9. La Briseuse d'Or (1)

Je dévisage le monstre qui ruisselle dans la glace. Les taches de sang ont disparu.

Contrairement à moi, mon cœur n'a pas cessé sa course. J'entasse mes vêtements dans la machine à laver et un long soupir m'échappe. Kavaran se réveille à peine — j'ai eu de la chance. Personne ne m'a remarquée en train de fuir le pire crime qu'un Yerna pouvait commettre, et même dans le cas contraire, mon capuchon a dû suffire à masquer mon identité.

En tombant, j’ai écrasé le bras que l'on m’avait transpercé lors de la dernière Mission, et maintenant, les frappes d'Yohri autant que mes chutes libres s'insinuent dans mes muscles. Chaque mouvement me tiraille, chaque seconde me poignarde.

J'avale une poignée d'antalgiques. Pour que j'aille mieux… et au plus vite.

Putain.

J'avais voulu penser comme une Absinthe, pas agir comme tel ! Les mots me manquent pour qualifier ce méfait. Horrible ? Inhumain ? Belliqueux ? Cruel… ?

La nuit passée brouille mon coeurtex. Les émotions s'y confondent. S'il avait désiré me garrotter et préserver mon futur ainsi que l'organe de cet homme… alors je m’excuse. Et si Soracle m'écoute, j'espère qu'il se remettra de sa déception. Je ne suis ni méchante, ni une mauvaise personne, et je pourrais le lui jurer. Comme preuve, mon cœurtex rougeoie derrière les gouttes qui glissent sur le miroir. Il ne s'apprête pas à sombrer dans le vert, car il le sait… c'était pour papa.

Dans l’évier, les éclats dorés de l'organe d'Yohri pleurent du sang. Je n'ai plus qu'à attendre qu'il épuise ses ressources et prier pour ne pas me faire capturer d'ici-là.

Bon sang.

J'ai tout foiré.

J'ai frappé, blessé et mutilé un ECO, un membre d'une des familles les plus influentes du pays, le frère de ma meilleure amie.

Si je sauve papa, je perds tout le reste.

              Papa.

Je me rue jusque dans sa chambre.

Enfoui dans son sommeil, il n'a pas bougé depuis la dernière fois. Merde. A-t-il seulement mangé ?

— Papa !

Encore trempée, je lui administre quelques gifles et secousses pour le réveiller, mais il ne réagit pas. Une peur soudaine me broie les intestins. Les gifles accélèrent, les secousses s'intensifient.

Est-il mort ? Vivant ? Je dois vérifier. Mes doigts lui palpent le cou.

Un.

Deux.

Trois.

Quatre.

Une vibration.

Il respire.

              J'éclate.

— Papa !

Mes cordes vocales explosent, et enfin, il ouvre les yeux.

— Papa...

Je ne peux pas rester. Les Malkez peuvent ameuter des SCOs ici à tout moment, et si je dois bien éviter une chose, c'est d'être jetée en prison sans avoir pu insaigner le coeurtex de Yohri avec le sang de papa.

En attendant, je dois faire en sorte qu'il ne m'abandonne pas.

Je le nourris, lui fais sa toilette et nettoie l'appartement comme si ma vie en dépendait — ce qui ne serait pas une hyperbole. Un message m'interrompt cependant, clignotant au coin de l'œil. Son destinataire n'est pas enregistré dans mon répertoire, mais elle porte l'icône des ECOs.

«Il y a tant de choses que tu ne sais pas sur nous. Tu t'en es pris à la mauvaise famille. »

Ces mots me cravachent le cœur, qui rentame sa symphonie discordante. D'un coup, la clochette de la notification se transforme en gong. Il annonce ma mort. À qui ai-je l'honneur ? Pas Oriane, pas Evalyn, pas Yan — je l'aurais su, autrement. Comment pourraient-ils… ?

L'orchestre de mes organes prend les dessus sur l'environnement. Les percussions de mon cœur me bouchent les tympans. Ma chambre s'assombrit, seul le texte de l'inconnu persiste. Ses deux phrases suffisent à me plonger dans un océan d'anxiété et à m'y noyer. Les murs se replient sur eux-mêmes, se rapprochent de moi. Je peux les tâter. Tous. Des cascades de transpirations m'enveloppent.

Crise de panique.

Je fais une crise de panique.

La première depuis plusieurs années.

Je croyais cette époque révolue.

Putain.

Ces abysses, c'est mon corps d'adolescente qui se force sur mon âme. Ma gorge se tord, l'oxygène se raréfie.

              La poubelle.

Plus petite, j'utilisais la poubelle mécanique pour me calmer. Appuyer sur la pédale soulevait le couvercle, qui se refermait automatiquement à la même vitesse.

L'ouverture pour inspirer.

La fermeture pour expirer.

Inspirer.

Expirer.

I n s p i r e r.

E x p i r e r.

 

De longues minutes.

Mon cœur s'apaise, doucement, mais sûrement.

 

Bon sang. Cette situation déterre mes plus vieux démons. Ces crises m’affaiblissent, et elles reviennent, comme un signe que je ne peux pas continuer sur cette voie-là. Comme si, entre papa et moi, je devais choisir.

Mais elles peuvent revenir et m’abattre. J’ai déjà choisi.

À cette heure, le soleil est levé, la ville reste calme. Je dois m'y aventurer, non pas pour une balade, mais pour une fuite contre le monde. Par-delà la fenêtre, le toits des bâtiments, le ciel rosé, le dôme de la Grande-Gare et la brise matinale (qui, sensible à ma peine et ma détresse, me berce et me caresse)… seul un endroit peut m'accueillir. Seule une personne peut m'aider.

Margaret.

Devrais-je courir chez elle ou attendre ici ? Si je pars, personne ne s'occupera de papa, mais si je reste, je prends le risque que l'on défonce la porte et l’on m'attrape à tout moment, et je ne peux pas me le permettre.

Il doit retrouver sa motivation à vivre.

Je déteste lui mentir. Je déteste donner de l'espoir pour le jeter par la fenêtre ensuite. Toutefois, si je veux m'assurer sa survie, je n'ai pas le choix.

Papa Ours s'est posé devant la télévision — du divertissement bêtifiant pour oublier son dessein. Je lui cache l'écran pour le réveiller.

— J'ai parlé aux ECOs. Ils sont d'accord pour t'offrir un nouveau cœurtex, et même à le dorer, en guise d'excuse pour t'avoir traité de la sorte.

— C'est impossible.

— La preuve que si.

— Non.

— Alors tu me fais plus confiance ?

— C'est impossible. Je le sais. Je les connais.

— Oriane les a convaincus.

Avec son air d'androïde défectueux, il transperce mon ventre du regard comme si je n'existais pas. Le pire, c’est que cette vision ne me choque plus, et ce fait me donne des envies de meurtre.

— Oriane les a convaincus, répète-t-il. C'est une ECO ?

Force-toi à mentir, Vanny, tu es sur la bonne voie. Mais maintenant qu’il me pose la question, ma réponse pourrait déterminer s'il me croie ou non.

— Oui. Depuis peu.

— Et tu ne m'as pas prévenu ?

— J'essaie de te sauver, d’abord.

— Donc… il reste un moyen.

Sa seule logique provoque cet espoir pragmatique. Il n'a pas besoin d'émotions pour comprendre qu'il ne recevra pas d'autre chance de survivre et que je n'en recevrai pas d'autres de le garder en ma compagnie.

— C'est pas pour tout de suite, par contre. Ils pourront t'accueillir que dans deux jours. Il y a trop de rendez-vous. C'est pour ça que… t'as intérêt à rester en vie et à t'occuper de toi-même, en attendant. Tout seul.

— Où vas-tu ?

Un autre mensonge, vite.

— Margaret va pas bien. Je vais lui tenir compagnie jusqu'à ce qu'elle aille mieux. Je peux pas m'occuper de vous deux en même temps, alors… tu me promets que tu mourras pas d'ici le rendez-vous ?

— Je ne peux pas te le promettre, mais je peux essayer.

— Si, tu peux me le promettre, et tu vas le faire.

Une fois encore, il m'analyse. Les androïdes ne décèlent pas les mensonges de la vérité, si ?

— D'accord. Vanny, je te le promets, articule-t-il comme s'il lisait un prompteur.

              Oh.

        Un soupir.

 Je peux respirer.

              Ou pas.

L'écran qui lui aspire l'âme attire mon regard. L'on parle de la terreur de Kavaran, le Papillon de Nuit, que l'on aurait encore aperçu cette nuit, preuve à l'appui.

Seulement, ce n'est pas lui.

C'est moi.

Ma silhouette, en tout cas.

Putain de caméras.

Même si aucun Yerna ne m'a prise sur le fait, elles m'ont suivie à la trace. On ne peut se cacher nulle part.

Je déglutis.

Ne pas lui montrer mon angoisse. Ne pas lui dévoiler mes démons.

J'embrasse papa sur la barbe et l'enlace. De ses bras rigides, il m'imite. L'intention y est. Morceaux de cœurtex dans le sac, capuchon sur le crâne, je l’abandonne à ses occupations et me penche sur ma rambarde. Le Margarheart Store m'attend. Je serais incapable d’éviter toutes les caméras, mais je peux toujours me fondre dans la masse. Il est donc l’heure de devenir invisible.

A pas de renard, je me laisse tomber près d’un groupe important, puis emprunte  les rues les plus populaires — les commerciales, les touristiques — en longeant les murs et les colonnes de pierre.

J'arrive à l'atelier comme une rescapée de la guerre. J'ai besoin de rester chez Margaret, mais comment, si je ne peux lui expliquer pourquoi ?

Une autre mise en scène.

Posée sur son rocking-chair, elle m'aperçoit par-delà le comptoir extérieur.

Aussitôt, je m'écroule.

— Mon petit papillon ! s'offusque-t-elle, mettant mes talents de comédienne à l'épreuve. Mais que t'arrive-t-il ?

— Je me sens pas bien… je peux pas rester à la maison. Personne peut s'occuper de moi, toussoté-je. Désolée, je veux pas te déranger, je peux juste…

— Lève-toi. Et suis-moi. Je ne te laisserai pas à la pluie.

Bras sous le mien (j'ai l'impression d'étreindre une brindille), Margaret me fait traverser son atelier jusqu'à l'arrière-boutique, véritable bazar encombré, où se situe l'escalier menant à son appartement.

— Tu peux monter seule ?

— Oui, je pense.

— Tu m'en vois navrée, je ne peux pas encore me permettre de fermer, j'ai encore beaucoup…

— Non, non, ferme pas.

Elle pointe l'étage du nez.

— Allez. Tu sais où sont les couvertures et tout ce dont tu as besoin. Je t'amène un thé. Décidément, ma pauvre, tu n'as pas de chance en ce moment…

De pas incertains, Margaret se redirige vers les perles brunes de son atelier, mais je l'interpelle, comme par réflexe. Sous ses iconiques lunettes rectangulaires, elle me scrute d'un air curieux.

— Je voulais juste te remercier, murmuré-je. De m'aider et m'accueillir autant que quand j'avais dix ans, alors que c'est pas toujours facile.

— Même si la science n'est pas d'accord, tu es ma petite-fille. Et une grand-mère sert ainsi, à t'enguirlander et à s'occuper de toi. Alors trêve de bavardage ! Repose-toi, va.

Méritais-je une pareille personne dans ma vie ? Les escaliers se dissipent ; le monde tourne et balaie cette question. J'ai vraiment besoin de souffler et monte tant bien que mal dans l'appartement où réside la forgeuse cordiale, en réalité simple extension de l'atelier, dans la décoration comme dans l'atmosphère.

L’appartement a gardé une légèreté qui facilite ma respiration. Dans cette jungle de bois et de babioles sculptés, je me balade à travers les meubles décrépis et m'y abandonne pour m'imprégner de leur tranquillité.

Du côté de la cuisine, un scintillement m'appelle, projeté par un médaillon.

Ça alors.

Le collier qu'elle m'a offert. Elle ne l'a pas jeté.

              Heureusement

Les dernières paroles de Margaret m'enlacent et me motivent à le faire glisser entre mes doigts. Je n'aurais pas dû le lui rendre comme s'il s'agissait d'une babiole. Même un Absinthe ne se débarrasserait pas d'un déchet qu'on lui a offert. Les cadeaux sont des objets précieux. Je dissimule la chaîne dans mes poches et m'échoue sur le canapé.

La journée s'écoule calmement. Le soir, Margaret et moi parlons peu, mais elle reste attentive à mes envies et mes besoins, et me permet de dormir dans une paix relative.

 

 

Le cœurtex.

Je l'ai laissé dans mon sac.

La couette et les oreillers s'envolent. Le matelas tremble. Mes pieds glissent sur le tapis.

Un éclair silencieux me force à fermer les yeux. Les premières lueurs percent les volets.

              Le soleil est déjà levé.

Le lit d'à côté souffle des ronflements frêles. Malgré mon réveil en trombe, Margaret dort à poings fermés. Mes paupières papillonnent, puis je sautille jusqu'au coin cuisine. Une flaque pourpre s'est immiscée dans le plancher de l'appartement.

Merde.

Ma besace s'est ramollie, et en son sein, un lac de sang y fait flotter mes affaires et les morceaux de l'organe, désormais orange terne. Au moins, le dessaignage automatique fonctionne… mais telle la conne que je suis, j'ai fait de l'appartement de Margaret une preuve grandeur nature de ma présence et de mon crime.

Papa

Non. Tout ira bien. Il m'a promis de faire des efforts. Tout sera prêt demain. Le sang aura disparu, du cœurtex comme du parquet. Margaret est la dernière personne que je veux emporter dans ma chute, surtout après ses aveux de l'autre fois.

J'amène le sac pleureur vers l'évier. La cuisine rustique nage entre son sang frais et les premières aurores.

— Tu es déjà réveillée ?

              Hein?

La forgeuse… est debout. Mais, bordel… suis-je incapable de discrétion ? Pourquoi faut-il que je réveille tout le monde au pire moment ?  Je vide le sac dans l'évier et fais couler l'eau. Son lit grince. Elle ne doit pas voir…

— Que s'est-il passé ?

— Euh, je… m'embrouillé-je. C'est embarrassant, en fait.

— Vanadis, c'est du sang ?

Le robinet remplit mon cabas, et son lac prend une teinte rosée lorsque je l'éponge. Les morceaux de cœurtex s'entrechoquent. Le masque, Vanny. Les mensonges. Pour papa. Pourtant, mes pensées se perdent dans ces fleuves de champagne. Rien ne me vient. Rien ne pourrait expliquer ce que Margaret constatait… autre que la vérité.

— Ouais. Mais je vais nettoyer ça.

— Que t'est-il arrivé ?

Je virevolte avant qu'elle ne puisse trop s'approcher.

— Non !

Sa main fripée passe sur son visage encore boursouflé. Elle enfile ses lunettes posées sur la table basse et ses paupières vibrent. Elle m'analyse, des pieds à la tête.

— Où t'es-tu fait mal ?

— Je…

— Laisse-moi voir ça.

Cette fois, je m'élance. Nos mots et nos mains s'emmêlent, je la retiens près du parquet ensanglanté. Margaret se débat et tente de dégager le chemin, en vain.

— Arrête, conjuré-je.

La forgeuse ne paraît pas souffrir de ce réveil prématuré, au contraire. La mine pragmatique, le regard consciencieux, elle alterne entre moi et l'évier, tandis que la fatigue tue mon jeu de scène. Les explications me manquent et sa soudaine fermeté ne m'aide pas.

— Tu mens, je le sais.

— C'est faux.

— À qui appartient-il ?

— Quoi… ?

Ce genre de réplique improvisée pourrait précipiter le baisser de rideau.

— Le cœurtex. À qui appartient-il ?

— Quel… Quel cœurtex ?

— Celui qui s'est dessaigné sur mon parquet et que tu laves dans mon évier ! Je suis peut-être une vieille peau, gronde-t-elle en forçant sur sa voix, mais je ne suis ni sourde, ni aveugle, ni naïve !

 Son organe cordial dégage des ondes négatives : de la déception mêlée à de la colère et de la crainte, que j'ai honte de reconnaître. Sa main, abîmée et noircie par les heures passées à en rafistoler d'autres, s'y pose, comme pour le protéger de mes complaintes.

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