9. Troubles d'une grande ampleur

Par tiyphe

Louise

L’ambiance dans la cour du château était à la fête. Les Occupants riaient, dansaient et chantaient. Les enfants couraient autour de la fontaine en gloussant pour échapper à un homme grossièrement déguisé en dragon. Les personnes âgées, beaucoup plus nombreuses, jouaient jovialement aux cartes et aux échecs. Une estrade avait été installée non loin du grand bassin. Un groupe ambiançait les invités d’une mélodie joyeuse tandis que des habitants de toutes générations se trémoussaient sur une piste placée au milieu de la cour.

Le spectacle était particulièrement atypique. Les danses variaient selon l’époque à laquelle avaient vécu les individus. Certains essayaient d’apprendre les mouvements d’un autre siècle quand d’autres se balançaient sur leurs pas traditionnels. Le tout donnait un patchwork de bras levés jusqu’aux ballets de couple, en passant par les rondes de plusieurs dizaines de personnes. Aucun d’eux ne semblait être affligé par leur mort. Aucun d’eux ne se montrait malheureux, soucieux ou troublé par des sentiments négatifs. À l’exception de Louise.

Lorsque des jets d’eau étaient apparus dans sa fontaine, elle avait cherché Jeanne espérant que celle-ci lui faisait une mauvaise blague. C’était rarement le cas, mais son amie pouvait parfois être taquine. Seulement la grande femme s’était trouvée loin d’elle et était en train de discuter avec d’autres Occupants.

Cela n’avait pu être que Lucas. Il avait essayé de se défendre, même de s’excuser. Le jeune homme lui avait donné toutes sortes d’explications, mais aucune n’avait convaincu Louise. Comment pouvait-il créer alors qu’elles n’étaient que deux à posséder le pouvoir de la Création ?

La dirigeante, déstabilisée, avait repoussé le garçon vers d’autres tâches afin de l’éloigner d’elle. En plus de ressembler étrangement à son ancien amant, son comportement était plus qu’énigmatique. La Princesse sentait que l’arrivée de Lucas et celle de son frère avaient un lien avec tous les faits divers inexplicables qui se produisaient. Puis, elle avait essayé de trouver Jeanne, afin de lui conter les événements. Cependant, les deux femmes avaient eu tant à faire que Louise n’avait pas eu l’occasion de croiser son amie pour la prévenir.

En ce matin du 20 avril 2017, la jeune Créatrice observait ses sujets sans savoir ce qu’elle cherchait. Comme tout le monde semblait si joyeux, elle s’interrogeait sur ce qu’elle ressentait. Qu’est-ce qui l’avait rendue aussi fade et lasse ? Était-ce cela le sentiment de l’éternité ? Jeanne à ses côtés se pencha alors vers elle, la sortant de sa réflexion.

— Qu’y a-t-il, Mademoiselle Louise ? la sonda-t-elle. Je vous sens préoccupée.

L’intéressée se tourna vers son amie. Elle retira machinalement une mèche noire de son élégant chignon. Elle détestait lui cacher des choses. Pourtant, elle savait que c’était indélicatement inapproprié en cette date. En fait, la Princesse ne voulait pas gâcher le large sourire qu’affichait la grande femme ni perturber la journée qui s’annonçait inoubliable. Le regard vide, elle répondit faiblement :

— Ce n’est rien, Jeanne. Nous verrons cela demain. Aujourd’hui est un jour de fête.

— Vous savez que vous pouvez tout me dire, avança gentiment son interlocutrice.

— Je sais, Jeanne. Ce n’est juste pas le moment.

Louise soupira avant de reporter ses yeux émeraude vers la foule.

— Vous n’êtes tout de même pas en train de ressasser ce jour ? insista Jeanne, la voix enraillée.

La Princesse resta silencieuse. Évidemment qu’elle y pensait. Même si ce n’était pas sa principale préoccupation, elle n’avait pu s’empêcher de revivre cet instant douloureux. Chaque année, certaines images revenaient la hanter. Rapidement, elle avait alors décidé de fêter cette date comme un renouveau plutôt que comme un deuil. Voir son peuple heureux lui permettait d’oublier cette macabre journée.

Louise aperçut finalement une tignasse blonde, presque blanche, au milieu des Occupants sur la piste de danse. Une force invisible au creux de son ventre la poussa à le rejoindre. Elle s’excusa auprès de Jeanne qui lui lança un regard surpris. La Princesse s’avança vers le garçon et s’arrêta net en l’apercevant avec une jeune fille d’une vingtaine d’années. Sa chevelure, rousse et bouclée, lui tombait au creux des reins et se balançait au rythme de son déhanchement. Elle était envoûtante et semblait appartenir à l’époque de Lucas aux vues de ses vêtements courts. Le garçon paraissait apprécier le spectacle que lui offrait la jeune fille. Il dansait auprès d’elle et lui chuchotait à l’oreille des paroles qui la faisaient glousser en se trémoussant.

Un sentiment désagréable s’installa alors dans la poitrine de la Princesse. Ce n’était pas une douleur, mais plus comme une gêne que la vision des deux jeunes accentuait au fur et à mesure qu’elle s’approchait d’eux. De son vivant, elle n’avait jamais ressenti cette animosité. Ses yeux s’assombrirent tandis qu’elle marchait à leur rencontre. Les Occupants autour d’elle lui firent de la place et quelques-uns s’arrêtèrent même de danser, retenant leur respiration. La rouquine se figea à son tour. Louise la défia du regard et elle s’éclipsa, laissant Lucas seul, les bras ballants.

— Un problème, Princesse ? demanda le garçon d’un ton provocant.

Certains Occupants, qui s’intéressaient à l’échange, semblèrent offusqués de son langage. Louise ne releva pas et se contenta d’ordonner :

— Suis-moi.

— Et si je n’en ai pas envie ? Je me suis déjà excusé pour hier soir, répliqua-t-il d’un ton grossier.

Après un silence inconfortable, il ajouta avec une moue exagérée :

— Et puis, vous avez fait fuir Sibylle.

Louise ne releva pas l’insolence de son interlocuteur. Elle avait tout de même du mal à le reconnaître, même si elle ne savait presque rien de lui. Il lui était apparu comme un jeune homme poli et respectueux, qu’est-ce qui avait changé ? Le pouvoir de la Création, ou peut-être autre chose, la dirigeante était désemparée. Elle lui attrapa le bras et l’entraîna avec force loin du brouhaha. Les Occupants reprirent leur danse comme si rien ne s’était passé. Lucas, apparemment surpris, se laissa conduire sur les remparts qui surplombaient la cour.

Un moment de silence s’installa entre la femme et le garçon. Celui-ci avait encore un air provocateur et paradeur. La dirigeante planta ses yeux émeraude dans ceux de glace du jeune homme. Ils restèrent ainsi un instant à se défier du regard. De la colère se lisait dans celui de Louise alors que c’était de l’agacement qui titillait les paupières de Lucas. Il avait une expression qui ressemblait à celle de Conan avec cette attitude, pensa la Princesse. C’était le visage que son amant avait souvent réservé aux serviteurs du château un peu trop bavards quant aux rumeurs sur leur relation.

Finalement, le garçon arqua un sourcil et interrogea :

— Que me veux-tu, Princesse ?

Surprise, Louise se détourna. La même sensation de picotements dans son ventre revint comme quelques instants plus tôt. Elle se reprit rapidement.

— Je ne crois pas t’avoir autorisé à me tutoyer, gronda-t-elle.

Le sourire du garçon s’agrandit d’autant plus.

— Et tu l’as eue, mon autorisation, pour me tutoyer ? lança-t-il.

Louise ouvrit la bouche pour répliquer, mais aucun son ne sortit. Ce jeune homme avait le don pour la troubler. Cela ne pouvait pas être le même Lucas qui avait traversé la Porte d’Argent peu après son petit frère, Tom. Une fois de plus, elle était en train de perdre son calme, désarmée par ce comportement qui n’allait pas avec le visage et le regard que son ancien amour avait pour elle. En sa présence, sa prestance s’amenuisait et la colère l’envahissait de manière excessive et déplacée.

Qui était-il pour oser lui parler de la sorte ? Il lui devait le respect, elle était une Princesse, une dirigeante. Faite pour régner, elle avait cela dans le sang. Dorénavant, son père n’était plus un obstacle, tout comme la société qui n’acceptait pas qu’une femme prenne son indépendance et s’occupe seule de terres. Elle possédait bien plus qu’un simple marquisat ou même le duché d’Anjou. Elle gouvernait un monde entier. Alors pour qui se prenait cet insolent ? Des hordes de mots rabaissants, voire insultants, se précipitaient dans la tête de la jeune femme qui tentait de repousser ces pensées immatures qui ne lui ressemblaient guère.

— Nous devons parler ce qui s’est produit hier à la fontaine, je mérite des explications, dit-elle d’un ton sec.

***

Lucas

Lucas allait répliquer qu’il n’en savait pas plus que la jeune brune lorsque Jeanne arriva à leur niveau. Il ferma la bouche et croisa les bras sur son torse. De toute évidence, il y avait une certaine hiérarchie à respecter dans ce monde et cela ne lui plaisait aucunement. Maintenant qu’il était mort, il espérait se sentir libre, et non devoir obéir. Enfin, c’est ce qu’une voix en lui lui soufflait, une voix qu’il ne connaissait pas et qui ne lui appartenait pas.

— Mademoiselle Louise..., haleta la femme entre deux respirations saccadées.

Elle semblait avoir couru aussi vite que possible. Elle était essoufflée et ses yeux gris étaient emplis d’inquiétude.

— Est-ce assez important pour m’interrompre, la coupa la Princesse.

— Il me semble, oui, répondit plus calmement Jeanne.

Sa cage thoracique se soulevait à présent dans un rythme raisonnable, son anhélation avait rapidement disparu. Seules les rides de crainte restaient ancrées cependant sur son visage, habituellement doux. Louise lui fit un signe de tête pour l’inciter à continuer.

— La Gardienne vient de me contacter, annonça Jeanne d’une voix de moins en moins maîtrisée. Ils sont là et Ils arrivent.

De l’anxiété puis de l’affolement traversèrent les yeux émeraude de la jeune dirigeante. Lucas, qui observait jusque-là la scène avec une moue boudeuse sur le visage, sembla redevenir lui-même et, plus sérieux, il intervint :

— Qui arrive ?

Il suivit le regard des deux amies. Qui pouvait bien faire peur aux deux femmes les plus puissantes de ce monde ? Il aperçut alors, près du lac, deux grandes masses avançant vers eux. Il comprit pourquoi les portes étaient aussi immenses. D’un mouvement lent et calculé, deux colossales créatures faites de fumée grise glissaient jusqu’au château. Elles plantèrent leur regard sur les Créatrices qui s’agenouillèrent, suivies de tous les Occupants qui avaient arrêté de bouger dans la cour. Il n’y avait plus de musique, plus de rires, plus un bruit. Lucas, bouche bée, était resté debout et Louise tira sur son bras pour l’obliger à mettre ses genoux à terre.

— Ce sont les Êtres Supérieurs, le Bien et le Mal, lui chuchota-t-elle.

***

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Flammy
Posté le 08/09/2019
Coucou !

Un chapitre qui nous permet de revenir sur l'incident avec Lucas, je suis contente ^^ J'ai beaucoup aimé la description du début, avec le fouillis des époques, des âges, qui au final donne un patchwork cohérent dans la mort. J'aime beaucoup ce côté sans ségrégation, c'est super <3

Juste une remarque. Je comprends pourquoi Louise ne dit rien à Jeanne quand Jeanne lui demande, vu que c'est la fête et pas vraiment le bon moment pour ça. Mais la veille au soir, pourquoi ne rien lui avoir dit ? Tu es passée un peu vite là-dessus, et ça m'a un peu frustrée ^^"

Bon, Louise jalouse comme un poux, check. C'est surprenant qu'elle soit encore amoureuse après tout ce temps (quoique, ça a eu l'air très important et marquant dans sa vie mortelle), mais ce qui m'a un peu déroutée, c'est qu'elle ne se rende pas compte qu'elle était en train de faire une crise de jalousie. Elle ne se souvient plus de ce que c'est où elle n'en a jamais fait avant ?

Dans la même scène, même si je comprends que Lucas avait envie de chopper (D'ailleurs, est-ce que les morts peuvent faire crac crac ?) et qu'il ne soit pas très content que Louise arrive, mais je le trouve très violent et insolent, alors qu'il ne m'avait pas du tout parut insolent avant :/ J'ai trouvé le décalage un peu violent.

Le moment où tu dis que Louise avait été éduquée pour devenir Marquise, j'ai un peu buggué. Comment son père a pu la faire tuer si facilement si c'était son héritière ? Surtout que bon, je suppose qu'il n'avait pas de fils du coup, donc ça met la merde dans son héritage, non ? J'ai du mal à comprendre le Marquis du coup :/

Et pour le changement de POV à la fin, rhaaa, c'est frustrant, du coup, on a aucune info sur les Entités Supérieures, sadique ='D Mais bon, je suppose qu'on en saura plus au chapitre suivant ^^

J'ai beaucoup aimé ce chapitre =D J'aime bien quand je me pose pleins de questions, et justement, ce chapitre revient sur des mystères précédents, ouvre de nouvelles pistes tout en nous donnant l'impression d'avancer, il est très bien gérer pour ça et très satisfaisant à lire =D

Une remarque :

"Qu’est-ce qui avait rendu la jeune femme aussi fade et lasse ?" Je ne comprends pas trop ce que le "fade" vient faire là, ou alors il a un sens que je ne connais pas ^^"

Je reviendrai lire quand j'aurai plus de temps, là avec la rentrée c'est compliqué ^^"

Pluchouille zoubouille !
tiyphe
Posté le 08/09/2019
Coucou Flammy !!
Ton commentaire me fait super plaisir ! Pas de soucis si tu as peu de temps avec la rentrée, je comprends ! Je suis en vacances pour ma part alors je passe de temps en temps répondre, mais je reprendrai mes lectures en revenant ;)
Je suis contente que tu aimes l'ambiance au début, j'ai vraiment envie de montrer une sorte d'harmonie que les époques n'entachent pas ou peu.
Je note une nouvelle fois tes remarques sur le fait que Louise n'ait rien dit, pour moi elle est très occupée par les préparatifs, mais bon je pourrai essayer de faire quelque chose quand même.
Le retour de Conan est très important pour Louise de par la relation qu'elle avait avec lui et la façon dont ça s'est fini, elle est complètement aveuglée par ça et c'est de là que vient sa jalousie, tout est disproportionné, mais c'est ce que je voulais pour montrer que l'arrivée des garçons chamboulent cette harmonie.
OK pour l'insolence de Lucas, je pense que tu as raison, je vais la diminuer un peu.
Je n'avais jamais vu les choses sous cet angle et tu as raison, les filles ne devenaient pas héritières, mais mariée à un héritier, du coup il y a quelque chose qui coince. Au lieu de dire qu'elle a vécut pour être Marquise, je peux peut-être plus parler de son ambition à le devenir plutôt que d'être mariée à un mec avec un titre, cherchant à retrouver la confiance de son père ou qqch comme ça. C'est un passage à retravailler en effet.
Eheh oui tu en sauras plus dans le prochain chapitre :D
Contente que tu aies aimé :3
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