À l'abri du monde

Par Rimeko
Notes de l’auteur : Texte écrit à partir d'un dessin d'un membre d'une autre associat pour un partenariat

Il réajusta un peu mieux le casque audio sur la tête d’Ori. Il était trop grand, le casque, et pour que ça couvre les oreilles de la petite il avait dû glisser entre l’arceau de plastique et ses fins cheveux noirs l’une de ses peluches, un perroquet aux couleurs criardes. Il avait ses fesses plumeuses en l’air, ça avait fait rire Ori lorsqu’il le lui avait montré dans le miroir de l’écran éteint de son téléphone, et le bec arrivait au beau milieu de son front, ça la faisait loucher quand elle essayait de l’apercevoir. Peut-être que l’autre peluche, un lapin blanc, aurait mieux convenu, mais c’était son préféré et il n’avait pas voulu lui enlever. Elle le serrait tout contre elle, son petit nez enfoui dans la fourrure artificielle. Il pensa qu’elle était peut-être allergique à la poussière, beaucoup d’enfants l’étaient dans la région, il devrait l’en empêcher. Est-ce qu’il restait des mouchoirs dans l’appartement ? Cette pensée faillit le faire rire.

« T’appuies trop, » Ori geignit, sa voix étouffée par le rembourrage du lapin – et pourtant, elle parlait un ton trop fort, parce qu’elle ne s’entendait pas. Tant mieux. Ça voulait dire que le casque remplissait sa fonction.

« Désolé. »

Il relâcha un peu la pression qu’il exerçait sur les coques du casque. Il frotta de son pouce la marque rouge qui s’était formée derrière l’oreille de la petite, là où les os de son crâne étaient juste sous la peau. Il se demanda alors si elle avait pu l’entendre parler. Sûrement pas.

Elle avait commencé à fredonner un air, et même s’il ne le connaissait pas il n’en avait pas besoin pour savoir que c’était un peu faux. Les notes étaient trop lentes, trop détachées, trop disparates. Il espérait qu’elle ne se taise pas. Sa voix ne couvrait pas vraiment le vacarme, dehors, mais ça l’empêchait un peu d’écouter. D’essayer de mettre des images sur les sons. Il en avait assez vu.

Il resserra un peu son étreinte autour du corps d’Ori. Elle prenait si peu de place dans ses bras, et il n’était pas bien grand lui non plus. Il avait pourtant réussi à la porter jusque-là, même dans les escaliers en colimaçon, même avec un seul bras alors qu’il testait les poignées de porte les unes après les autres, priant un Ciel auquel il ne croyait pas vraiment pour que l’une d’entre elle soit restée ouverte. Il le sentait encore, toutefois, dans ses bras et ses cuisses et le bas de son dos. Il aurait des courbatures demain. Pour peu que demain existe.

Lui avait vingt-trois ans. Elle... Il ne lui avait jamais demandé quel âge elle avait. Quelques jours plus tôt, il ne la connaissait pas.

Son corps était tout chaud contre lui, son dos à elle séparé de sa poitrine à lui uniquement par leurs deux T-shirts délavés. Tout autour, le froid de la céramique s’infiltrait à travers leurs vêtements. Juste avant qu’ils en enjambent le rebord pour se blottir l’un contre l’autre dans le petit espace, il avait dû réaligner contre le mur les flacons tombés au fond de la baignoire – shampoing, après-shampoing, gel douche, lait corps, exfoliant... Un peu plus tôt, il les avait fait sentir un par un à Ori, lui demandant de deviner le parfum tout en gardant les yeux fermés. Certains capuchons résistaient, l’un avait ébréché l’ongle de son pouce mais ce n’était pas grave, puisque ça avait au moins fait rire la petite pendant quelques minutes. Le jeu s’était terminé quand des effluves de caramel avaient envahi l’espace après qu’il eut ouvert le gel douche, et que leurs deux estomacs avaient grondé de concert. Il ne voulait pas bouger. Pas tout de suite. Pas tant que...

« J’ai faim, » elle avait protesté de sa petite voix haut-perchée.

Il avait hésité un instant, mais dehors, à ce moment, c’était étonnamment calme, alors il s’était aventuré à soulever l’une des coques du casque pour que l’enfant puisse l’entendre :

« Tu peux attendre encore un peu ? Encore une heure. Tu sais ce que c’est qu’une heure, hein ?

- C’est long, une heure.

- Je sais. Je sais... Encore une heure, allez, hein ? Qui est-ce qui est une grande fille courageuse ? »

Il lui avait souri, et il avait espéré que ce soit encourageant. Elle s’était renfrognée, mais elle n’avait pas protesté.

Il n’avait pas l’heure. Son portable n’avait plus de batterie depuis longtemps. De toutes façons, même quand il s’allumait encore, les lignes étaient saturées, quand elles n’avaient pas été tout bonnement arrachées. Les appels ne menaient nulle part. Chacun pour soi.

Il se demanda si c’était encore le jour ou déjà la nuit, dehors. Le rideau de douche, une version un peu plus fripée et délavée que l’original du Mont Fuji, les coupait du reste du monde. Il y avait de très fines fissures tout autour de l’endroit où la tringle avait été clouée dans le placo de la salle de bains. S’ils tiraient trop fort, peut-être que l’ensemble s’arracherait au mur.

Dehors, ça devenait pire. Dehors, ça se rapprochait.

Ori fredonnait toujours. Elle respirait plus rapidement que lui, même quand elle était silencieuse, il sentait sa poitrine se soulever et s’abaisser, et toutes les quatre ou cinq respirations ils inspiraient tous les deux en même temps, avant de se désynchroniser à nouveau. Ses cheveux à elle sentaient encore un peu un shampoing aux fruits, fraise ou peut-être framboise, un parfum sucré qui lui rappelait un bonbon acidulé. Elle tremblait légèrement. Ils avaient froid tous les deux, et il resserra un tout petit peu ses jambes autour de sa frêle silhouette.

Il y avait un sifflement dehors, un son qui paraissait courir à travers le squelette même de l’immeuble où ils s’étaient réfugiés, un son qui enflait, encore et encore, jusqu’à le faire grimacer. Ori, dans ses bras, s’agita, se tournant à moitié vers lui. Il eut le temps de voir ses lèvres gercées s’ouvrir-

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez