Chap 7 : Renault

Par MaxPic

Le lendemain, Saka se leva et disparu dès que Léon ouvrit la porte pour aller se laver.

À son retour des sanitaires, il dut tirer Thomas du lit, sa prière à haute voix n’ayant pas suffi à le réveiller.

— T’as encore mal dormi toi !

— Ouais, je nage dans le mazout là.

— C’est Saka j’penses, chaque fois qu’tu dors avec…

— J’ai encore parlé ?

— Oui, ton nouveau langage animal, dit Georges.

— Faut que j’arrête de dormir avec lui, je vais finir chèvre.

— Ou chat, dit Georges en rigolant.

Une fois habillés, ils passèrent en coup de vent au réfectoire prendre un petit déjeuner. Thomas signala au concierge qu’ils comptaient passer la journée à nettoyer la bibliothèque. Seul endroit où il ne viendrai jamais les chercher. Il escaladèrent en secret l'enceinte en bordure du parc, là ou le lierre rampant avalait une section du mur, leur offrant des prises sur toute la hauteur. Ils jouèrent ensuite les funambules sur la crète jusqu'au vieux lampadaire métalique qui leur permis de redescendre de l'autre coté. Le temps d'un sourire complice, ils se mirent en route en silence. Sur le trajet, ils s’arrêtèrent feuilleter le quotidien du jour qui publiait, outre la perte d’un sous-marin en exercice en mer de Chine, une critique du ministre de la guerre, Daladier, et de sa politique de main tendue envers l’Allemagne. « Face à vos mains se trouvent des poings ». Les nations européennes jouaient une partition périlleuse, orchestre d’alliance, d’influence et de menace au final potentiellement sanglant. S’il devait y avoir une guerre, elle serait courte et la France en sortirait vainqueur ! Les garçons déguerpirent quand on leur demanda de payer pour lire la suite.

L’usine en vue, Georges leur précisa que le samedi il n’y avait pas d’enseignement théorique, mais que les chaines tournaient à plein régime pour équiper l’armée. Plusieurs cadres s’étaient montrés imbuvables avec lui, mais un seul avait été violent, Mr Theron. L’ensemble de l’ile, mais aussi les rives droites et gauches étaient couverts d’immenses blocs de béton, des usines derniers cris, le joyau des frères Renault.

— C’est par là, dit Georges.

Ils entrèrent dans un bâtiment deux fois la taille d’une église… minimum. Une odeur d’huile et de fumée accompagnée du vacarme des engrenages et des postes de soudures les accueillit, le tout dans un balai d’éclairs lumineux dansant autour d’une série de chars d’assaut.

— C’est ici qu’tu te forme ? Hurla Léon ?

— Plus loin !

Georges les guida vers le fond du bâtiment. Une poignée d’ouvriers au visage noirci sous leur béret détournèrent brièvement le regard à leur passage, les autres, derrière leurs masques de protection, ne les remarquèrent même pas ; fourmis ouvrières obnubilées par la cadence du travail à la chaine au service des soldats. Ils avancèrent dans une zone désertée, séparée du reste de l’usine par une cloison, la rendant plus calme. Une dizaine de postes étaient installés, chacun avec une machine différente, Thomas était bien incapable d’en trouver une seule dont il connaisse l’utilité. Un homme entra derrière eux.

— Tu tombes bien Georges, la direction t'as convoqué lundi mais puisque tu es là...

Il décrochat un telephone mural, composa numéro et annonca qu'il avait Georges sous la main.

— On arrive, dit-il avant de raccrocher. 

— Pardon ? dit Georges, le visage déconfit. Vous devez faire erreur Mr Miel.

— Qui t’accompagne ? répondit l'instructeur.

— On est ses frères, dit Léon, où il va, on va.

L’instructeur regarda Georges qui acquiesça d’un signe de tête.

— Y a pas d’erreur non, suivez-moi.

Ils quittèrent tous les quatre l’atelier à marche forcée et passèrent devant la centrale électrique, le pont d’embarquement et ce qui devait être l’entrée d’une piste souterraine pour rejoindre la dernière construction avant la Seine. Des murs de béton à la pointe de l’ile sortaient de l’eau sur quinze mètres de haut, comme un paquebot fendant la mer. Ils se laissèrent guider vers le hall puis dans les étages. Le contraste avec l’usine était saisissant, il y régnait un calme presque religieux et un discret parfum de tabac avait remplacé les odeurs de soudures. Ils suivirent Mr Miel dans un secrétariat où tout semblait à sa place. D’un geste de la main une employée les fit patienter, elle se leva pour annoncer leur arrivée dans la pièce suivante.

— Faites-le entrer, dit une voix masculine autoritaire.

— Ils sont trois en plus de Mr Miel, répondis la secrétaire.

— Qui l’accompagne ?

— Ses frères, dit Mr Miel depuis le pas de la porte.

— Où sont ses parents ?

— Morts ! répondit Léon, suffisamment fort pour être entendu.

Après un silence, la secrétaire les invita à entrer. Un gaillard en costume, d’une cinquantaine d’années, le crane dégarni, leur indiqua les chaises de l’autre côté de son bureau, il y en avait trois. Mr Miel inspecta la pièce à la recherche d’un siège supplémentaire, il se raidit et choisi de rester debout en remarquant la présence dans le fond d’un deuxième homme qui les observait. Il avait un visage long et sévère, rasé de prêt, les cheveux gominés en arrière, deux grandes rides verticales lui fendaient les joues comme des tranchées creusées sur le trajet des larmes. Il patientait dans la pénombre, les mains croisées, assis dans un fauteuil de cuir. Des photos de voitures et de pilotes décoraient les murs derrière lui et tout autour de la pièce façon musée.

— Bonjour, je suis monsieur Morie, le directeur technique du site, dit l’homme qui les avait accueillis, nous avons été informés de l’incident d’hier, Mr Gleyze.

— Nous aussi, dit Léon en indiquant la tempe de Georges, il suffit d’regarder la tête et les lunettes de mon frère !

— Veuillez croire que nous traitons la violence dans les ateliers avec la plus grande sévérité, Mr Théron n’enseignera plus aux apprentis

— C’est tout ? il est pas renvoyé ? demanda Léon

— C’est un syndicaliste et le contexte social est tendu, nous sortons d’une année de grève difficile et appliquons le protocole de sanction prévu.

Le directeur jeta un coup d’œil en direction de Mr Silence au fond de la pièce et poursuivit :

— Je vous présente, au nom de l’entreprise Renault, de sincères excuses.

Un silence de stupéfaction s’installa, Georges y mit fin d’un hochement de la tête en guise d’acceptation.

— Vous ne nous avez pas fait venir ici pour des excuses, n’est-ce pas ? dit Thomas.

— Non, en effet, répondit le deuxième homme d’une voix placide. J’aimerais savoir ce qu’il s’est passé au bureau d’étude hier matin ?

Thomas se tourna vers Georges pour lui demander « c’est qui ? » du bout des lèvres, celui-ci leva les épaules en guise de réponse.

— Il a corrigé l’travail de vos ingénieurs, rien de plus, dit Léon.

— Pourrais-je entendre la version de Mr Georges Gleyze si vous le permettez ?   

Léon regarda son frère et l’incita à parler.

— Les calculs des contraintes appliquées au train de roulement du R35 que l’on m’a montré hier comportaient une erreur, je l’ai signalé aux ingénieurs qui ont préféré en rire et me renvoyer. À mon avis, ils n’étaient pas compétents sur ce modèle.

L’homme se leva et s'assit sur le bureau du directeur technique, face à Georges. Thomas le regarda de plus près et eut l’impression d’avoir déjà vu sa tête quelque part.

— Quelle formation avez-vous en mathématique et en physique, Mr Gleyze ? dit-il.

— Aucune, à part le certificat d’études obtenu à l’orphelinat, mais je lis tous les jours.

L’homme sourit, permettant à Thomas de comprendre d’où lui venait cette sensation de visage familier, ces fossettes et ce regard espiègle décoraient les murs de la pièce, trente ans plus jeune, un casque à la main devant une voiture de course sur un cadre, inaugurant le dernier modèle de la marque sur un autre. Son nom se trouvait sous chacune des photos, c’était Louis Renault !

— Comment avez-vous fait pour repérer une erreur de calcul en si peu de temps ? reprit-il.

— Les mathématiques, la physique et les dessins techniques c’est mon langage, ma musique. La mélodie que j’avais sous les yeux comportait une mauvaise note, les suivantes sonnaient faux également, dit Georges.

— Fascinant, dit Mr Renault, voilà trois ans que nous produisons le modèle R35 et que l’armée l’utilise. Les retours en usines et les entretiens ont révélé un défaut sur le train de roulement et j’ai appris hier d’où venait le problème. Quand on m’a dit que c’était un élève mécanicien qui avait mis le doigt dessus, et en un coup d’œil, j’avais du mal à le croire.

Il regardait Georges avec insistance, celui-ci détourna les yeux. Son regard n’était pas agressif, Thomas y décelait plutôt une forme d’enthousiasme. Venant de lui, Louis Renault, il n’en revenait pas !

— Nous organisons mardi une séance de recrutement de nouveaux ingénieurs et j’aimerais que vous y participiez.

— In… ingénieur vous dites ? Bien sûr qu’il viendra, dit Léon béat.

— Vous… vous êtes Mr Renault ? demanda Georges.

— Tu es plus doué avec les chiffres qu’avec les visages n’est-ce pas ? Hitler a modernisé l’Allemagne de manière brillante, nous avons un train de retard et il nous faut du sang neuf, Il nous impose un défi, une course à l'armement inédite. Pour le relever, nous pourrions avoir besoin ... de gens comme toi. 

— Vous l’avez rencontré ? Demanda Léon, debout.

— Oui, à plusieurs reprises, il…

— Mais fallait lui tordre le cou ! l’interrompit Léon les dents sérrées.

Louis Renault rit un instant, puis son visage s'assombrit lentement et les fixa d'un regard glaçant.

— Vous êtes trop jeune pour comprendre. On n’évite pas les guerres en tuant des chefs d’État, regardez l’assassinat de Sarajevo en 1914. Il reste une place pour la paix, même si notre carnet de commandes est plein, j’aime à penser que nous avons plus à gagner dans la paix que dans la guerre, et c’est ce que j’ai défendu auprès du chancelier. Hitler est un personnage convaincant, mais sous ses belles paroles se cache un tyran terrible, avide de vengeance. Pas une fois il n’a envisagé un accord économique ou politique, son ambition est sans limite. Quant à envisager un attentat contre lui, je souhaite bien du courage à ceux qui s’y essaieront, il est inapprochable.

Un silence pesant s’installa dans la pièce jusqu’à ce que Mr Renault le brise.

— Bien, je vais devoir vous laisser… Mr Gleyze, y a-t-il, au-delà de nos excuses, quelque chose qui puisse soulager votre blessure et vous convaincre de venir à notre séance de recrutement mardi ?

Georges réfléchit une seconde et leva des yeux d’enfant.

— Il me manque un condensateur électrolytique pour un poste radio

— Que vous fabriquez vous-même j’espère ?

— Oui.

— Parfait. Mr Morie, veuillez satisfaire la demande de Mr Gleyze et lui trouver une nouvelle paire de lunettes.

Léon ôta les lunettes de son nez et les inspecta d'un regard triste, faisant glisser ses doigts sur les carreaux.

— Ça ira, Mr Renault, il s’agissait des lunettes de mon père.

— Voyez-vous encore seulement à travers ?

— Suffisamment, répondit Georges.

— Bien, alors à mardi !

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