9. La Briseuse d'Or (2)

— Je… Je suis pas une Absinthe, affirmé-je. Je te le jure.

 Un pas.

              Deux pas.

                         Trois pas.

Margaret s'éloigne vers la fenêtre ronde, la seule de l'appartement.

— Tu sais, j'ai bien réfléchi à ce que tu m'as dit, à propos d'Umbra.

— C'est-à-dire ?

— Tu m'as demandé si je l'aurais sauvée, si j'avais pu, alors je me suis posé la question, encore et encore… et puis je me suis rendue compte que, peut-être, son meurtrier, c'était moi.

Son timbre, à la fois maternel et autoritaire, m'immobilise. Le charme de cette dame me fascine et m'effraie tout autant, tandis qu'elle me perce d'yeux juges.

— Elle est morte car j'en savais trop.

— À propos de quoi ?

— Des ECOs.

— Mais… T'en es une.

Sa poigne se ferme sur son cœurtex, elle tremble, comme si ce dernier s'apprêtait à lui briser la main.

— Elle est morte là-bas, ma fille, rappelle-t-elle. Je n'ai jamais su pourquoi. Mais il s'agissait d'un avertissement de leur part, pour me dissuader de mettre mon nez là où il n'appartient pas, et Vanadis, l'histoire continue. J'ai accepté de t'héberger hier car tu étais malade et… l'étais-tu vraiment ?

Je déglutis. Mes émotions m'écrasent la poitrine. Pourquoi dire la vérité blesse-t-il plus que mentir ?

— Non. Non… mais j'avais besoin d'aide.

— Donc j'avais raison. J'en sais trop, soupire-t-elle. Si je continue, je peux dire adieu à ma fin heureuse. Alors, Vanadis, à qui appartient ce cœurtex ? Dis-le-moi. Je t'en supplie.

— Non. Je peux pas. Tu m'as dit que tu serais de mon côté…

— Tu as commis un crime ! Et tu es chez moi avec un organe ! Actuellement, je suis tout autant, voire plus exposée que toi ! Je t'ai dit qu'ils m'avaient à l'œil. Ils ont tué Umbra et je refuse que ça se reproduise. Tu comprends ?

— Je… Je sais pas, je crois…

— Dis-moi !

Sa voix rocailleuse résonne à travers mes muscles, contracte mon ventre. Mes dents claquent. Yo — Yohri… rien que penser son nom me blesse, car il me rappelle tous mes défauts, et me les rappellera toujours.

— Il est… C'est celui du frère d'Oriane.

Margaret marque une courte pause.

— Yohri Malkez ?

J'opine, ou du moins, j'essaie, car mon cou s'est transformé en pierre, et son visage se décompose. Elle me tend sa main, l'air pressé.

— Donne-le-moi.

              Mais

— Tu… Il est pas… Enfin, il n'est pas encore dessaigné et je…

— Donne-le-moi !

— Non ! Je peux pas !

— Vanadis ! Soit tu me le donnes, soit tu finiras par rejoindre ta mère. Où qu'elle soit.

Cette pensée me donne froid dans le dos, et celle qui suit me glace les veines. J'ai détesté Laurane, l'ai insultée d'Absinthe pendant des années, et depuis le brisement, une photo d'elle suffit pour que mon sang ne fasse qu'un tour. Pourtant, hier j'ai brisé le cœurtex d'un homme, tout comme elle.

Mais je l’ai fait…

              Pour papa.

Son acte à elle était gratuit. Infondé.

Je laisse Margaret me remplacer dans la cuisine ouverte et recule. Elle s'immobilise devant le sac, qui brise son dernier espoir — celui de s'être trompée depuis le début —, et sans un mot, elle fuit et dévale les escaliers.

              Pour me dénoncer.

              Pour le crier sur tous les toits.

Les pires éventualités s'enchaînent. Je la suis à la trace. Au rez-de-chaussée, elle me bouscule et remonte, la main remplie. Je l'interpelle, une, deux fois, mais déterminée, elle rejoint la cuisine. Sur la table de travail, elle renverse les bouts de cœurtex, qui s'étalent, et elle brandit son poing en l'air.

              Ses doigts crispés.

                         Autour d'un manche.

              Le manche d'un marteau.

       Qui s'écrase.

Et l'écrase.

     Et avec lui, mon cœur.

              Mon dernier espoir.

 

Le morceau en devient cinq. Ils transpercent la salle et ses aurores.

Margaret élève de nouveau son arme.

— Arrête !

Une autre pétarade retentit. De nouveaux éclats virevoltent, mais sous un geignement âpre, la septuagénaire est projetée contre le mur avant de pouvoir asséner un troisième coup.

Mes mains tremblotent, souillées.

Je l'ai poussée. Mon cœur s'affole. Mon cœurtex gémit de honte.

J'ai renversé Margaret. ECO. Forgeuse cordiale. Grand-mère — celle qui vient d'émietter l'organe d'Yohri, le rendant irréparable...

Une semaine de dur labeur, de souffrance, de mascarades et d'espoir pour que la seule personne en qui j'ai confiance réduise tout en poussière ! De la poudre aux yeux, voilà ce qu'on m'a jeté !

Elle a prémédité son acte autant que moi.

Elle a voulu éliminer toutes mes chances.

C'en est trop.

Tout ça…

              pour rien?

Je ne le mérite pas.

Elle le mérite.

Mes espoirs. Envolés.

Ma vie. Fracassée.

De rage, j'agrippe le plus gros morceau et l'explose contre le parquet. Il reste indemne. Putain. Coeurtex de merde! Je lui flanque un coup de pied. Il décolle jusqu'à griffer Margaret.

              Encore.

Je n'y arrive plus. Personne ne me supporte. Tout le monde me déteste. Yer'nayin ne veut plus de papa en vie. J'ai tout essayé. Le légal. L'illégal… en vain. C'est fini, bordel. C'est fini! Plus rien ne me donne envie, si ce n'est le rejoindre au plus vite, dans la vie, dans la mort, peu importe.

J'ai échoué. Je ne le rendrai jamais fier. Au contraire. J'allais le décevoir.

Les rideaux tombent. La tragédie prend fin. La foule en délire explose. Mon hybris m'a rattrapé. La déchéance de Vanadis, la nouvelle antihéroïne grecque.

Je replonge mes affaires dans mon sac trempé et arrache le collier fabriquée par la forgeuse de ma poche. Il s'abat par terre.

Je fracasse la porte et divague. Les larmes m'empêchent de voir clair. Margaret crie mon nom. Tant pis. Je m'en vais ; je dévale les escaliers.

Arrière-boutique.

Rideau de perles.

Comptoir.

Atelier.

Entrée.

Un meuble s'écroule derrière moi.

Non… pas un meuble. Margaret.

La vieille dame, essoufflée, s'agrippe à ma cheville.

— Je t'en supplie…

— Laisse-moi partir, s'il te plaît.

— Non… Pas toi. Pas toi aussi.

Sa voix tremble autant que son corps, et elle m'escalade pour se redresser, larmoyante.  J'aimerais la supplier de se taire, car mon cœurtex se fissure, des vagues glaciales m'incendient, je ne contrôle plus mon système nerveux, et je ne dois pas le lui montrer.

Les larmes et le sang. Tout se fracasse par terre.

— Tu ne peux pas partir, Vanadis. Ils savent forcément où tu es. Ils t'ont suivie, c'est sûr.

— J'ai… J'ai fait attention, en arrivant.

— On ne peut pas faire attention ici ! brame-t-elle. Tu dois te cacher… mais avant tout, tu dois m'écouter, je t'en supplie, écoute-moi.

Ses mains n'adhèrent plus à mes épaules. Son propre poids l’emporte. Poing contre le cœurtex, elle gémit. La terre tremble.

— Je t'écoute, balbutié-je. Parle-moi. Je suis désolée. Je suis là, je suis là.

— Par Soracle… Je n'y arrive plus, Vanadis.

— Moi non plus. Moi non plus.

Ses larmes coulent sur ma chemise, son front s'enfonce dans mes omoplates, l'étreinte me berce. Que nous arrive-t-il ? Qu'avons-nous fait pour mériter cela ? Le monde nous doit une excuse, car je m'affaisse, et mon cœurtex…

              Il explose de l'intérieur. Une décharge m'étrangle. Une canicule. Une seconde. Mes neurones fusent, mes muscles craquent, mes genoux s'effondrent. Deux secondes.

Plus rien.

La crise s'est dissipée aussi vite qu'elle est apparue.

Est-ce encore… Soracle, qui manifeste sa présence ? La grand-mère s'étouffe. A-t-elle vécu la même chose ?

— Respire, Margaret. Respire.

— Les ECOs… ne sont pas ce que tu penses. Je n'ai pas le droit de te le dire, mais tu dois le savoir. Derrière cette unité se cache une hiérarchie. Des complots. Des trahisons. Et tout en haut de la chaîne… quelqu'un.

— Quelqu'un ?

— Qui dirige le pays entier.

Quoi?

Les ECOs mènent Yer'nayin vers le titre de première puissance, main dans la main. Leur esprit d'équipe et leur altruisme forgent notre nation. C’est ainsi qu’ils l’ont construite.

— Non. Les ECOs ont été créées après la guerre, et ils ont été crées égaux. Tout est dans les livres d'histoire, même dans le journal de papy-papy. Des Cœurs d'Or, j'en connais tellement, c'est…

— Des mensonges. Je ne sais qui est cette personne, nul ne le sait pour des raisons d'éthique, à part peut-être certains élus, mais… quoi qu'il en soit, elle est là, elle existe, au-dessus de tous les ECOs. Une personne avec tous les pouvoirs, qui dirige le territoire entier des coulisses.

— Mais comment… Comment tu peux… ?

— Je te l'ai dit. Je suis dans leur ligne de mire. Peu importe qui est à notre tête, il ou elle ne m'apprécie guère et la situation n'évoluera pas de sitôt.

Toute ma vie.

              Mes rêves.

— Je… Je comprends pas.

— Personne ne comprendrait. C'est pour cela que l'algorithme choisit celles et ceux en qui il peut faire confiance pour le dorage. Il doit savoir qu'il ne peut pas te faire confiance, et c'est pour cela que tu ne les rejoindras jamais. Quant à moi… chaque système contient des failles.

Je m'ébroue dans l'espoir que mes pensées se réorganisent… en vain. Cette histoire n'a ni queue ni tête, mais comment ne pas la croire, elle que le poids des mots et des responsabilités enfonce mille lieues sous terre ?

— C'est pour ça que mon test était négatif ? Ils veulent pas… de moi ? haleté-je.

— Et laisse-moi te dire : tant mieux. Je n'ai aucune envie que tu les rejoignes.

— Ce sont l'excellence d'Yer'nayin. Comment est-ce qu'ils peuvent être corrompus ?

— La vérité est plus complexe que cela, hélas. La très grande majorité des ECOs méritent leur rang et sont de bonnes personnes, seulement… le gouvernement tel qu'il a été mis en place ne peut juste pas survivre. Une méritocratie subsistante ? Le monde n'a jamais rien vu de tel. C'est aussi pour cela que tous les regards sont dirigés vers nous. Mais ils ignorent la vérité : au sein des ECOs réside une hiérarchie qui bouleverse le fonctionnement du pays, et le reste des citoyens n'en ont aucune idée non plus.

— Margaret, je te suis plus…

Elle continue de me caresser, de manquer de tomber, de secouer son visage meurtri dans la lassitude et la fatigue.

— J'aimerais être aussi forte que toi. Tes yeux sont perlés, mais aucune larme n'en coule.

Le métal planté dans sa paume me tapote les cernes. Mes doigts s'enroulent autour.

— Je suis pas forte. Je déteste juste me laisser dominer par mes émotions devant les autres.

Et cela ne relève que de cette part de confiance en soi que je n'atteindrai jamais. Je viens de loin, oui, mais je ne peux forcer ma chance. Je n'arriverai jamais à exhiber ma sensibilité au monde entier comme à papa. Margaret opine, elle le sait, elle me connaît et elle me respecte aussi pour cette part de dureté. Toutefois, son regard soudain résilient se fige sur la porte de sortie et les rues sur lesquelles elle donne.

— Ils sont là, s'essouffle-t-elle.

Par-delà l'atelier extérieur, une troupe de soldats remplit l'une des deux. Putain. Je reconnaîtrais leur accoutrement entre mille. Ceux que j'ai assistés pour arrêter l'autre Absinthe. Ils viennent me chercher. Me voilà acculée, sans issue, seule, avec mamie.

Non…               Non.

J'ai tout gâché.

— Ils vont nous attraper. Putain, ils vont te capturer à cause de moi !

— Fuis.

— Quoi ? Non ! Et toi ?

— C'est toi qu'ils cherchent, pour l'instant. Pas moi.

— Mais là-haut, le sang…

— Je vais me cacher. Leur faire croire que j'ai passé la nuit à l'abri, car je craignais que l'on me remarque, tandis que tu es restée ici en pensant être seule, zozote-t-elle en m'attirant vers l'arrière-boutique. Tu es déjà poursuivie, je ne peux qu'amoindrir tes crimes. Monte à l'étage et passe par la fenêtre. Enfuis-toi quelque part.

— Je peux pas revenir à la maison ! Et papa…

              … va mourir.

— Tu ne seras pas d'accord, mais il est temps que tu deviennes ta propre priorité. Reste en vie toi, et ensuite, tu t'occuperas de ton père. Allez, file !

Tel un chien, je détale à quatre pattes pour ne pas me faire remarquer et grappille les escaliers. La silhouette de la forgeuse se faufile dans le cagibi de l'entrepôt. Rien de pire ne peut m'arriver, de toute façon… hormis le verdissement de mon cœurtex. Mais je ne le mérite pas. Je ne mérite rien de tout ça!

En contre-bas, les SCOs frappent à la porte, et le souffle coupé, je m'applique pour ouvrir la fenêtre sans la faire grincer. Ils se plantent comme des piquets autour de l'atelier, à quelques mètres seulement, et n'ont pas l'air de bonne humeur. Au lieu de la clochette habituelle, c'est un fracas de verre qui signale leur arrivée — l'un d'eux a défoncé la porte.

Je pose les pieds sur la rambarde où flottent des pots de fleurs. La majorité des ECOs disparaissent sous la bâche, mais certains restent dans mon champ de vision.

Je ne peux pas sauter.

Mon seul choix est d'imiter l'Absinthe de ma dernière Mission et de me suspendre au bâtiment. Encore un parallèle. Mon destin approche l'inexorabilité. Nolan avait raison. J'aurais dû arrêter d'essayer et me cloîtrer à la maison, protéger papa de tout brisement et devenir une simple forgeuse cordiale au cœurtex banal.

Devenir la nouvelle Margaret. J'aurais dû me cantonner à cet objectif.

              Mais bon, il est trop tard pour se lamenter.

Après mes talents de comédienne, je dois faire appel à mes talents de cascadeuse.

Je me lève sur la rambarde. Le vent souffle. Deux gardes épient les rues qui les coincent. Mon cœur bat tambour battant, mes doigts palpent le mur de pierre à la recherche d'un repos, d'une de ces saillies qui recouvrent le vieux bâtiment. Le premier balcon à droite me nargue, mais pour le rejoindre, je dois m'agripper, me la jouer femme-araignée sans me faire remarquer.

              Si seulement Margaret m'avait prêté ses doigts de robot…

Les SCOs ne vérifient pas derrière eux. L'un s'adosse à une barre et disparaît sous la bâche. Cette rue sans particularités n'a jamais attiré de foule. Évidemment qu'ils ne s'inquiètent pas.

Je pivote. 180 degrés. Certains murmurent à la forgeuse. Mes ongles creusent des interstices, et je me laisse flotter. Une décharge me pulvérise les bras, mes phalanges tremblent, mes bottes accrochent mal à la façade. L'air entre à peine dans mes poumons.

Une.     Deux.

Je m'élance d'une pierre à l'autre. Mon pied frôle la rambarde du voisin. Mon corps se contorsionne ; mes forces s'engouffrent dans mes doigts. Mes anciennes blessures se rouvrent. L'impact de ma possible chute aspire déjà mon énergie.

Trois.   Quatre.

J'enjambe le balcon adjacent, longe une fenêtre fermée. Les gardes ne remarquent rien. Plus qu'à réitérer.

Cinq.    Six.

Sept.     Huit.

Le coin du bâtiment approche, mes mains le frôlent. Plus qu'une vue d'appartement à gâcher.

Neuf. Dix.

Cette fois, je dois lâcher. S'ils regardent à droite, ils me verront.

Mes doigts cèdent. Mon cœur aussi. Pas le temps. Jamais le temps

Je tombe.

Mes bottes cognent le pavé et je m'élance, pied gauche, pied droit, vers la prochaine rue, à vive haleine.

Plus vite.

Plus vite encore.

Adrénaline au maximum.

Ne peux pas me retourner.

Peut-être poursuivie.

Le cœur hurle. L'oxygène disparaît.

Asphyxie ?

Crise de panique ?

Les bâtiments se rapprochent. Ils fondent.

Papa.

Je me laisse porter vers le connu, le calme, la sûreté.

Jusqu’à notre bâtiment. Jusqu’à papa.

Je ne cesse de courir jusqu'à atteindre notre bâtiment. Mon instinct me hurle de ne pas déverrouiller la porte de l'appartement avec mon cœurtex, mais plutôt de frapper. Les ECOs viendront ici, tôt ou tard, mais en évitant de les prévenir, je peux peut-être m’accorder un peu de répit.

Papa m'ouvre. Ouf. Je l'enlace. L'embrasse.

— Je suis de passage.

Comment lui dire ? Je ne peux pas quitter le pays ou m'enfuir, mais je ne peux pas rester. J'ai échoué. Heureusement, ma promesse vaut toujours — je peux lui dire au revoir, lui souhaiter bon voyage, car il mourra, et je partirai. Le monde me recherche, moi, Vanadis, fugitive, mais pas Absinthe. Oh, non, s'il vous plaît, pas Absinthe. Si l’algorithme dont avait parlé Margaret ne veut pas de moi, qu'il me comprenne au moins ! Je ne souhaite que sauver l'homme le plus gentil au monde. Loin de moi l'idée de m'attirer des ennuis…

— Vanadis ?

La voix suave de papa interrompt tous mes faits et gestes. Elle résonne. Serait-ce la dernière fois que je l'entendrai parler ?

Il tangue et titube machinalement vers le canapé où attend la marque de son corps, signe qu’il n’a pas bougé pendant mon absence.

— Papa ?

Il me répond par une expiration. Voilà que son âme est partie prendre l'air. Pourvu qu'il ait tenu ma promesse et qu'il se soit au moins nourri… ! Oh, papa, dis-moi que toi aussi te bas contre cette injustice, car je ne fais que ça!

Je flanche. Mes genoux effleurent le sofa, et je les rejoins. Le pull en laine de mon paternel,  que Laurane lui avait offert il y a des années, m’accueille. Le peu de chaleur corporelle qu'il émet me cajole la peau. Je suis à la maison. Je peux enfin respirer, ne serait-ce que quelques minutes. Tous les risques pris pour revenir ici, pour prendre une pause, pour le revoir, ne deviennent que des pensées annexes.

Il repose, inanimé, à l'inverse de souvenirs de l'époque où il débordait d'énergie,  m’emplissant de nostalgie. Lorsqu'il avait joué à cache-cache avec Oriane et moi, qu'il m'avait porté de la forêt jusqu'à Kavaran le jour où je m'étais foulé la cheville, et chaque fois où il m'avait aidé pour mes devoirs, sans jamais me donner l’impression de n'être qu'une imbécile — contrairement à maintenant.

«Accroche-toi au moindre espoir que tu trouves, même s'il s'agit d'une brindille. »

Je t'entends, petit chrysanthème, et je m'excuse de ne pas avoir de nouvelles à te donner. J'espère que tu ne m'en veux pas.

En attendant nos retrouvailles, je dois trouver un nouvel angle d'approche.

Laurane collectionnait les cartes de Kavaran et de Yer'nayin. J'en ai besoin pour me guider et pour mieux m'échapper. Je ne veux pas finir dans le Désert avec ces démons. Plutôt mourir.

Je les déterre de tiroirs et les étale sur la table basse. Nous résidons près du centre-ville, hors de question donc de se diriger au sud (vers la Grande-Gare et le Château de l'Art-Terre). La forêt, en revanche, se situe à l'opposé, derrière les banlieues. Si je dois me faufiler quelque part, ce serait là, mais… pour finir où ? Et pendant combien de temps ? Je ne peux pas fuir le monde ad vitam aeternam. Qui plus est, je n'ai jamais agi avec un mauvais fond ! Je ne suis pas une Absinthe, mais une jeune femme désespérée. Pourtant, si je prononce ma vérité, les Yernas m'entendraient-ils ou me considéreraient-ils comme une ennemie ? Me comprendraient-ils un jour ?

Je m'écroule contre le meuble, tête la première, épuisée. Les histoires que raconte la télévision me divertissent et m'apaisent l'esprit.

 

Trois chocs retentissent.

La porte d'entrée.

— Soldats au Cœur d'Or, veuillez ouvrir, s'il vous plaît !

— Non...

Je plie les cartes, les enfonce dans ma poche et accours.

Mon sac. Je l'agrippe.

Dans ma chambre... quoi prendre ? Trop de choses. Je ne peux pas.

— Soldats au Cœur d'Or, il y a quelqu'un ? Ne nous obligez pas à rentrer sans votre permission.

Pas d'affaires de rechange, hormis la tenue de yoga piquée à Margaret. J'ai besoin du strict nécessaire, mais... c’est quoi, le strict nécessaire ?

La fenêtre ouverte. Ma seule échappatoire.

              Un claquement métallique retentit. Ils déverrouillent la porte.

Je pourrais rester, les laisser me capturer. Au point où j'en suis, où trouver la motivation de déguerpir ?

Je n'en sais rien.

Mais je le déguerpis quand même.

J'enjambe la balustrade et tourbillonne sur la paroi du bâtiment. Le pavé me perce le bras et le dos ; mon crâne grince. Des barres de douleur me paralysent et me bouchent les oreilles.

Un sifflement. Un râle. Des marteaux qui frappent — me frappent.

— Elle est là !

— Attrapez-la !

Des ombres m'encerclent, arbalète ou bouclier en main. Mes pieds se frottent au trottoir, tel un rat pris au piège. L'une des silhouettes avance, son arme pointée sur mon cœurtex.

— Bouge pas.

— Non, tirez pas, supplié-je, j'ai rien fait !

— C'est ce qu'ils disent tous…

Ma peine grandissante pourrait exploser mon cœurtex de l'intérieur. Des mains, je le protège de ces soldats qui arrivent à chaque angle, et mon cœur, lui, part en vrille, sans couvercle de poubelle pour le calmer. Cette fois, je n'échapperai pas à la crise de panique. Je suis foutue.

J'ai échoué.

— Foncez !

Ils accourent. Le sol tremble. Mon corps frémit.

— Mon père va mourir, là-dedans ! Je…

Ma jambe se déplie et m'expulse contre un des SCOs. Je rampe dans la poussière. Un ver de terre ne peut pas fuir, pourtant j'essaie, et mes membres s'affolent, le pavé se dérobe. Ma hanche s'y fracasse. Je ne rampe plus, je gigote. Mes os me remontent à la gorge ; le souffle manque.

— S'il vous plaît… il va mourir !

— Tu vas le rejoindre, alors.

— Hein ?

Ces gens-là… Ont-ils vraiment un cœurtex ?

Un soldat se prépare à me marcher dessus. Seules mes paumes, impuissantes, nous séparent.

Son bouclier à taille humaine accapare ma vision.

 

Mon crâne.

Le pavé.

Son arme.

 

Et la douleur.

Les cris.

Les larmes.

La pénombre.

L'obscurité.

Le silence.

 

...

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