9. Shiloh Howard

Cela faisait maintenant plusieurs jours qu’il avait rendu visite à Éirinn et son image tournait en boucle dans sa tête. Elle était devenue une sorte d’obsession. Il comprenait à présent ce que pouvait ressentir Elijah.

Contrairement à son meilleur ami, Shiloh avait conscience qu’il n’avait aucun sentiment pour elle. Éirinn suscitait de la curiosité chez les autres, elle avait quelque chose d’intrigant qui vous poussait à vouloir la connaître. Que cette intention soit amicale ou non. Mais il suffisait de discuter avec elle pour ne plus vouloir l’approcher.

Un aimant.

Shiloh hocha la tête, fier de sa comparaison. Éirinn agissait comme un aimant : elle nous attire, c’est plus fort que nous et plus on s’en approche, plus on sent ce rapport de force qui nous empêche de la toucher, elle nous repousse. Et on s’approche encore, pour voir jusqu’où on peut aller, jusqu’où on peut supporter cette répulsion.

Et justement, il avait un mauvais pressentiment. Ça pue du cul cette histoire.

Il chassa ses pensées d’un soupir et se rendit au travail. Là-bas l’attendait Elijah, toujours dans le brouillard depuis le prétendu départ d’Éirinn. Son service mollasson commençait à exaspérer certains clients qui préféraient interpeller un autre serveur – quand ils ne s’en allaient pas.

Shiloh l’observa, désolé, en train de débarrasser une table qui venait de se libérer. Il fallait être sacrément bigleux pour ne pas s’apercevoir que les gestes étaient faits machinalement et qu’Elijah ne prenait aucun plaisir à travailler – ça n’avait jamais été vraiment le cas, ceci dit.

Il remarqua également deux vieilles femmes discuter à la table d’à côté. Il reconnu Gloria Rosenberg, une cliente régulière et très redoutée : ses avis faisaient ou défaisaient la réputation d’un restaurant et le patron du Manicomio la traitait comme une reine. Si cette femme notait le manque de dynamisme d’Elijah, c’était foutu, il allait se prendre un tir de la part du maître d’hôtel, lui-même sermonné par le patron.

Shiloh s’approcha de la table, prêt à répondre à la moindre demande de Sa Majesté. Ce fut le moment où il capta un morceau de la conversation. Gloria expliquait à son amie que sa voisine n’avait pas de respect pour elle-même, toujours habillée comme si elle allait vendre son corps au premier venu.

— Ça ne fait pas longtemps qu’elle a emménagé dans le quartier mais j’ai vu toute une tripotée d’hommes entrer chez elle !

Son amie hocha la tête, attentive à ce que Gloria lui racontait.

— Et jamais les mêmes, en plus, précisa-t-elle. Sauf un qui vient régulièrement. Lui, il doit avoir un statut spécial, si tu vois ce que je veux dire.

Les deux vieilles prirent un air outré.

— Je ne l’aperçoit que le soir mais l’autre jour, je l’ai vue un matin. Elle n’a pas été très courtoise avec moi, bien sûr. Elle m’a dit qu’elle travaillait dans un bar mais je ne suis pas née de la dernière pluie ! Et le plus étrange dans tout ça, c’est que tous ces hommes, je ne les ai jamais vus repartir.

Elijah avait visiblement entendu ces ragots, lui aussi.

L’amie de Gloria était sur le point de répliquer quelque chose mais elle en fut empêchée par Elijah, tiré de sa torpeur et aussi blanc que son cul.

— Excusez-moi, commença-t-il doucement.

Oh, oh.

Shiloh eut l’impression qu’il n’avait pas d’autre choix que d’assister, impuissant, à la catastrophe qui se préparait devant lui. Il sentait tous les yeux des clients sur eux.

Gloria détourna le regard pour accorder de l’attention à ce jeune serveur qui se tenait à côté d’elle.

— Je crois que je connais la fille dont vous parlez, continua-t-il.

OH, OH.

La vieille Gloria haussa un sourcil, perdue entre la déception et la surprise.

— Je suis désolée mon garçon, mais cela m’étonnerait fort que vous ayez dans votre entourage une fille de si petite vertu, ricana-t-elle presque méprisante.

— Je viens de vous le dire, madame, je la connais et elle n’a rien d’une fille de la sorte. Et quand bien même, ça ne me regarde pas. Et à vous non plus.

Shiloh déglutit en voyant la mine de Gloria Rosenberg se décomposer. Elle s’essuya la bouche d’un geste lent et délicat, telle la bourgeoise qu’elle était et posa doucement sa serviette.

— Pff, le personnel du Manicomio n’est plus ce qu’il était. Ils embauchent n’importe qui, cingla-t-elle en jetant un petit coup d’œil vers Shiloh.

Le portrait craché de la vieille bourge raciste qui se croit irréprochable.

— Enfin soit, si vous tenez tant à cette fille, sachez qu’en ce moment plus aucun homme ne vient lui rendre visite. C’est sûrement pour cette raison qu’elle a si mauvaise mine, une vraie déterrée.

Et ce fut par ces mots qu’Elijah apprit qu’Éirinn était toujours à Londres.

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