Bullets

Bullets

  • Très bien alors, aujourd’hui j’espère que vous avez tous pris un petit déjeuner digne de ce nom puisque nous n’allons pas nous coucher de bonne heure ! Voici le programme, Ethan tu le fais passer s’il te plait ?

J’étais très enthousiaste à l’idée de démarrer une journée de 12h qui promettait d être 12h non stop, j’aimais ces journées marathon, parce qu’elles me permettaient de ne penser à rien d’autre qu’à mon job. A l’instant présent. Et j’avais besoin de ce refuge temporel. Je savais que ma journée démarrait à 8h et ne se terminerait pas avant 22h, parfait. Je savais aussi l’enjeu de cette journée, ou plutôt de la soirée à venir. Les dirigeants de grandes entreprises canadiennes allaient venir découvrir la sphère, et il me faudrait être persuasive pour qu’ils aient envie d’investir et de développer le concept à Montréal. Et cette perspective était si existante qu’elle me faisait oublier tous les mécanismes de défense que je m’étais crée. J’envisageais un nouveau départ. Enfin.

  • Alors comme vous le voyez tous, je vous ai mis en équipe, les binômes sont répartis dans les différents pavillons, la journée va être longue, je me répète, alors n’hésitez pas à me demander de vous relayer si à un moment vous avez besoin de souffler, je reste à l’écoute et je ne cesserai de parcourir la sphère, on se branche, canal 9 comme toujours, j’espère que tout le monde à pensé à charger sa radio hier !

Marie m'interpelle lorsqu'elle découvre la liste des binômes :

  • Euh, petit question, j’suis obligée de me coltiner Masson toute la journée ?

  • Hé ! J’suis là Marie, au cas où tu n’aurais pas remarqué ! Si je te gène t’as qu’à le dire et puis ça veut dire quoi coltiner ? Putain tu crois peut être que t’es facile à supporter dans un espace confiné de 20m² ?

  • Ouais je pense être de bonne composition Mas, alors que toi t’es carrément chiant !...

J'avais imaginé ces prises de bec des centaines de fois, à chaque événement c'était la même rengaine, « machin » qui me demande de ne pas être avec « truc » qui lui-même ne peut plus encadrer « bidule »... Je savais à quel point il était compliqué de mettre au point ces équipes, je n’avais pas prévu que Marie et Masson se brouilleraient entre temps ! Gérer une équipe de gamins de 20 ans n'était vraiment pas une mince affaire !

  • Bon alors on va arrêter les chamailleries de maternelle deux minutes ! On a tous un planning de fou ok ? Mais voilà, je vous expose le topo, vous êtes 16, et on est deux à gérer l’équipe, est-ce que quelqu’un voit Andromaque à coté de moi ?

  • Arrête de l’appeler Andromaque tu veux ?

A cet instant, j’ai cru que mon cœur venait de faire deux battements à la suite dans un mouvement si désordonné que j’ai du me raccrocher à la table pour ne pas tomber. Judes venait de faire son apparition, il était adossé au chambranle de la porte, toujours aussi terriblement attirant, mais bizarrement encore davantage à cet instant. Dans son costume anthracite il était à tomber, il ne le sortait que pour les journées particulières, celles qui avaient un enjeu majeur. Comme aujourd’hui.

  • Tu sais très bien qu’elle a le don de me mettre en rogne avec ses scènes dramatiques, elle devrait s’inscrire dans une troupe de théâtre, dis lui seulement d’éviter de venir dans la mienne, on ne joue pas de tragédie, ce n’est pas dans notre registre.

Je voyais les yeux de mon équipe osciller entre Judes et moi. Ils attendaient sûrement de connaître la suite de notre dialogue, et devaient imaginer qu’on ne les voyait plus à cet instant. Il faut dire que Judes avait le don pour me faire oublier l’univers autour de moi, et j’avais la fâcheuse tendance à me croire dans un monde parallèle dès qu’il s’adressait à moi.

  • Si vous voulez bien nous excuser, je dois parler à Melle Standford.

Il disait cela sans même regarder mon équipe. Il gardait ses yeux rivés dans les miens. C’était incroyablement déstabilisant.

  • Ne congédie pas mon équipe à ma place tu veux ? Je n’ai pas fini le briefing de la journée…

  • Ben moi je te le termine ton briefing.

Il s’est enfin tournés vers eux et son magnétisme s’appliquait à l’assistance avec la même force qu’avec moi.

  • Vous êtes tous au taquet ce soir, je m’en fiche de ce que vous ferez dans la journée, à qui vous choisirez d’expliquer davantage nos cellules qu’à d’autres, si vous prenez 30 minutes ou 45 pour déjeuner.

Il avait ce charme électrique qui lui était propre, dès qu’il parlait personne n’osait dire mot. Ils étaient tous face à lui, à l’écouter, à sourire parfois suivant ses remarques. Et ils étaient à 100% d’accord avec son discours. Ils hochèrent la tête chacun leur tour, bizarrement Marie et Masson semblaient être de concert alors qu’il y a à peine deux minutes on se serait cru dans une cour d’école !

  • Par contre ce soir, je compte sur vous…nous comptons sur vous.

Il m’a regardé à cet instant comme si j’étais absolument nécessaire à l’entreprise de ce soir. Comme si pour lui aussi cette soirée était vitale, je me doute qu’il savait à quel point elle l’était pour moi.

  • Ce soir, et ce dès que le parc aura fermé ses portes au grand public, dès que les flambeaux seront allumés, à partir de cet instant je veux une équipe soudée, organisée, qui marche à l’unisson et tient le même discours. Ce soir c’est l’avenir de la sphère qui est en jeu. Le projet de Reg. Il se joue ce soir. Et croyez-moi vous avez autant à y gagner que nous. N’est-ce pas Lise ?

  • Evidemment. Je pense que chacun de vous connait l’enjeu. La validation de la sphère, l’exportation du projet, et c’est ce qu’il voulait. Alors laissez vos rancunes de côté aujourd’hui, je vous le demande sincèrement. J’ai besoin de vous pour mener à bien son rêve.

Et ensuite je pourrais enfin partir. J’aurais accompli ma mission et je pourrais reprendre ma vie à zéro là-bas. Je ne vois plus que par ça. Toutes les étapes sont là, ils ne restent plus qu’à les franchir. Faire notre show, plaire aux VIP Canadiens, faire valider la sphère, vendre le projet, partir les accompagner pour la mise en route, et rester là-bas… pour toujours.

  • Très bien si vous n’avez pas d’autres questions, comme je vous l’ai dit je reste branché sur le canal 9, je reste à l’écoute et je passerai d’ici une heure checker chaque pavillon. Bonne matinée à tous.

  • Merci Chef ! dit Masson sur un ton militaire, mimant un garde-à-vous approximatif.

Il esquissait un sourire en sortant de la salle, en passant à côté de moi il n’a pas pu s’empêcher de rajouter :

  • Promis je vais être sympa avec Marie. Ne t’inquiète pas, le canal 9 ne braillera pas avec nos insultes aujourd’hui.

  • Merci Mas. Je t’ai mis au P3 ce soir, j’ai besoin de quelqu’un de confiance à mes côtés.

  • J’ai vu, je serai là. Tu peux compter sur moi.

  • Je sais.

Toute l’équipe est sortie de la salle en bavardant, chacun connaissait son poste, et les pavillons allaient se remplir dans les minutes qui suivaient. Judes a attendu que tout le monde soit sorti pour fermer la porte derrière lui. Il me faisait face à présent.

  • Je peux savoir ce que tu fais ?

  • Un briefing, Judes, ça s’appelle un briefing !

  • Pas ce que tu fais à l’instant, ce que tu fiches ici ?

  • Il voulait que je sois là, je suis là, et je mènerai le projet à bout. Je n’ai pas demandé à être catapultée ici ! Je n’ai pas demandé à être à la tête d’un complexe dont je ne comprends même plus le sens ! Judes ! Je n’ai pas demandé à être privée d’un des piliers de ma vie encore une fois ! Merde ! Tu crois que c’est ce que j’avais projeté pour mon avenir !

  • Tu ne te rends pas compte dans quoi tu viens de mettre les pieds.

  • Et à qui la faute ? On ne m’informe de rien ! Mais est-ce que j’ai vraiment le choix ?

On reste face à face de longues minutes aucun ne lâchant le regard de l’autre. J’ai juste envie de me sauver de cet endroit qui m’oppresse de plus en plus, d’heures en heures, et je sais très bien comment mon corps me manifeste cet oppressement, je sais quand mon corps m’averti que je suis à bout, je ne veux pas m’écrouler devant lui comme j’ai pu le faire devant Ben.

  • Je n’ai pas envie d’être là Judes, mais il l’a voulu, et il doit bien il y avoir une raison. Je veux découvrir laquelle.

  • Fais donc comme tu veux, tu n’en fais réellement qu’à ta tête, tu ne changeras pas.

  • Tu es injuste.

  • Tu ne peux pas continuer à te cacher dans tes bouquins, ce n’est pas une façon de vivre. Tu fuis le monde réel. Tu te refugies auprès de tes personnages de romans à la moindre difficulté. Tu fais ton briefing le matin et ensuite tu fonces tête dans le guidon, pour au final t’enfermer tard le soir dans ton bureau, rouvrir une énième fois un de tes bouquins qui jonchent tes étagères. Je peux savoir quand est-ce que tu dors ? Quand est-ce que tu regardes le monde qui t’entoure ?

  • Mais il est pourri ce monde Judes !

  • Bien sûr qu’il est pourri ! Pourquoi crois-tu que Reg a crée ce complexe ? Tu veux que te dise ? Tu as arrêté de vivre à partir du moment où tu as réalisé que Ben ne reviendrait jamais…. A partir du moment où ça devenait trop difficile, donc tu t’es enfuie, tu as choisi la facilité …et moi j’avais besoin de toi.

  • Nous y voilà, voici la raison de ton attitude depuis que je suis arrivée ? Tu m’en veux ? Tu es en colère ? Tu m’accuses de quoi au juste ? Je t’avoir laissé ! Mais tu n’étais pas seul il me semble, elle était là elle !

Ses yeux semblent implorants, qu’importe. Il n’a pas le droit de me dire que je pars à la moindre difficulté, ce serait me traiter de lâche, je ne suis pas lâche, je suis juste à bout de force.

  • Je n’étais pas disponible, Judes. Pas à cet instant là, je n’y arrivais plus. T’entendre lui reprocher tant de choses, t’entendre te plaindre d’elle, d’être perdu, de ne trouver aucune solution, chaque jour, ne pas savoir comment t’apaiser, et me sentir impuissante. Je n’arrivais déjà pas à sortir de mon tunnel comment voulais-tu que je t’aide?

  • Je ne te demandais pas de trouver une solution, ton écoute me suffisait. Et ton écoute me manques, tes mots me manquent… ton odeur me manque.

Encore une fois, il me déstabilise, il me prend de court, mais je dois bien avouer qu’il m’a manqué aussi. Que je me suis enfuie d’une certaine manière parce-que c’était la seule solution pour survivre, parce que notre relation devenait toxique. Nos regards sont encore restés plongés l’un dans l’autre mais la distance s’est amenuisée et sans que je m’en rende compte, il n’était plus qu’à quelques centimètres de moi. Son regard me fige sur place, ce regard.

  • Tes mains me manquent…

Il caresse mes doigts l’un après l’autre, avec ses deux mains, chacune caressant mes phalanges de part et d’autre de mes mains. Et des frissons me traversent.

  • J’ai toujours aimé tes mains. Dès notre première rencontre. Et dès cet instant j’ai su que tu allais bouleverser ma vie.

  • Je m’en souviens. Tes caresses me semblent si lointaines. Comme appartenant à un autre temps. A une autre époque. L’époque ou j’étais importante à tes yeux.

Je n’ai dit ces dernières paroles qu’à mi-voix, comme pour formuler quelque chose qui me semblait à présent évident. Je le sens qui se fige à cet instant, il sert mes mains.

  • Monsieur Aldrigault ?

Judes soupire, il s’écarte trop rapidement de moi et ses mains quittent les miennes, trop tôt… je savais pourquoi je ne voulais pas qu’il me touche, c’est trop dur, trop dur de le laisser encore s’éloigner. Je m’étais promis de ne plus rien ressentir, pour m’épargner cette douleur invasive au fond de mon thorax. Cette douleur familière, qui m’était quotidienne.

  • Monsieur, je suis désolé de vous déranger mais on a un problème avec le pavillon 3.

  • Le pavillon 3 ?

Il se retourne.

  • Et les invités qui arrivent dans une heure, putain, fallait que ça nous tombe dessus ce soir… J’arrive Mat.

Son expression s’est durcie. Il est redevenu froid l’espace d’un instant, distant. Il s’éloigne sans un mot, sans un regard. Et il me laisse là, seule. Un souci ? Au sein de la sphère ? Et il ne m’emmène pas avec lui ? Si ce quelconque souci met en péril la soirée je ne devrais pas être au courant ?

Je décide de regagner l’équipe, je n’ai que ça à faire finalement, je croise des tas de gens sur mon passage, certains me dévisagent, d’autres ne remarquent même pas ma présence. Ces soirées découvertes font entrer trop d’inconnus dans mon univers je me sens étrangère dans mon propre chez moi, en les côtoyant et je me sens mal. Je ne sais pas pourquoi Judes voulait me voir en privé, il ne fait plus partie de mon monde, il faut absolument que je me protège. Et si Ana avait raison ? Et si moi aussi j’allais finir vieille fille entourée de mes livres et de mes personnages de romans. J’ôte le chat de sa citation, je n’aime pas les chats, j’en ai eu pourtant, mais ils avaient la fâcheuse manie de pisser à coté de leur litière ça me mettait hors de moi, j’omets bien sûr l’épisode où ils chiaient dans mon lit, évidemment, parce que après tout ils devaient décréter que je n’avais que ça à faire de mes journées, passer le nez dans ma panière à linge et tout laver quotidiennement, soit dit en passant ils pissaient aussi dans ma panière à linge… Je changerai donc la citation d’Ana, je suis sure qu’elle ne m’en voudrait pas, je finirai seule avec mes romans et mon cheval. Lui au moins ne pisse pas dans mes draps !

L’avantage de finir comme ça, c’est que mes personnages de romans ne m’ont jamais déçus. Et je peux décider de voyager d’un univers à l’autre comme bon me semble. De les laisser sur le chemin à la page que je souhaite. Et de recommencer, éternellement le même roman, même si j’en connais la fin. C’est peut être ce qui me rassure finalement, connaitre la fin. Parce que quelle sera ma fin à moi ?

Arrivée dans la salle commune, l’équipe est là, ils sont tous occupés à revoir leur programme pour la soirée et ne remarque pas ma présence eux non plus, transparente, mais ça m’arrange ce soir. Je traverse la salle et je m’enferme dans mon bureau. Tout est bouclé, le planning est infaillible, du moins si le soit disant problème du pavillon 3 est réglé. Si on daigne me tenir au courant. J’allume ma radio, sur le canal 9, comme d’habitude. J’entends que les techniciens font des essais. La routine. J’aime entendre les voix des techniciens, c’est une mélodie qui me rassure. Ca réduit mon impression de solitude. Néanmoins j’ai besoin de plus ce soir, de me réfugier dans ma bulle. Je sors mon ipod, il me faut du réconfort, je dois bien avoir ça dans ma play list. Bullet, tiens bonne idée, le hasard fait parfois bien les choses. We're catching bullets in our teeth… So sweet to lose a friend… je ne dirai pas que c’est doux de perdre un ami. Je dirai que c’est dévastateur, Ben me manque, Judes n’a pas le droit de me dire qu’il ne reviendra plus, après tout il ne le connaît même pas ! Je crois qu’il est temps que j’essaye à nouveau de le joindre. Même après toutes ces années, je sais qu’il sera là pour moi, je sais que je vais devoir m’expliquer, sur les raisons de mon silence, sur ma vie, sur mes choix, mais je sais aussi qu’il ne me jugera pas. J’ai plus que tout besoin d’un ami, besoin de lui. Après toutes ces années j’ai toujours son numéro dans mon portable. Je n’ai moi-même pas changé de numéro depuis mes 17 ans. En est-il autant pour lui ?

Je parcours mon répertoire, jusqu’à son nom.. j’appuie sur appel, ça sonne, j’attends fébrilement jusqu’à entendre :

- Benjamin James, j’écoute…


 

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