Aurore de jeunesse (2) - Le piano

Par Pouiny

L’avantage d’avoir une mère infirmière était que je fus le premier à entrer aux urgences. Quand je me réveillai, j’étais changé, mes bandages de fortune avaient été changé par de véritables bandes et je voyais le monde avec un nouveau regard constitué d’un seul œil. Une compresse avait été appliquée sur mon œil gauche qui n’avait sans doute pas apprécié le coup de basket. Je tournais légèrement la tête et vit le regard de mes deux parents inquiets.

« Ça va, Bastien ? Comment te sens-tu ? Pas trop mal ?

– Ça va… Je crois… répondis je en coupant ma mère dans toutes ses questions. On est… On est à l’hôpital ?

– Oui, répondis mon père. Heureusement, tes blessures ne sont pas de grandes gravité. Tu n’as pas de traumatisme crânien, et c’est plutôt inespéré vu ce que tu as pris à l’arrière du crane… Bastien, tu fais du vélo sans casque ?

– Oui… Désolé, papa.

– Ce n’est pas grave. »

Je ne pu m’empêcher de penser qu’avec ou sans casque, l’incident aurait été de toute façon de la même gravité. Mais évidemment, ils ne pouvaient pas le savoir. Si mon père avait récupéré son visage professionnel, ce n’était pas le cas de ma mère qui me caressait les cheveux avec un visage triste et inquiet.

« Bastien, c’est bien un accident de vélo qui t’as mis dans cet état ? Si c’était autre chose, tu nous le dirais ?

– Mais qu’est ce que ça pourrait être d’autre ? Ne t’inquiète pas, maman, le docteur a dit que j’allais bien.

– Le docteur n’a pas fini. »

Il resta quelques secondes silencieux, attendant que j’ai son attention.

« Tu as quelques côtes fêlées et un traumatisme de la cornée. Il va falloir que tu restes à te reposer à la maison pendant au moins deux ou trois jours. Pour les côtes fêlées, ça pourra mettre environ un mois à ne plus être douloureux. Tu vas être sous anti-douleur qu’il faudra prendre correctement pendant ce mois. Tu feras attention ?

– Je ne tiens pas forcément à souffrir, donc oui. »

Par réflexe, je mis ma main vers la compresse qui me servait d’œil gauche, mais je vis de suite le visage réprobateur de mon père.

« Tu n’y touches pas ! Si ça s’infecte, ce sera bien plus compliqué. »

Juste après sa phrase, un bruit strident sonna dans sa poche, qu’il coupa net.

« Désolé, je vais devoir y aller. Tu continues à lui expliquer, chérie ? A plus tard. »

Et sans plus d’histoire, il sorti de la pièce. Je soupirai.

« Tu n’as pas trop mal, mon chéri ?

– ça va, je survis.

– Plus tu vas te réveiller et plus tu vas avoir mal. Tu as des contusions de partout… Tu te souviens de la plaque d’immatriculation de la voiture ? De qui était à l’intérieur ? La couleur, ou sa marque, peut être !

– Désolé… C’est flou, dans ma tête. J’ai du mal à me remémorer l’accident.

– Ce n’est pas grave, ça te reviendra peut être. C’est normal de ne pas se souvenir. »

Ce que je venais de dire n’était pas totalement faux. Je me souvenais en effet très mal de ce qui s’était passé, mis à part le souvenir d’un regard sadique et la marche au milieu des flocons. Mais y repenser me faisait froid dans le dos. Ma mère du le remarquer car elle insista :

« Ne te force pas ! Il faut que tu te laisses le temps de t’en remettre. Repose toi.

– Je suis resté inconscient longtemps ? Quelle heure il est ?

– Une bonne paire d’heures. Il est bientôt le matin.

– Ça veut dire que je ne vais pas aller au collège ?

– Non, il faut que tu te reposes. »

Je ne pus réprimer un petit rire de soulagement accompagné d’un immense soupir, qui ne manqua pas aux yeux de ma mère. Elle continua :

« En parlant du collège, Bastien…

– Oui ?

– Je ne te laisserai pas y retourner avant une semaine. Mais, la semaine d’après, ni moi ni mon père pourront t’emmener. Est-ce qu’il te paraît possible encore de continuer ce trajet en vélo, comme avant ? »

Elle semblait véritablement désolée de me demander ça, comme si elle me proposait un pacte avec le diable. Je lui souris pour la rassurer :

« Aucun problème. Mais mon vélo est totalement cassé.

– Tu l’as laissé sur place ?

– Non… Je crois que je m’en suis servi pour m’appuyer jusqu’à la maison. Il doit être dans un fossé, pas très loin.

– D’accord. De toute façon, nous allons t’en racheter un avec les protections adéquates. Tu serais d’accord ?

– Juste un casque, ça suffira. Je ne vais quand même pas mettre des genouillères à mon âge !

– Tu feras ce qu’on te dira. »

Son ton était devenu inquiétant. Je ne répondis rien de plus.

« Tu vas rester en observation à l’hôpital pour la journée. On va rentrer ensemble ce soir et faire le point sur les médicaments que tu vas devoir prendre. D’accord ?

– Pas de soucis.

– Allez, je vais retourner travailler, je repasse tout à l’heure. Bon courage mon chéri, et repose toi bien ! »

Elle se releva et passa la porte. J’étais désormais seul avec mes contusions.

 

La journée à l’hôpital fut nébuleuse. Les anti-douleurs devaient bien faire effet, car ce fut à peine si j’eus des sensations de douleurs au milieu de mes longues somnolences. Mes parents, tour à tour, passèrent vérifier si j’allais bien et si il n’y avait aucun problème. Quelques infirmiers que je connaissais passèrent me voir également. J’avais l’impression d’être l’attraction de l’hôpital, mais peut être était ce tout simplement comme ça qu’ils étaient avec tous leurs patients. Tout me sembla très lent, comme si les secondes passaient au ralenti. L’impression désagréable de sentir mon cœur dans mon œil m’empêcha néanmoins de dormir correctement. Le soir, mes parents vinrent me chercher avec des vêtements présentables. Je me changeai et je vis enfin la lumière du soleil, comme si j’avais été enfermé pendant une éternité. La neige avait continué de tomber et le monde était entièrement blanc. La ville, comme dans une bulle, étouffait ses propres sons, comme si elle voulait nier son existence. Mais je pris une grande bouffée d’air avant de rentrer dans la voiture. Sentir l’air douloureux dans ma gorge me faisait du bien, après l’air aseptisé d’un hôpital stérile. J’étais heureux d’être encore en vie.

 

Dans beaucoup de témoignages, quand les gens passaient à coté de la mort, ils avaient une épiphanie et leur vie changeait du tout au tout. Mais je ne dus pas assez risquer la mort, car ce ne fut pas mon cas. Je restai une semaine chez moi, seul, à jouer de la guitare, arrêtant toutes les heures après des douleurs aux cotes mémorables. Mes parents, se sentant sans doute coupable de me laisser seul, arrivèrent le troisième soir avec un carton immense.

« Je ne savais pas que j’étais né aujourd’hui, commentais-je.

– Mais non, gros bêta, s’exclama ma mère. C’est un cadeau de convalescence ! Allez, ouvre le ! »

Le carton était vraiment lourd et immense. L’espace d’un instant, je me demandais si ce n’était pas une blague de mauvais goût, avant de manquer un arrêt cardiaque en reconnaissant une touche noire en plastique.

« Mais non…

– Je reste persuadé que ce n’est pas une bonne idée, grommela mon père. Ça va le distraire de ses études.

– Ça va, il faut bien qu’on se fasse plaisir de temps en temps ! Et puis Bastien est doué dans la musique, je suis sûre qu’il se débrouillera à merveille. »

C’était un piano électrique, immense et lourd, comme j’avais pu en rêver. Totalement choqué, je ne pus même pas réagir.

« Nous l’avons acheté dans le magasin de musique de la ville. Le vendeur nous a dit que c’était son meilleur modèle ! Ça te plaît ?

– Et comment que ça me plaît… C’est incroyable. Merci.

– Tu vas pouvoir jouer des musiques de Barbara ! J’aime tellement cette chanteuse…

– Enfin, chérie, ce n’est pas vraiment de sa génération. Quitte à lui offrir un tel cadeau, autant le laisser jouer ce qu’il veut.

– Oh, mais on peut bien se permettre de demander, non ? Tu es vraiment cruel, quand tu veux ! »

Mon père ne pus pas répondre aux accusations, car j’éclatais de rire presque aussitôt. Était-ce la situation qui me faisait rire ? Ou l’idée qu’en voulant me faire du mal, trois gamins m’avaient permis de recevoir ce que je voulais depuis des années ? Toujours était-il que mon rire ne fut même pas arrêté par la douleur aiguë qui me serrait les cotes.

« Merci, vraiment. Je vais l’installer dans ma chambre. »

Je pris le carton et commença les branchements en sifflotant, totalement euphorique. Néanmoins, j’entendis que la conversation entre mes parents, plus sérieuse que je ne le pensais, avait continué en mon absence.

« Si il a des mauvaises notes à son trimestre, je considérerai que ce sera de ta faute.

– Il faudra peut être que tu comprennes un jour que Bastien n’est peut être pas fait pour être ce que tu souhaites !

– Oh je t’en prie, pas de ça avec moi, tu n’es pas la mieux placée pour ces leçons de morales.

– Qu’est-ce que tu insinues ?

– Rien, je me comprends. »

Je refusai d’écouter plus, ne voulant pas gâcher ma joie avec une ombre sur le tableau. Je testais les touches du piano avec un bonheur absolu. Parfois, en cours de musique au collège, je pouvais approcher le piano de la professeure, mais je savais à peine situer les notes sur les touches noires et blanches. Grace à mes connaissances en guitare, je n’étais pas totalement perdu pour ce qui s’agissait des accords, même si cela n’empêcha pas mon premier essai d’être catastrophique.

 

Puis, au dernier jour de ma convalescence, j’eus droit à un magnifique vélo flambant neuf. Léger et rouge sombre, il était facilement transportable tout en pouvant passer dans les chemins rocailleux de la montagne.

« Comme ça, si tu as envie de faire du vélo pendant une journée de vacance, tu pourras aussi ! »

C’était ce que m’avait assuré ma mère en me le montrant. Sur le guidon était accroché un petit casque noir assorti, qui me regarda comme avec un air de défi. Mais même si ils me l’avaient acheté, mes parents ne pouvaient jamais vérifier si je le mettais ou pas, si bien qu’il fini rapidement dans la poussière à traîner dans le garage. J’avais déjà bien assez de soucis pour m’en attirer.

 

Après cette semaine coupée du monde, il fallait bien retourner au collège. Le premier jour fut accompagnées de douleurs sans nom, sans aucun lien avec l’accident, qui faillirent m’empêcher d’y aller. Depuis ce jour là, je ne garai jamais deux fois mon vélo au même endroit. Parfois me mettant bien plus loin que le collège, je courrais pour les derniers mètres qui me séparait de l’enceinte de l’établissement, priant pour ne pas être vu. Il me fallut plusieurs semaines avant de comprendre que j’étais mort de peur.

 

La haine reprit son cours quotidien. Dès mon premier jour, plus d’une personne vint me parler pour se moquer de mon « accident ». Mais personne ne me frappa. Après tout, qui serait assez fou pour frapper quelqu’un de déjà blessé ? Avec mon bandage sur l’œil et le contour noir qui s’en dégageait, il n’y avait aucun moyen pour que je passe inaperçu. Peut-être que certains élèves savaient la vérité. Moi, je me faisais le plus petit possible. Dans la foule sans visage de cette jungle collégienne, je savais que se cachaient mes trois agresseurs. Mais où ? Quand ? Ils pouvaient être possiblement partout, à n’importe quel moment. Chaque regard, chaque parole pouvait être eux. Méfiant au possible, même si un regard pouvait être compatissant ou statique, je m’obstinais à toujours penser au pire, par réflexe de survie.

 

J’arrivais jusqu’à mon brevet des collèges ainsi. Souvent, on m’insultait. Parfois, on me frappait. Des fois, on me suivait jusqu’à mon vélo, et je pédalais le plus vite possible pour qu’ils ne puissent jamais trouver où j’habitais. D’autres soirs, je retrouvais mon vélo bousculé ou abîmé, sans savoir si c’était du à des enfants du collège ou à un vent particulièrement farceur. Certains encore essayaient de me voler mes clés de ma maison et de mes anti vols.

 

Pour me consoler et oublier tout ce qui se passait, je me plongeai la tête la première dans la musique. La guitare, le chant et le piano devenait ma seule préoccupation, qui me permettait d’être heureux et de respirer. Le vélo, également, était un bon défouloir. Parfois, je prenais des détours pour éviter le collège, une heure ou deux, pour regarder l’aube. Lente et tranquille, elle me retirait la tension que j’accumulais. Du petit garçon parfait, je passai progressivement à l’adolescent raté. Les professeurs, ignorant de tout ce qui se déroulait devant leurs yeux, me reprochèrent mon désormais manque d’engouement, d’énergie et d’investissement. Seul mes professeurs d’art plastique, de musique et de sport me défendaient un tant soit peu lors des conseils de classes. Des filières qui, malheureusement, n’intéressaient pas mon père.

 

J’eus mon brevet des collèges sur le fil. J’étais déjà assez soulagé de l’avoir, mais la journée où il fallut récupérer le diplôme et le relevé de notes fut l’une des pires que je pus vivre avec mon père. Ce soir là, il ne dit rien, ne m’adressa pas un mot de la journée. Pas même un regard me fut accordé en récupérant ce bout de papier dont il avait espéré tant. Le soir, alors que j’allais me coucher, il me jeta juste avec un ton glacial :

« Tu m’as profondément déçu. Je ne m’intéresserais plus à tes études. »

 

Je me figeai dans les escaliers. Les études, les devoirs ensemble, étaient les rares choses qui me connectaient encore un peu avec mon père depuis l’enfance. En un éclair me traversa les souvenirs des problèmes de mathématiques à résoudre et mon regard d’enfant en admiration totale face à ses démonstrations d’intelligence. Je souris :

« D’accord. Merci, papa. »

Et sans plus de regard, je remontai à nouveau dans ma chambre. Cette nuit là, l’ombre hanta mes rêves jusqu’au pire des cauchemars. Mon père m’avait abandonné.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez