Alvar

Quelle déception ! Non seulement l'auteur du trente-sixième volume de "Clara, Princesse de Volonté", roman féminin par excellence, n'est pas une femme… mais en plus il est petit, chauve et désagréablement fuyant. L’anti-portrait de l’extraordinaire Princesse. Maria lui demande de but en blanc :

« Pourquoi avez-vous accepté de reprendre la saga de Clara ? »

Le dénommé J.B. Alvar vient de ressortir de la cuisine avec deux tasses de café fumantes sur un plateau qu’il dépose délicatement sur la table. Sucre, lait, crème, biscuits… tout est là. Satisfait, il reporte son attention sur Maria. Il évite de la regarder dans les yeux.

« C’est pour cela que vous êtes venue ? Clara ? Ce truc alimentaire ? » gémit-il en tripotant nerveusement une cuillère.

Maria s’est présentée comme une étudiante en littérature. Le mensonge lui est venu spontanément quand l’écrivain méfiant a entrouvert sa porte. En prononçant le mot "étudiante", Maria s’est tout de suite bien sentie dans ce rôle. Et pourquoi pas ? Reprendre ses études après dix ans de travail… Elle devrait creuser un peu plus cette idée. De plus, la littérature l'a toujours attirée.

La jeune femme ne se fait toutefois pas d’illusions sur ce qui a convaincu Alvar de la laisser entrer chez lui, dans sa maisonnette lézardée au cœur d’un quartier déprimant. Elle a surpris son regard qui s'attardait sur ses jambes. À son corps défendant, elle est plutôt fière de ces jambes, un peu "poteaux" certes, mais lisses, musclées et hâlées juste comme il faut.

Alvar renverse du sucre sur la table en loupant sa tasse. Il est gêné, ou intimidé. En l’observant mieux, Maria le trouve plus jeune que de prime abord. La quarantaine naissante, un visage juvénile marqué de fines rides et surmonté d’une calvitie impitoyable. Pas laid, mais au charme gâché par des yeux de pigeon roulant sans arrêt d’un côté à l’autre. Le type de l’homme mal dans sa peau.

« Que voulez-vous dire par "alimentaire" ? » demande Maria en s’efforçant de prendre le ton intello qui semble de mise en pareille circonstance. L’écrivain paraît surpris.

« Hé bien… alimentaire, quoi ! Je me fais un peu d’argent en attendant mieux. Pour me nourrir, payer mon loyer, mes factures… ce genre de choses hélas nécessaires.

– Donc vous n’exercez pas d’autre profession, à part écrire ?

– Bonne question ! Quand je n'ai vraiment pas le choix je fais des petits boulots par-ci, par-là… Livreur, magasinier… Mais le labeur physique, ce n’est pas ma tasse de thé. Je préfère encore être le nègre de quelqu’un d’autre, ou faire de la pige pour des revues.

– Je vois. »

Maria ne voit rien du tout. De la pige ? Et cette histoire de nègre ? Ah oui, elle se souvient : on désigne ainsi les écrivains qui louent leur plume à des confrères plus vendeurs qu’eux, des belles gueules qui passent bien sur un plateau de télé, ou à des célébrités qui veulent écrire leur autobiographie mais sont incapables d'aligner plus de trois mots.

Bref, ce type, Alvar, est un clandestin de l’écriture. Est-ce pire que d’être une anonyme dans un centre d’appel ? Maria décide de recentrer la conversation sur la Princesse Clara avant qu'elle ne dévie complètement sur la difficulté d’être un artiste incompris.

Elle boit une gorgée du café – excellent – avant de faire son petit numéro à l’attention d’Alvar. L'écrivain commence à s'agiter sur sa chaise, il faut l'amadouer.

« Je vais être franche : je m’intéresse avant tout au dernier volume de la série Clara, celui que vous avez écrit. Il est tout bonnement fabuleux !

– Vous voulez rire ?

– Je suis on ne peut plus sérieuse, se renfrogne-t-elle devant le mépris à peine voilé du petit homme. Avez-vous lu les volumes précédents ?

– Sûrement pas !! L’éditeur m’en a fait un résumé. Et j’ai feuilleté quelques bouquins pour récupérer des noms, m'imprégner du style. J’aurais dû les lire ? fait-il en plissant les yeux par-dessus sa tasse.

– Euh… non, ils sont trop mauvais, vous avez raison. Je m’en suis rendue compte en découvrant votre propre version de la Princesse. Il n’y a aucune comparaison possible entre…

– Un instant, la coupe-t-il. Vous étudiez la littérature, dites-vous ?

– Oui. La littérature… populaire. Pour être honnête, improvise-t-elle, j’avais en tête de démontrer le degré zéro de ces collections à l'eau de rose… qu’on ne lit qu’aux toilettes… mais votre roman n’avait rien à faire au milieu de cette production indigeste.

– Hum ! J'admets que je n’ai guère eu de mal à faire mieux que mes prédécesseurs, mais de là à qualifier mon forfait de "fabuleux"… il y a une sacré marge ! J'en suis le premier étonné. Pourriez-vous m'en dire plus ? »

Alerte ! L’écrivain n’est pas dupe du petit stratagème de Maria ! Il essaie de la pièger. La jeune femme sent toutefois qu'il est prêt à jouer le jeu encore un peu. Elle constate surtout qu’il est tombée sous le charme de sa poitrine. Raison de plus de se méfier de lui.

« Alors voilà : en résumé, ce que vous faites faire à Clara est tout simplement… déroutant. Révolutionnaire. Je dirais même… dangereux ? Déviant ?

– Subversif, si c’est bien le mot que vous cherchez. Vous avez probablement raison… Et alors, ça vous dérange ?

– Au contraire ! s’emporte Maria. Je viens de vous dire que j’aimais votre livre. Je suis juste curieuse de savoir d’où vous sortez tout ça !

– Donnez-moi un exemple précis de ce qui vous fascine à ce point. »

Maria prend quelques secondes avant de répondre. Clara qui défend les orphelins… Clara qui menace de mort le fonctionnaire… Clara qui repousse le Piqueur… « Quand Clara tue le Violeur ! »

C’est sorti comme ça, sans réfléchir. La jeune femme s'en mort aussitôt les lèvres, mais elle ne cherche pas à se rattraper. Après tout, elle est venue chercher des réponses. Tant pis pour la manière. Alvar repose alors sa tasse et se lève dans un couinement de chaise. D’une main tremblante, il lui indique la sortie.

« Je suis désolé, mademoiselle, mais vous devez vous tromper de livre. Je n’ai jamais rien écrit de tel.

– C’est entre les lignes.

– Vous lisez mal.

– C’est donc que vous écrivez mal.

– Je n’ai jamais prétendu le contraire », rétorque Alvar en faisant une moue qui dément ses propos.

Maria vient de toucher une corde sensible. Visiblement dépité par la tournure que prend l’entrevue, l'écrivain s’efforce maintenant d’être cassant pour faire partir sa visiteuse. Un peu par pitié, un peu par calcul, elle s’approche assez près de lui pour que leurs haleines se mélangent. Puis elle pose doucement sa main sur l’épaule du petit homme.

« Vous écrivez mal CE monde… mais pas l’Autre ! »

Elle-même n'a aucune idée de ce qu’elle entend par-là. Cette phrase produit pourtant son effet sur Alvar. Une lueur fugace passe dans ses yeux de pigeon neurasthénique. Il reste ainsi plusieurs secondes à la regarder, sans détour cette fois, comme s'il cherchait à évaluer s'il pouvait lui faire confiance.

« Attendez-moi une minute, je reviens » finit-il par dire avant de sortir de la pièce.

*

Maria est maintenant seule.

Peu après, elle entend un raclement lointain sur le plancher, puis le grincement caractéristique d'un vieil escalier en bois qu'on descend. Sûrement une volée de marches qui mène à la cave. Enfin le silence revient. Les secondes dansent sur l'horloge au-dessus du canapé, les minutes passent, s’empilent comme des perles sur un abaque.

Maria en profite pour faire l’état des lieux. Elle se flatte d'avoir un bon sens de l'observation.

Le salon où elle est sagement assise devant sa tasse de café n’est pas très grand. La pièce est plutôt sombre, l'ignoble tissu couleur caramel qui recouvre les murs est élimé par endroits.

Un plancher râpeux comme celui d’un grenier. Un plafond jauni par des années de friture ou de cigarettes. Des petits meubles dépareillés, recouverts de napperons effilochés. Des bibelots sans valeur disséminés un peu partout.

Le canapé en velours grenat fait face à une véranda où une vingtaine de bonsaïs trônent sur des étagères ou des tabourets. Quelques orchidées viennent égayer les bordures des fenêtres.

À l'opposé de la porte qui donne sur ce jardinet – et par laquelle Maria est entrée –, une seconde issue débouche sur un étroit couloir où se devinent deux embrasures. Alvar vient de disparaître par celle de droite. La cuisine doit se trouver au fond de ce corridor.

Passée la première impression d’être dans un taudis sophistiqué, Maria se sent vite à l’aise dans ce décor à contre-pied des standards modernes (murs blancs, ameublement modulaire, table basse en verre, vases chromés et autres gadgets de designers). Ça tombe bien, elle n'aime pas les styles épurés sortis d'un catalogue nordique. Elle préfère la vie à l’asepsie.

L'antre d’Alvar est plutôt cosy, somme toute. Poussiéreuse sans être sale, sombre sans être obscure, granuleuse sans s’effriter, repliée sur elle-même sans être étouffante, comme nichée au creux d’un chêne millénaire.

Maria savoure le silence qui fait partie intégrante des lieux. Un silence paradoxalement riche en bruits. Des craquements à peine audibles du plancher qui travaille, aux subtils bruissements dans la véranda ; du bourdonnement d’une mouche qui fait l’aller-retour entre le salon et la cuisine, au tic-tac apaisant de l’horloge au mur. La jeune femme comprend alors que ce silence auquel elle n'est pas habituée… c’est tout simplement la télévision qui est éteinte ! Où se trouve-t-elle, d’ailleurs ?

La jeune femme a beau chercher, elle ne voit aucun écran autour d’elle. Il y a fort à parier qu’il n’y en a jamais eu, ni dans ce salon ni ailleurs dans la maisonnette.

Boum boum boum… Alvar remonte enfin les escaliers invisibles. La porte du couloir grince deux fois, et quelques secondes plus tard l’écrivain est de retour. Brandissant un paquet de feuilles entouré d'un élastique, il se plante devant Maria.

« C’est quoi ? demande-t-elle quand elle comprend qu’il attend une réaction de sa part.

– L’Autre Monde !

– Une histoire que vous avez écrite ?

– Un roman. Jamais publié. Trop subversif. »

Encore ce mot. "Subversif". Comme le nouvel épisode de Clara. Vivement intéressée, Maria tend la main.

« Je peux le lire ? »

L’écrivain fait une grimace involontaire. Ses doigts se resserrent sur la liasse de papier.

« Non. Enfin, pas encore. Je ne vous connais pas assez.

– On peut y remédier. Qu’est ce que vous voulez savoir sur moi ?

– Savoir ? C’est un peu plus que ça. C’est une question de confiance… de proximité… de cœur. »

Le souffle court, Alvar s’est rapproché de Maria. Elle voit clair dans son manège. C’est l’avantage d’être née dans un quartier populaire où les filles doivent subir dès la puberté les assauts plus ou moins subtils des mâles en chaleur.

Toutefois, elle ne fait aucun geste pour montrer à l’écrivain qu’il se fourre le doigt dans l’œil. Pas tout de suite. Elle est curieuse de voir jusqu’où le petit homme osera s'aventurer. Brûlante de savoir s’il est de sa trempe à elle. Et légèrement inquiète à l’idée de le découvrir. Elle décide toutefois de le recadrer un peu.

« De cœur ? Vous voulez dire de cul !

– Quoi ? fait l’écrivain en ouvrant des yeux de chouette dans les phares d’une voiture.

– Je déconne ! Bon, voici ce que je vous propose : donnez-moi quelques pages, et je repasserai pour avoir la suite. Chapitre par chapitre. Ça nous laissera le temps de mieux nous connaître, non ?

– C’est-à-dire… »

L’écrivain paraît embarrassé. Il regarde la liasse dans ses mains avec une expression qui ressemble à du regret.

« C’est de la merde. Je ne sais même pas pourquoi j’ai remonté ça de la cave, soupire-t-il.

– Ne dites pas des choses pareilles ! »

Pour la deuxième fois depuis qu’elle est entrée dans cette maison, Maria attrape l’épaule d’Alvar dans un geste qu'elle veut rassurant – rien de plus. Elle tient beaucoup à lire ce roman jamais publié… et subversif… cependant elle n’est pas prête à tout, il ne faut quand même pas exagérer !

La jeune femme réalise qu’elle est allée trop loin au moment où elle sent la peau fiévreuse d'Alvar à travers l'étoffe de sa chemise. L’écrivain la tire brusquement vers lui pour la serrer dans ses bras.

« Mais… Arrêtez ! Laissez-moi ! » Elle veut crier, mais elle a le souffle coupé par l'étreinte passionnée.

Alvar l’embrasse dans le cou, lui mordille les oreilles, lui pince les hanches, les fesses, tout en la poussant inexorablement vers le canapé. Il est loin d’être aussi baraqué que le Violeur du parc, et pourtant Maria se sent physiquement dominée. Elle n'a pas l’énergie du désespoir pour repousser l'assaut. L'écrivain n’étant pas un Prédateur, elle n'a pas suffisamment peur de lui. Ce n’est qu’un être sensible qui se cherche, comme elle, entre la liberté de prendre et celle de se protéger.

Trêve de conneries. Maria se ressaisit. C'est tout de même lui l’agresseur, et elle qui défend ses fesses !

Elle remet les pendules à l'heure en lui balançant un bon coup de genou dans les testicules.

« Pauvre con ! » hurle-t-elle à l'oreille d'Alvar qui s’écroule en faisant des borborygmes. La scène aurait fait sourire la jeune femme en d’autres circonstances.

« Arrhh ! Mmmfff !

– Pourquoi t’as fait ça ? Hein ? T’es complètement barjot ! On aurait pu s’entendre, tous les deux ! »

Le petit homme se tortille toujours au sol en grognant des sons blancs. Quel développement pathétique ! Maria est alors submergée d'une rage telle qu’elle n’en a jamais éprouvée. Face au Violeur, au parc, elle n’a opposé que de la détermination, un instinct de survie à l'état pur ; pas cette haine gratuite qu'elle ressent maintenant dans chaque fibre de son être. Cette fois, la lutte contre son agresseur a tourné court, et c'est contre elle-même qu'elle doit lutter. Elle se retient in extremis d'asséner un violent coup de pied à la tête de l'écrivain.

Écœurée, elle se laisse choir sur le canapé. Elle a l’impression de ressentir les douleurs d’Alvar par procuration.

« Pourquoi j’ai fais ça… il faut que je me contrôle ! » murmure-t-elle avant de se remettre à crier : « … mais tu as quand même essayé de me violer, salaud ! Tu t’en rends compte !

Mmmmwww

– On a un sacré problème mental, tous les deux, mais je suis certaine que tu l’as depuis plus longtemps que moi. Donne-moi ça ! »

Elle arrache des mains d'Alvar la liasse de feuilles. Toujours recroquevillé au sol, l'homme réagit tant bien que mal.

«  Mmmwwf… rends-moi ça ! Mmmmmm !!

– Considère ceci comme un dédommagement. Une compensation. Espèce de violeur raté ! »

Maria entasse les papiers dans son sac avant de se diriger vers la porte de la véranda. Se retournant une dernière fois, elle voit que l'écrivain s’est redressé en s’agrippant à l'accoudoir du canapé. Il essaie de ricaner mais le résultat ressemble plutôt à un râle de crapaud. D’une voix rauque, il parvient à lui lancer :

« Espèce … de chasseuse… ratée !

– Hein ? Pourquoi dis-tu ça ?

– La Princesse Clara… qui tue un Violeur… c’est ton histoire à toi, hein ? Je… me trompe ? »

La mine sombre, Maria lui adresse un signe qui veut dire : tu as intérêt à garder le silence. Puis elle fait glisser son index sur sa gorge, d’une oreille à l’autre. Un Béat normal ne saurait interpréter ce geste, mais au regard qu'il lui rend elle est certaine que le petit homme chauve a compris le message.

Elle quitte la maison avec l’impression de fuir un danger précis mais surmontable, pour entrer dans un monde plein de menaces diffuses. Au lieu de la rassurer, ses petites victoires la plongent toujours un peu plus dans l'inconnu.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez