Balthazard : Révélations

Par Sabi

Érica avait pris un repas léger avant de rejoindre son bureau privé, invitant Balthazard à la suivre. C’était toujours ainsi que les choses se passaient lorsqu’elle voulait pouvoir discuter avec lui.

Toute la soirée, le majordome avait résisté à l’envie de dresser des plans, à imaginer les réactions probables de la jeune femme lorsqu’il lui révélerait son secret. D’expérience, il savait très bien que la réalité ne se déroulait jamais comme on essaye de la prévoir. Au contraire, le jeune homme avait tenté de se vider l’esprit, d’être aussi détendu que possible en prévision du moment de vérité.

Et le voici qui, maintenant, était face à eux : Érica et lui, seuls dans son bureau.

« Toi aussi, maintenant, tu vas me regarder comme si j’étais une demi-déesse ? » demanda alors la jeune femme, le ton résigné, le regard tourné vers le bureau.

« Tu aimerais que je te regarde ainsi ?

— C’est déjà le cas.

— Et ça ne te plaît pas.

— Venant d’un ami, non.

— Tant mieux alors. Car, je ne te vois pas comme une demi-déesse. » Il laissa alors passer la moitié d’une seconde afin de donner plus de poids à ce qu’il s’apprêtait à dire. « Je te vois plutôt comme une reine. »

Érica tourna alors vers lui un visage interloqué, avec une pointe de contentement coupable qui perçait au frémissement de sa bouche.

« Je ne suis pas reine. Je suis juste duchesse…

— C’est vrai, et faux à la fois. »

Le paradoxe qu’il énonçait fit froncer les sourcils blond cendré de son amie. En son fort intérieur, Balthazard avait envie de rire. Si seulement elle pouvait savoir le nombre de fois où il avait été confronté à ce genre de situation. Quand on était un semi-immortel depuis plus d’un millénaire, la nature paradoxale de la vie était des plus criante, ce qu’un être humain aux souvenirs ne dépassant pas la centaine d’années n’aimait pas voir. Lui-même ne s’y était fait qu’au bout de trois cents ans et quelques.

« Que veux-tu dire par là ? » et sa question était des plus directes. Le jeune homme connaissait ce ton. Érica voulait la vérité crue, sans tourner autour du pot. Très bien, il allait la lui donner.

« Tu es certes duchesse aujourd’hui. Mais il y a un peu plus d’un demi-siècle, la famille Marjiriens était la famille royale de Corvefel. »

Son amie en resta muette, ébahie. Allait-elle le croire ?

« Qu’est-ce qui te permet d’affirmer ce genre de choses ? »

Et voila. C’était le moment qu’il redoutait entre tous, autant pour lui-même que pour toute sa famille.

« Ce que je m’apprête à te raconter est difficile à croire.

—Dis toujours. » et sa réplique immédiate ne lui laissait pas la liberté de tourner davantage autour du pot.

« Tout comme les Marjiriens ont le don de se faire obéir, j’ai moi aussi une capacité propre à ma famille. Nous pouvons conserver les souvenirs de nos prédécesseurs en nous comme s’ils étaient les nôtres. » 

Ce n’était pas un mensonge. Et ce n’était pas non plus la vérité absolue. Tout dépendait de ce que l’on entendait par « prédécesseurs ». Balthazard était resté vague sur ce point car il ne voulait pas que Érica comprît son immortalité indirecte et le vît autrement que comme son ami. Voir dans son regard la crainte, ou pire, la jalousie, c’était plus que ce qu’il pouvait supporter.

« Tu veux dire que ce qui m’arrive est normal ? »

Le jeune homme ne s’attendait pas à cette réaction. Pris par surprise, il resta muet quelques secondes avant de répondre :

« Oui, tout à fait normal. Si j’en crois mes souvenirs, les Marjiriens ont toujours eu ce don.

—Alors pourquoi mes parents ne m’en ont jamais parlé ? Pourquoi ne l’ai-je même jamais vu s’exercer chez mon père, mon frère, mes cousins jusqu’à présent ? »

Questions logiques. Cela voulait-il dire qu’elle le croyait ? En tout cas, elle ne rejetait pas d’emblée ses affirmations, ce qui était bon signe.

« Il y a une cinquantaine d’années, un renversement a eu lieu au sein du royaume. Ta grand-mère, Émilia Marjiriens a été tuée par Egbert Fanin, le grand-père de Halderey.

—Mon père nous a toujours expliqué que grand-mère était morte d’une maladie subite !

—Oui, c’est officiellement ce qui s’est passé. Mais ce n’est pas la réalité. Ta grand-mère était reine de Corvefell comme tous ses ancêtres avant elle depuis le Débarquement. Dans sa jeunesse, elle avait éconduit Egbert Fanin, son plus ardent prétendant, chose qu’il n’a jamais pu digérer. Il a passé toute une vie à ruminer, et il a fini par mettre la main sur des choses qu’il n’aurait jamais dû toucher. »

Érica garda le silence, attentive. Balthazard continua.

« Je ne sais pas comment il s’y est pris, mais il a réussi à trouver une dague maudite qui a transformé ta grand-mère en une coquille vide.

—Une dague maudite ? » et le ton de son amie était clairement dubitatif. Il faut dire qu’elle n’avait jamais vu ou entendu parler de ce genre de choses jusqu’à aujourd’hui.

« Je sais que ça a l’air fou. Mais la magie existe. Ce que tu as fait tout à l’heure le prouve. »

La jeune femme adopta une attitude pensive. Au bout de quelques secondes, elle releva les yeux vers lui, et hocha la tête, acceptant l’argument.

« Il reste un problème. Tu dis que grand-mère est devenue une coquille vide. Mais comment expliquer que mon père ait toujours cru un mensonge et que l’ensemble du royaume ait oublié que ma famille détenait la couronne ?

—La dague avait comme effet de provoquer l’amnésie. Elle a tué ta grand-mère en la coupant de ses souvenirs, et elle a altéré la mémoire de tout Corvefel par la même occasion.

—Sauf la vôtre, si je te suis bien.

—Nous avons rencontré des difficultés, mais nous sommes parvenus à nous rappeler de l’essentiel. Pour faire simple, la malédiction a eu comme effet parallèle de couper les familles ducales de leurs pouvoirs. »

Érica soupira. « Donc, toutes les familles régnantes du royaume ont des pouvoirs familiaux ?

—Oui » confirma-t-il. « Tous. »

Son amie le regarda alors bien en face. « Je connais ta famille, Balthy. Vous habitiez dans une des rues du Val. Je suis venue plusieurs fois ! Vous n’avez rien d’une famille noble. »

Le jeune homme s’attendait à ce contre-argument. « Nous sommes un cas à part. À la fondation de Corvefel, nous avons refusé de nous occuper d’un duché. Nous avons préféré nous fondre dans la masse.

—Pourquoi ?

—Pour surveiller la situation d’une façon qu’une famille ducale ne peut pas faire. Nous nous sommes répartis dans tous les duchés afin d’avoir un aperçu global dans l’ensemble du royaume.

—Vous nous surveillez ? » et le ton était inquiet doublé de suspicion. Balthazard déglutit. S’il s’y prenait mal, il risquait de mettre sa famille dans de beaux draps.

—Oui. Mais s’il te plaît, crois moi Érica : nous n’avons jamais eu l’intention de vous nuire ! Comme nous conservons la mémoire de nos ancêtres, nous nous sommes toujours rappelés que nous avons commencé notre histoire ensemble, avec vous. »

Il avait mis toute la force de sa conviction et de sa bonne foi dans ces phrases. Pendant un certain temps, le temps parut suspendu aux lèvres d’Érica et de sa réponse.

« J’ai encore une montagne de questions à te poser sur ce que tu viens de me déballer, et j’ai des doutes. Mais questions comme doutes peuvent attendre. Je n’oublie pas que nous sommes amis d’enfance, et je veux bien croire à ce que tu m’as raconté, pour le moment. »

Balthazard ne put s’en empêcher : il soupira de soulagement. En ce qui le concernait, le plus gros du travail était fait.

« Alors, en admettant que tout ça soit vrai, quel est ton plan ? Car j’imagine que tu n’as pas pris le risque d’exposer vos secrets par hasard ?

—Non, effectivement. »

Et le jeune Marchétoiles commença à lui expliquer ce qu’il avait en tête.

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Edouard PArle
Posté le 19/11/2022
Coucou !
Je suis pas un immense fan du procédé : effacement de la mémoire de tout un royaume mais cela mis à part, chapitre super intéressant que j'ai beaucoup apprécié.
L'idée que chaque famille noble est un don est vachement sympa et permet d'expliquer les pouvoirs d'Érica. Jaime beaucoup les intrigues familiales et à ce niveau là je suis servi !
Intéressant également d'en apprendre plus sur Balthazard avec son immortalité notamment. Je ne sais pas dans quel mesure c'est nouveau vu que j'ai sans doute oublié des éléments à cause de l'espacement de ma lecture.
J'attaque la suite !
Sabi
Posté le 19/11/2022
Ah, dommage que tu n'apprécies pas. La mémoire et sa perte, c'est pourtant un des thèmes centraux de toute l'histoire d'Orcélia.
Après, j'entends que ça sonne un peu gros comme procédé pour justifier une transition que tout le monde a oublié.

Merci d'avoir lu et commenté jusque là !
Edouard PArle
Posté le 20/11/2022
"La mémoire et sa perte, c'est pourtant un des thèmes centraux de toute l'histoire d'Orcélia." C'est un thème vachement intéressant oui, mais j'aurais préféré que ce soit justifié autrement que par de la magie. Quitte à faire remonter le changement de dynastie à un peu plus loin.
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