Careless Whisper - George Michael & Postmodern Jukebox

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/izGwDsrQ1eQ

Pour la version Postmodern Jukebox :
https://youtu.be/lVXziMFEqX0

Mon père et moi sommes nés la même année à trente ans d’écart. De cette différence d’âge se créée de nombreux creux dans nos goûts et nos décisions. À un âge où je commençais la flûte traversière par choix personnel, il apprenait le saxophone pour éviter des années de solfèges obligatoires de cette époque. Là où j’ai grandi dans un univers qui plaçait la dance, le hip-hop et le rap en premier plan, il a été élevé avec ce qu’on appelle désormais avec un peu de mélancolie ‘‘les chanteurs morts’’. Et même si mon père a su me transmettre son amour de Georges Brassens, son intérêt pour Jacques Brel et la curiosité pour la flûte traversière qu’il aurait pu choisir comme instrument si le saxophone ne le libérait pas d’une corvée, il y a tout un monde et toute une part de sa vie qui m’est restée obscure. Car ma mère, violoniste classique jusqu’au bout des doigts, s’est mariée à un saxophoniste passionné de jazz, prouvant par l’union que ces deux genres ne sont pas si éloignés qu’on pourrait le croire.

 

Tout petit, déjà, j’allais l’écouter dans des big bands, des fanfares et des harmonies. Mon père n’a jamais été un instrumentiste professionnel, mais il a maintenu une pratique tout au long de sa vie. Il s’inscrivait dans tous les groupes amateurs où l’on avait besoin de lui. Je le voyais avec ses quatre types de saxophones, allant du baryton qui était plus grand que moi, au soprano qui ressemblait à un mélange entre une trompette et une clarinette. Quand bien même il n’aurait pas pu jouer en concert, mon père était passionné par l’ingénierie du son et a toujours possédé chez lui table de mixage, studio, micro et ordinateur. Il cherchait sur internet des reprises pour quatuor de saxophones, des arrangements, des musiques qui lui plaisaient et enregistrait chacune des voix avec chacun de ses instruments, avant d’assembler le tout et montrer le résultat à tout le monde. Et pourtant, malgré sa passion qui l’obligeait dans les premières années de nos vies à répéter dans une cave non chauffée, appuyant sur les clés de son instrument avec des gants tant il faisait froid pour ne pas nous réveiller de nos siestes… L’univers du jazz m’est très longtemps resté obscur et lointain, que j’entendais beaucoup sans vraiment connaître. Un monde de surface qui touchait mon père en profondeur, et qu’il partageait avec qui le voulait, mais qui m’était étranger.

 

Je n’ai pas de souvenir de la première musique jazzy qu’il ait pu me faire écouter. La musique dans ma maison défilait constamment sur les enceintes du salon, branchées sur un ordinateur contenant une myriade de CD et qui passait le tout en aléatoire. Nos chansons pour enfant se mélangeaient avec les œuvres classiques de ma mère et le jazz de mon père. Mais si je devais en choisir une, quelque part entre Work Song et Blue Monk, ce serait celle qui s’est imposée pour cette Musique Capsule. Bien qu’elle soit plus proche de la pop anglaise des années quatre-vingt que du véritable jazz, la musique que j’associe le plus à mon père de cette époque est Careless Whisper de George Michael.

 

J’ai un souvenir très net d’avoir entendu cette chanson sonner par hasard dans le salon. Mon père avait accouru pour m’en parler, alors que le solo iconique du saxophone résonnait avec tout l’écho de son mix. Il m’avait dit « Je rêve de jouer ça ». Je lui avais demandé : « Pourquoi tu ne le joues pas? ». Il avait haussé les épaules en répondant comme une évidence : « C’est beaucoup trop difficile ».

 

Tout dans la chanson sonnait vieux. L’écho du saxophone brillant comme des étoiles enregistrées sur une cassette, la lenteur de son tempo, à peine appuyé par une fausse batterie un peu pauvre… Tout évoquait une de ces caresses nostalgiques, celles qui font leur temps. Mais je ne me souciais pas du chant, ni même des autres instruments : comme mon père, j’étais à l’affût du saxophone, qui, une fois l’introduction terminée, se faisait beaucoup trop discret pour mes oreilles. Mon père, tout aussi peu concerné par le synthétiseur que moi, s’en alla quand il s’assura qu’il ne pouvait plus entendre ce qui le passionnait. Alors je laissais tomber également. Même en grandissant, je ne comprenais pas l’intérêt que pouvait avoir mon père pour une chanson qui, pour un thème iconique, semblait ennuyeuse pour le reste.

 

Pendant très longtemps, je grandis sans écouter Careless Whisper. Elle n’évoquait en moi qu’une immense frustration une fois le saxophone disparu. Avec l’adolescence, je sortis des sentiers battus pour explorer ma musique, mes propres goûts. Je fis la connaissance du metal, mes parents m’accusèrent d’aimer de la musique de sauvage. Incapable de les convaincre, je m’isolais, recouvrant du son de mon enceinte personnelle celle qui pouvait s’entendre dans le salon familial. Nous qui avions été si proches, partageant la même passion, nous cessions de parler musique, restant chacun dans son coin et ses avis.

 

Jusqu’à ce qu’un jour, le lycée s’arrêtant pour les vacances d’été, je me mis en tête d’ouvrir encore une fois mes horizons. S’il y a bien quelque chose que je dois reconnaître de merveilleux à ma génération, c’est cette possibilité d’accéder à la musique de manière facile et gratuite. J’usais d’ordinateur et d’internet depuis mon enfance, je savais parfaitement comment découvrir et comment chercher. C’est ainsi que j’entendis de fabuleuses chansons qui me suivront pour longtemps. J’évoque ici d’une chaîne YouTube que j’ai déjà mentionnée auparavant, mais qui m’était inconnue à l’époque. Le coup de cœur fut immédiat. Leur principe était simple : rejouer en jazz les classiques et succès populaires de tous les genres, pouvant aller de Britney Spears à Freddy Mercury. Et alors que, les oreilles grandes ouvertes, émerveillé, je faisais défiler toutes leurs reprises en cherchant des noms qui me disait quelque chose, je me figeai sur un titre que je ne reconnaissais que trop bien.

 

Fini le tempo nonchalant et l’écho des étoiles, Careless Whisper s’était transformée en une musique dansante avec un rythme qui donnait envie de claquer des doigts. Plus de réverbération, plus de synthétiseur, tout devenait plus acoustique, plus naturel. Et surtout, enfin, quelqu’un avait entendu mes prières de plusieurs années : le saxophone partait, mais revenait, se payant le luxe d’improviser sur cinq temps et de faire un petit clin d’œil jazz à Take Five. Tout ce qui faisait daté avait été modernisé, le reste avait été vieilli, donnant à l’ensemble une forme unique. À la fin de l’écoute, je demeurai silencieux. Je ne pouvais pas changer de musique, j’étais figé sur la pause de mon lecteur, hésitant sur ce que je devais faire.

 

Je fus plutôt stratégique. Je branchais la tablette familiale sur l’enceinte alors que mon père passait dans le salon et mis en route le son. L’hameçon fonctionna. Il me demanda « Qu’est-ce que c’est ? », mais il resta au bout pour l’écouter. Et sans nul doute que cela lui plut : le saxophone avait enfin la place qu’il méritait.

 

Il alla chercher de lui-même « Postmodern Jukebox » sur internet. Il me fit découvrir d’autres chansons d’eux, que je n’avais pas encore eu le temps d’écouter. Un lien s’était recréé à nouveau, sur la même chanson où la distance s’était faite. Même si mon père n’a jamais pu jouer ce solo au saxophone, Scott Bradlee et Dave Koz l’ont interprété et arrangé de manière à ce que nous ayons pu nous retrouver, malgré ce manque.

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Ewen
Posté le 28/08/2021
Vachement stylée cette version de Postmodern Jukebox ! (d'ailleurs petite coquille dans le titre de ton chapitre : tu as écrit JOkebox au lieu de JUkebox)

Concernant ton anecdote, je ne me lasse pas de ta façon de narrer, et tu sembles avoir tellement de souvenirs associés à telle ou telle chanson ! Est-il possible que ce recueil ait un jour une fin ?? (Ce que je n'espère absolument pas)
Pouiny
Posté le 29/08/2021
j'avais tellement pas vu j'en peux plus xD

J'y ai déjà pensé à une fin mais honnêtement pour l'instant il m'en reste au moins une bonne trentaine et ça ne prend pas en compte celles qui se forment sur le moment présent et que j'écrirai sans doute dans un an ou deux, je sais pas xD


C'est très instinctif en fait, j'ai des musiques où je me dis "je veux écrire dessus" mais généralement j'écris les musique capsule sur un coup de tête quand je retombe plus ou moins par hasard sur une musique qui m'en rappelle une ^^ et comme je passe le plus clair de mon temps avec de la musique, j'ai encore de quoi faire! En tout cas, merci pour l'intérêt que tu y portes ! Des fois je me dis que c'est compliqué pour des gens qui ne sont pas moi de trouver de l'intérêt pour ces bulles de souvenir, qui seraient très souvent les scènes supprimées des films x)
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