9 - Confisquer Rashad

Par SaNah


Rayan Sans-Nom de Rashad

 

— Par ici, dis-je, indiquant à mes clients un embranchement vers une rue animée.

Je les mène à travers l’avenue commerçante, remplie de flâneurs et de charrettes tirées par des ânes, tandis que les vendeurs crient à tue-tête pour attirer les passants.

Je reste sur le qui-vive, prêt à abandonner les trois mages si je tombe sur des Noctules.

Hier soir, quand j’ai raconté mes mésaventures à Olivia, elle m’a fait promettre de ne pas me rendre à leur bureau. Plus en colère que jamais, elle m’a assuré qu’elle s’occuperait également de cette affaire.

Mais elle m’avait aussi dit que je n’avais rien à craindre du gouverneur de Rashad. Or, ce matin, lorsque je me suis présenté à l’endroit où les servants se rassemblent pour trouver du travail, aucun employeur n’a voulu de moi.

Heureusement, alors que je m’apprêtais à rentrer, agacé par Jakeem qui menaçait de me dénoncer aux Noctules, trois mages ont sollicité mes services. Le train aérien étant en panne, il leur fallait un guide pour les mener à pied jusqu’à l’Écrin de Rashad.

Mes clients sont fascinés par tout ce qu’ils voient, comme s’ils découvraient un monde nouveau. Ils regardent les symboles religieux sur les façades des bâtiments, s’émerveillent devant les figurines en argile et admirent les peintures murales illustrant des batailles antiques.

Ils flânent aussi devant les rayons proposant des reliques et des amulettes censées protéger les fidèles du Chevalier d’Automne. Nous arriverons en retard au rendez-vous, mais ce n’est pas mon problème tant qu’ils me paient pour ce service.

Je m’arrête une fois de plus pour les attendre pendant qu’ils restent immobiles devant un stand de jouets, l’air contrarié.

— Qu’est-ce que c’est, ce truc ? demande l’un d’eux, une femme svelte, aux cheveux couleur de lune. Ce ne serait pas un… ?

— J’en ai bien l’impression, répond sombrement son voisin, un homme bedonnant et aux sourcils arqués. Eh, le guide ! Viens voir ici !

Je m’approche avec prudence, vérifiant qu’il n’y a pas de Noctule dans les environs, puis regarde l’objet que me tend le gros mage. C’est une figurine articulée en bois de frêne, qui ressemble à n’importe quel humain, à l’exception de ses bras, de sa poitrine et de ses cuisses, qui sont grossièrement sculptées pour imiter la forme d’écailles.

— C’est un Draken, c’est ça ? s’exclame-t-il d’un ton accusateur. Vous vendez des jouets de Drakens à Rashad ?

Je hausse les épaules. Je ne sais pas de quel pays ils viennent, mais visiblement, fabriquer ce type de figurine est un sacrilège chez eux. Ici, les enfants en raffolent, les Drakens étant les principaux vilains des histoires qu’ils s’inventent.

— On n’a vraiment pas de chance, s’esclaffe le troisième mage, un grand homme aux cheveux gris, peignés à la raie. On est tombé sur le seul Rashadien qui ne bavarde pas comme une pie.

— Allez, on repart, dit la femme.

Nous quittons bientôt les rues commerçantes et arrivons sur un chemin fleuri le long de la rivière Tangerine. Le bruit de la cascade se fait entendre au loin. Des gens font un pique-nique sur les berges et les habitants qui vivent près de la rivière nous regardent avec curiosité.

Cet endroit verdoyant, loin de la foule de la ville, enchante les trois mages. Ils ne remarquent pas encore les milliers de marches qu’il nous faudra grimper pour atteindre le plateau où se trouve l’Écrin de Rashad.

— C’est magnifique ! s’exclame le mage obèse.

— Oui ! confirme la femme aux cheveux gris. C’est trop beau pour ces fanatiques. On devrait confisquer Rashad aux Rashadiens et la donner à ceux qui sauront apprécier ce paysage.

Les trois mages se gondolent sans se soucier du fait que tout le monde les entend. De toute façon, à moins qu’il y ait parmi les gens autour de nous un mage originaire de cette ville et assez confiant dans ses pouvoirs, personne ne réagira.

Après avoir marché le long de la Tangerine, nous grimpons les escaliers étroits et glissants. Le bruit de la cascade qui tombe dans le petit lac sous nos pieds est assourdissant, mais dans sa chute, elle projette sur nous des éclats d’eau agréable par cette chaleur étouffante.

Plus nous montons, mieux nous pouvons observer la ville de Rashad dans son ensemble. La vue enchantait mes clients au début, mais maintenant ils se taisent et se concentrent sur leur effort.

J’ai l’habitude de cet exercice, mais les trois mages s’essoufflent vite. J’arrive donc en avance au lieu de rendez-vous et les attends en regardant l’horizon. Derrière la cascade, Rashad s’étend à perte de vue, avec ses immeubles aux couleurs paille et gris, ses toits pointus qui s’élèvent vers le ciel, ses rues animées et ses nuages de sable et de poussière.

La ville est célébrée dans de nombreux livres et chansons pour ses faubourgs qui descendent la montagne jusqu’aux vagues scintillantes de la mer au loin. Mais moi, ça ne m’a jamais impressionné, probablement parce que je suis habitué à ce paysage. Peut-être aussi que je connais trop bien les entrailles sinistres de Rashad, alors que les touristes ne voient que ses larges avenues bariolées.

Quand les mages me rejoignent enfin, ils sont épuisés et s’effondrent sur le sol.

— Plus jamais, marmonne le grand homme aux cheveux gris, recrachant sa bile. Je ne veux plus jamais monter une seule marche pour le reste de ma vie.

J’aimerais réclamer mon salaire et partir tout de suite, mais je dois attendre que mes clients se remettent de leur fatigue.

Comme tous les servants, j’évite ce quartier parce qu’il est principalement fréquenté par des mages. Mais c’est aussi l’un des rares endroits où les Noctules ne viennent pas ; après tout, ils ne font peur à personne ici.

Nous nous trouvons dans un vaste espace creusé dans la montagne, avec un sol formé de gros pavés lisses et polis par l’usure. Le toit rocheux qui nous surplombe me donne la chair de poule avec ses larges fissures. On dirait qu’il peut s’effondrer sur nous à tout moment.

Autour de moi, le demi-cercle d’auberges, de restaurants et de magasins de runes qui entoure la place est bruyant et animé. Des centaines de mages s’y pressent, discutent et négocient entre eux avec une énergie fiévreuse, leurs robes et leurs capes flottant derrière eux lorsqu’ils se déplacent.

Au fond de la place se trouve une immense caverne protégée par un brouillard épais et ténébreux. C’est le célèbre Écrin de Rashad, l’autre limbe de la région, où les mages viennent affronter des créatures infernales et ramener des cristaux de mana. Je ne sais pas ce qu’il se passe à l’intérieur, mais je ressens sur ma peau l’aura puissante et sinistre qui en émane.

— Combien on te doit ? me demande la femme aux cheveux argentés, encore essoufflée.

Au moment où j’allais lui répondre, une grosse voix m’interrompt :

— Vous êtes enfin là ! Je vous attends depuis une heure !

C’est un mage de haute taille, aux yeux clairs et saillants, au visage joufflu et vêtu d’une armure lourde et grinçante. Il marche vers nous à grands pas et nous fait des signes de main. À la couleur émeraude de sa cape et à l’insigne de loup blanc qu’il porte sur la poitrine, je devine qu’il appartient à la même guilde que mes clients.

Les quatre mages entament une conversation que j’écoute à peine. Ils râlent à propos de Rashad, de ses maudits escaliers et de la mentalité idolâtrique de ses habitants. Au bout de cinq minutes, je commence à perdre patience, mais je n’ai pas le choix : je dois attendre qu’ils se souviennent de ma présence.

C’est alors que mon regard se pose sur un individu encapuchonné, habillé de blanc et qui avance discrètement dans l’ombre des bâtiments. Il garde les mains jointes devant ses hanches et fait de tout petits pas mal cadencés, comme s’il était enchaîné aux chevilles. Je le reconnais. C’est le prisonnier d’Oskar et ses mages.

Que fait-il ici, sans surveillance ?

Tandis qu’il entre dans une ruelle entre deux auberges, je remarque que deux servants le suivent de près. Ce sont les gaillards qui m’ont frappé à la sortie du Grand Musée.

Je hausse les épaules avec un soupir. Ce n’est pas mon problème. Tant que les mages ne m’auront pas payé, je ne bougerai pas d’ici.

Pourtant, au fil des secondes qui s’écoulent, des images s’incrustent dans mes pensées : j’imagine le prisonnier agressé, blessé et incapable de se défendre à cause de ses chaînes. Et quelque part au fond de moi, je n’ai pas oublié le coup de poing que le grand type m’a flanqué dans l’estomac.

— Je reviens tout de suite, dis-je au mage aux cheveux gris.

Il me regarde avec étonnement, puis me fait un signe de tête ennuyé. Un peu agacé par son indifférence, je file en direction de la ruelle.

 

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