Au crépuscule

La nuit venait de tomber sur la ruelle. Un fin brouillard enveloppait les arbres le long du mur de pierre, apportant fraîcheur et humidité dans ce lieu retiré. Les contours de l’impasse s’estompaient petit à petit dans le crépuscule vaporeux, seules les silhouettes noires des troncs et des branches basses émergeaient encore à travers la lumière diffuse du vieux réverbère. Quelques feuilles mortes étaient tombées, elles se posaient délicatement sur le sol et voletaient dans la brise du soir. La flamme du lampadaire solitaire s’éteignit à l’intérieur de la lanterne, comme si quelqu’un l’avait soufflée, et tout devint sombre.  

Poussé par le vent léger, un nuage se déplaça lentement et le croissant de lune apparut, éclairant furtivement la ruelle de quelques rayons argentés.

En haut du mur, une forme bondit soudain, venue de nulle part, marcha sur la pointe des pieds puis s’arrêta, la queue et les oreilles dressées. Tournant la tête, les yeux du chat étincelèrent dans le noir.

L’astre de la nuit disparut à nouveau derrière une nuée, laissant juste une pâle clarté baigner la venelle. Le vent tomba d’un coup et le silence devint profond. Alors que plus rien ne bougeait, un portail grinça tout près dans l’ombre et les arbres frissonnèrent. Un deuxième chat surgit silencieusement sur le sommet de la clôture et vint à la rencontre du premier. L’un était gris, l’autre noir avec une petite tâche blanche sur le poitrail. Ils s’observèrent quelques instants sans bouger, puis sans prévenir le nouvel arrivant s’esquiva. Il sauta prestement sur le toit d’un appentis derrière le mur et s’éloigna en courant dans le jardin en contrebas. L’autre félin le suivit aussitôt.

A peine se furent-ils volatilisés dans l’ombre du parc qu’une chouette hulula dans l’un des arbres de l’allée qui menait à la villa depuis la ruelle. 

Le chat gris bondissait au milieu des herbes folles, poursuivi par le chat noir. Évitant habilement les obstacles, ils se faufilaient entre les ronces, les arbustes qui avaient poussé sans être taillés, les buissons de houx aux feuilles cruelles, les rosiers épineux et frôlèrent la vieille fontaine de pierre couverte de mousse. 

Brusquement le nuage qui masquait le quartier de lune glissa en avant et l’astre se dévoila, arrondi et lactescent, légèrement diaphane, éclairant tout le jardin de sa lumière pâle. Le premier chat continua à fuir et disparut dans les fougères et les orties, mais le second s’arrêta devant une statue rongée par les intempéries, plus intrigué par cette étrangeté que désireux de continuer à chasser l’intrus. La tête avait roulé par terre et le socle s’était un peu enfoncé dans le sol meuble. Les rayons lumineux faisaient bouger les ombres sur le visage de pierre, et le félin regarda les yeux qui reflétèrent pendant un court instant un éclat d’argent, alors que la bouche noire semblait esquisser un rictus maléfique.  

Pris de peur, le chat recula et s’enfuit, il courait à perdre haleine entre les chélidoines et les pissenlits, cherchant un abri pour se protéger de cette chose menaçante. Avisant un vieux prunier penché, il grimpa en deux bonds sur le tronc couvert de lichens et rampa sur les branches pour se camoufler dans la ramure échevelée. Autour de lui, des fruits pourris au milieu des feuilles éparses tombèrent lourdement sur le sol pour s‘y écraser lorsque les rameaux remuèrent. Le chat s’allongea sur une fourche pour retrouver petit à petit son souffle et son calme. Seule sa petite tache blanche était visible dans l’obscurité. Sa queue s’agitait et frappait l’écorce, dérangeant quelques chauves-souris qui s’envolèrent à tire-d’aile. 

Lorsqu’il eut vaincu sa peur de la figure de pierre, il descendit de l’arbre et tomba nez à nez avec un hérisson qui cherchait sa nourriture près d’une souche, et grattait le sol en grognant. Le chat l’évita souplement et reprit son exploration du jardin. Revenant près de la fontaine, il tourna autour et bondit sur la margelle couverte de mousse. Après avoir lissé ses poils hérissés du bout de sa langue rose, il se pencha vers l’eau immobile et croupie du bassin. Une brindille flottait sur la surface noire et le chat avança la patte pour la toucher. Ignorant son reflet déformé qui le contemplait fixement, il plongea son pied dans l’onde nauséabonde qui se troubla. Surpris par la froideur et la texture, il retira ses griffes et leva la tête, humant l’air frais de la nuit, les narines frémissantes et tous les sens en alerte. A côté de lui, un gros crapaud vert couvert de pustules l’examinait à travers ses pupilles horizontales et se mit simultanément à gonfler et à coasser. Méprisant, le chat pivota sur lui-même et lui tourna le dos.   

Devant lui se dressait la maison, sombre et biscornue dans son berceau de végétation touffue. Au rez-de-chaussée, une volée de marches menait au porche, large et prolongé par une galerie couverte. Une glycine foisonnante mêlée de jasmin et de chèvrefeuille avait envahi la rambarde. La plupart des volets étaient clos, mais une fenêtre au premier étage était restée ouverte. Par moment, une silhouette blanche bougeait doucement derrière les carreaux, gonflait ou dégonflait au gré des courants d’air et parfois une main s’aventurait dehors, puis rentrait aussitôt, comme effrayée par sa témérité. Le chat bondit sur le sol et se dirigea sur la pointe des pieds vers l’escalier. Il monta les quelques marches en se dandinant et avança lentement le long de la galerie, sa queue droite, comme s’il voulait retarder le moment d’approcher le fauteuil à bascule qui se trouvait dans l’angle, à l’abri sous la glycine.  

Dès que le félin le frôla, le fauteuil se mit à osciller et gémit comme s’il se plaignait d’avoir été oublié depuis si longtemps, faisant fuir l’animal qui se réfugia derrière l’un des pilastres de la porte d’entrée. Lorsqu’au bout d’un moment le fauteuil finit par s’immobiliser, le chat quitta sa cachette et s’approcha à nouveau à pas feutrés. Il tourna autour du rocking chair puis s’enhardit et sauta sur le siège où moisissait un vieux coussin écossais. Le fauteuil vermoulu se balança en craquant et geignant, puis l’un des pieds se cassa sous le poids du chat en faisant un bruit sinistre. Déséquilibré, l’animal eut le réflexe de bondir sur le rebord de la plus proche fenêtre avant de tomber sur le sol, et resta prostré pendant plusieurs minutes.

Quand il osa bouger à nouveau, il frotta sa joue contre la croisée dont les battants s’entrouvrirent sans effort. Surpris, le chat avança la tête et contempla l’intérieur de la pièce illuminée par le clair de lune, puis s’élança d’un bond léger et atterrit sur le plancher de bois. Il resta immobile, observant les alentours, ses oreilles aux aguets écoutaient les sons de la maison, les craquements, les frottements, les glissements, les tremblements. Puis il marcha avec précaution dans la pièce. C’était un salon. Le chat le traversa et se dirigea résolument vers les fauteuils et le sofa. Bondissant sur un siège, il se mit à griffer le tissu et le rembourrage pendant plusieurs minutes, faisant crisser les ressorts fatigués, puis grimpa sur l’accoudoir où il en fit autant, avant de retomber par terre sur un tapis au motif indistinct. Il jeta un dernier coup d'œil circulaire avant de sortir du salon par une arche qui donnait directement sur un vestibule. 

Au milieu du hall, un escalier montait vers l’étage et au-delà un couloir s’enfonçait dans la pénombre. Avec hésitation, le chat choisit de grimper les marches. Elles grinçaient toutes affreusement, comme si chaque effleurement leur arrachait des cris de douleur. De temps en temps, le félin passait la tête entre les colonnes de la rampe et frottait ses joues sur le bois, à l’affût d’un mouvement furtif ou d’un bruit suspect. Sur le palier, il s’approcha de la seule porte entrebâillée et pénétra dans la chambre. Les volets n’étaient pas fermés et l’un des carreaux de la fenêtre avait été cassé. Les rideaux en voile gris à la croisée s’agitaient doucement et enflaient au moindre souffle du vent. La lumière blafarde de la lune dessinait un carré clair sur le plancher et approfondissait l’ombre au fond de la pièce, où se trouvait un large lit à baldaquin entouré de tentures cramoisies.   

Le chat sauta sur le matelas et s’enfonça dans les épaisseurs molles des édredons de plumes qui le recouvraient. Avec ses griffes, il transperça le satin rouge et fit voler des nuages de duvet blanc au dessus de lui comme des flocons de neige. Médusé, il les regardait retomber lorsque dans l’embrasure de la porte ouverte ses yeux exercés reconnurent le chat gris qui le guettait.

Pris de panique, il se figea et attendit que l’autre félin approche. A peine le chat gris eût-il fait quelques pas et laissé un espace libre pour passer que le chat noir se jeta dans le vide et rebondit sur le plancher. S’élançant vers la porte à la vitesse de l’éclair, il dévala l’escalier, traversa le hall puis le salon, sauta sur la fenêtre et retomba sur la galerie, avant de se mettre à courir en ne reprenant jamais son souffle, comme si une horde de chiens le coursait. Se précipitant dans l’allée menant à la venelle, il grimpa d’un bond sur la grille, se faufila entre les barreaux et s’enfuit dans la rue en heurtant une pancarte clouée sur le portail. Sous le choc, l’un des coins rouillé céda et l’écriteau qui indiquait : Maison à Vendre vacilla avant de  basculer de guingois.

Assis sur le rebord de la fenêtre de la chambre, le chat gris lissait ses poils tranquillement. 

Dans le ciel, un gros nuage noir glissa lentement et recouvrit petit à petit le croissant de lune, la ruelle fut soudain plongée dans l’obscurité.  

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nathalie
Posté le 11/12/2022
Bonjour Belisandre

Joli exercice de style. Les descriptions depuis le point de vue d'un chat sont belles. En revanche, je rajouterais personnellement l'odorat. Les chats y sont très sensibles. Il se frotte contre les piliers de la rambarde pour y déposer son odeur et ainsi marquer son territoire. Tu utilises beaucoup la vue, le toucher et l’ouïe, mais très peu l'odorat, ce que je trouve dommage et qui magnifierait ce récit déjà très joli.
Belisade
Posté le 12/12/2022
Bonjour Nathalie,
Merci pour ton commentaire.
Tu as parfaitement raison, j'ai 2 chats je sais bien qu'ils se frottent partout pour marquer leur territoire. Mais c'est vrai que lors de l'écriture, je n'ai pas pensé à parler de l'odorat des 2 chats qui se poursuivent. Je peux en effet rajouter quelques allusions à l'odorat, je vais y réfléchir.
Vous lisez