utiliser les lions dans ses expressions) Combien ai-je enfants ?

– Cela dépend de combien de fois tu as… haaa mais on ne pourrait pas parler d’autre chose ?

Saka se mit à tourner en rond.

Mais non, on parler pas d’autre chose ! Chattes font cinq ou six petits à chaque fois, je suis donc papa de… de… je pas encore savoir compter jusque-là !  Comment moi pouvoir s'’occuper de tous ces chatons ?

Thomas s’interrompit pour regarder dans le vide.

– Je n’en sais rien, mes parents ne semblent pas s’en être sortis avec moi… mais tu devrais assumer ta part de responsabilité !

– Oui… c'est sûr… je leur ai donné chance de vivre… en ayant un père… exceptionnel ! Je pourrais être le seul chat du monde à parler à un humain hein !

Thomas préféra en rire et reprit le nettoyage avant de poursuivre.

– D’ailleurs sais-tu pourquoi on peut se parler ? Tu y arrives avec d’autres humains toi ? Moi ça ne donne rien avec les chats du parc.

– Je pas savoir, impression que nous sommes liés. Je ressentir cela qu’avec toi. Pas de conversation avec autres chats, communication restreinte, sans son sauf feulement. Emotions possibles comme faim, colère, désir… mais impossible de demander quelque chose à eux.

–    Et les autres humains ne comprennent pas notre langage, Georges et Léon nous regardent encore comme des extraterrestres quand on parle, nous voilà bien avancés, dit Thomas 

Avant de descendre au réfectoire pour le diner, ils firent un détour par la chambre pour découvrir Georges et Léon assis autour de la radio artisanale d’où sortait une voie grésillante.

– Alors ? dit Thomas.

– STOP ! un pas en arrière dit Georges en levant la main. Protocole sanitaire pour tous les deux !

– On restera devant la porte, ça en est où avec l’Allemagne ?

– Ça s’annonce mal, dit Léon, mais pas encore d’guerre.

Georges éteignit la radio et la plaça soigneusement au bout de son lit.

– Il va par contre falloir vous nettoyer si vous voulez qu’on mange à la même table, dit-il.

– On se secouera dans les escaliers, dit Thomas. Venez.

Les autres orphelins de l’étage commençaient à regarder les trois garçons avec étonnement depuis qu’un chat les suivait à la trace, mais personne ne leur en parlait. L’histoire de la bagarre avec Delorme et ses acolytes avait fini par s’ébruiter et semblait les rendre méfiants. Ils s’approchaient encore moins de Saka, comme s’il avait terrassé la bande à lui seul.

–    Les résultats sont demain, dit Thomas en portant une cuillère de soupe à sa bouche.

Saka attendait allongé sous la table, guettant d’éventuelles chutes d’aliments.

– Oui, je vais encore mal dormir, dit Georges. Mais bon, ils feraient une erreur de ne pas me prendre quand je vois le niveau des ingénieurs actuels.

– Attention, l’arrogance précède la ruine, et l’orgueil précède la chute, dit Léon.

– Tu passerais presque pour un érudit quand tu cites les âneries de la bible, dit Geoges avec un clin d’œil. Dommage que ce soit cet ouvrage que tu connaisses par cœur même si cela reste impressionnant pour quelqu’un qui peine à lire.

Léon s’arrêta de manger pour lever des yeux ébahis.

– Seigneur dieu, ça serait pas une sorte de compliment qu’tu viens de faire là ?! Quinze années d’attente… Alléluia !

Il prit son frère sous le bras pour lui embrasser le crâne et déclencha les rires du trio.

+++

Thomas s’était décidé à avancer dans la bibliothèque ce soir-là pendant que Léon servait aux complies et que Georges installait un caisson de protection sur sa radio. Il alluma une lampe et ouvrit quelques fenêtres pour laisser sortir Saka qui n’avait pas rechigné à passer la nuit dehors, il inspectait désormais les autres chats les plus jeunes du parc avec un regard attentif. Thomas le suspectait d’être plus concerné par la découverte de sa paternité qu’il ne voulait bien l’avouer. Seul le mur de livre au fond de la bibliothèque était propre. Thomas entreprit un nettoyage des rayonnages restants du haut vers le bas sur les conseils de Georges, il époussetait le dessus des meubles et il descendrait d’étage en étage pour finir par ramasser le gros de la poussière sur le sol. La tache était barbante à souhait, mais il espérait au moins montrer qu’il y avait passé du temps pour éviter une nouvelle sanction.   Il travailla tard et se décida enfin à aller se coucher. Après avoir éteint et fermé les fenêtres, il rejoint les toilettes pour se rincer les mains et le visage d'une eau toujours douteuse. Il eu la curiosité d’inspecter les traces dans le bois sur un des murs. Deux entailles nettes, comme des coups de lames bien aiguisées, croisaient des empreintes plus grossières et superficielles, séries de cinq balafres parallèles, des griffures. Les seuls mots compréhensibles gravés étaient « Prison », « Orphelin » et « Abandon », rien de surprenant.

De retour devant la bibliothèque pour verrouiller les portes, il lui sembla percevoir un bruit à l’intérieur, Une fenêtre mal fermée ou Saka peut être, mais une vengeance de Delorme était aussi envisageable. Il se glissa derrière la banque d’entrée.  Dans le noir profond d’une nuit sans lune et sans étoile, il retrouva l’ambiance glaçante du soir ou Saka l’avait surpris avec cette forêt sordide au plafond et ces rangées de livres immobiles face à lui. Chaque couloir se perdait dans la pénombre bien avant qu’il ne puisse en distinguer la fin.

Un bruit étouffé brisa le silence à nouveau, un frottement puis quelques pas. Thomas avança comme une ombre entre les allées et s’arrêta nette, pétrifié quand il l’aperçut. Une silhouette sombre de profil, devant le mur couvert de livres à l’autre extrémité. Une carrure masculine, plus grande que Delorme, mais plus fine que Meunier, il portait un manteau long aux épaules marquées qui lui descendait jusqu’aux genoux. Un reflet faible laissait deviner au moins une rangée de boutons métalliques sur le flanc, une capuche baissée sur sa tête masquait son visage dans le noir. Le souffle court, Thomas resta immobile contre une des bibliothèques, il ne reconnaissait pas cet étranger. Soudain, l’homme se tourna face à lui, cherchant quelque chose dans la penombre. Thomas espérait être dissimulé dans l’obscurité de l’allée, parfaitement silencieux, il aperçut le brillant de deux pupilles qui pointaient dans sa direction juste sous le rebord de la capuche.   

Le temps que dura ce face-à-face statique lui sembla suspendu, chacun de ses sens était en alerte et pourtant en dehors des battements de son propre cœur, il ne percevait rien, ne sentait rien et ne distinguait rien d’autre que les contours fantomatiques de cet intrus dans la nuit. Il ne reprit sa respiration que lorsqu'il l’entendit renifler à plusieurs reprises, il le vit tourner la tête calmement pour inspecter les allées parallèles. L'inconnu fit quelques pas qui résonnèrent un peu plus sur une zone dépoussiérée du parquet. Enfin, il grogna et se retourna pour examiner la bibliothèque nettoyée au fond. À distance dans son dos, Thomas en profita pour se rapprocher. Il connaissait suffisamment la pièce pour frôler les meubles sans les heurter, pour progresser sans être vu et pour marcher là ou les moutons étoufferaient ses pas. L’homme semblait fouiller et chercher quelque chose dans les rayonnages. Il inspecta quelques livres puis s’arrêta et leva la tête, fixé sur un point. Il déplaça l’échelle et la gravie aux deux tiers sans se soucier du grincement des barreaux sous son poids. Il renifla à nouveau, posa un pied sur une des étagères et poussa quelques livres sur le côté. Il marqua une pause et sauta vers l’avant comme s’il voulait enfoncer le mur. C’est alors que l'impensable se produisit. L’ensemble de la section sur laquelle il s’était jeté se mit à tourner dans un cliquetis mécanique qui prit fin dans un soupir. En une seconde, il avait disparu. Mangé par la bibliothèque. Un pan complet de livres venait d’être remplacé par une version identique, mais grise de poussière à quatre mètres de hauteur comme une tache au milieu de la toile propre de Thomas qui en resta bouche bée. Il s'était trouvé au même endroit les jours précédents sans rien remarquer.

Le grincement atténué d’un escalier derrière le mur le sortit de sa torpeur. Il s’approcha pour coller son oreille au fond d’une cavité vide. Il n’entendit rien ou presque, peut-être une ouverture de tiroir ou le déplacement d’une chaise. À en juger par la faiblesse des sons, la cloison qui les séparait devait être particulièrement épaisse. S’ensuivit un silence de plusieurs minutes qui prit fin avec le retour de pas sur des marches. Thomas se précipita derrière une des étagères, dans l’ombre d’une allée et observa à nouveau du coin de l’œil l’activation de cette porte cachée. La silhouette mystérieuse réapparut sur le mur, agrippa l’échelle et la descendit d'une glissade maitrisée. L’homme fit deux pas en direction de la sortie puis s’arrêta net. Il renifla l’air puis la section où Thomas avait collé son oreille quelques minutes plus tôt comme un limier. Il se retourna d’un coup pour fixer les allées de livres et se mit à crier ou plutôt… aboyer des sons étranges.

C’est alors que Thomas perçut des pas légers et rapides approcher dans son dos. Avant d’avoir pu se tourner, quelque chose de lourd lui percuta le bassin et il tomba à plat ventre. Une décharge lui électrifia la nuque, transpercée par des lames, ou plutôt par une mâchoire serrée qui le maintenait face contre terre à en juger par la bruyante respiration qui soufflait à ses oreilles. Chaque tentative de mouvement même infime déclenchait une douleur atroce à mesure que des dents puissantes s’enfonçaient un peu plus dans sa peau. Un filet de sang commençait à couler jusqu’à son menton, il ne s’était jamais senti aussi faible, comme paralysé.

– Le murmure dans l’ombre, dit une voix grave marquée d’un accent, au-dessus de lui.

L’homme s’était approché, Thomas devinait des chaussures à quelques centimètres de sa tête.

– Le murmure dans l’ombre, répéta-t-il plus fort.

Silence dans la pièce. Comme s’il attendait une réponse.

– Je… je ne sais pas de quoi vous parlez, je n’ai rien fais, je m’occupe du ménage ici, je venais fermer les portes quand j’ai entendu du bruit.

L’homme cracha au sol à côté de lui, grogna quelques sons et s’éloigna. La mâchoire se desserra et la créature qui l’avait ainsi immobilisée disparut dans une allée, au rythme d’une marche à quatre pattes, avant qu’il n’ait pu l’apercevoir.

Il se retourna sur le dos et resta allongé un moment, le temps de sentir la force revenir dans ses bras et ses jambes. Il palpa sa nuque, et vit sa main se couvrir de sang, ses plaies, bien que sensibles ne semblaient pas trop profonde. Il s’assit et mobilisa son cou engourdi avec précaution. 

–    C’était quoi ce bordel ? balbutia-t-il pour lui-même.

La scène lui avait semblé surréaliste et les questions se bousculaient dans sa tête etourdie. Qui était cet étranger… et sa créature ? Qu’étaient-ils venus chercher et qu’avaient-il voulu lui dire ? Encore sous le choc, il se leva en grimaçant, l’urgence n’était pas aux réponses, mais à se faire soigner, en sécurité. Il se traina vers la sortie et entreprit de rejoindre le dortoir.

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