9. Anahey (début)

Par Yannick

À vive allure, Mabó traversa la forêt en direction de la rive vers laquelle les canoés se dirigeaient. Quand bien même il se trouvait à bonne distance, il s’efforçait de ne pas émettre le moindre bruit. Parvenu tout près de la rivière, il repéra un énorme tronc mort, recouvert d’une plante grimpante aux feuilles larges comme son torse. Après avoir écarté quelques tiges, il se glissa entre le tronc et les feuilles, faisant corps avec la végétation. Cette position lui permettait de voir sans être vu. De son bras atrophié, il releva lentement une feuille pour ne laisser que ses yeux à découvert, les doigts de sa main valide toujours crispés sur le manche de sa hache.

Les canots avaient remonté la rivière pour s’échouer sur une petite plage naturelle, quelques douzaines de pas en aval de sa position. Les arrivants n’étaient certainement pas des Caraïbes, mais cela n’indiquait en rien qui ils étaient ni d’où ils venaient. Mabó n’était même pas sûr qu’ils soient des hommes. Certes, leur stature était semblable à celle des Taïnos ou même des Caraïbes, mais on ne voyait pas leurs peaux : ni celle de leurs membres, ni de leurs torses, encore moins de leurs visages.

Leurs figures étaient couvertes de poils presque aussi longs que leurs cheveux, et au milieu de ces poils, on ne distinguait que leurs nez et leurs yeux. En revanche, leurs corps semblaient très différents les uns des autres par leurs couleurs : certains rouges, d’autres bleus mais le plus souvent marrons. Il en aperçut trois qui avaient le torse tout gris jusqu’aux épaules : c’étaient ceux-là qui renvoyaient les rayons du soleil, probablement s’agissait-il de leurs chefs. Ils ne portaient pourtant pas de couronne et aucun d’eux n’avait de plumes de perroquets accroché dans les cheveux.

Par moments, le vent lui apportait l’odeur de ces étranges créatures, âcre et nauséabonde. Il en revenait alors à sa première idée : il s’agissait bien d’un groupe de bohiques. Peut-être étaient-ils envoyés par un puissant zemi pour les protéger des cannibales ? Puis il changeait d’avis à nouveau : non, rien de bon ne viendrait de ces hommes. Leur odeur immonde lui rappelait le bohique transpercé par la lance, la nuit où Guanina était née. La même nuit où sa femme était partie dans l’autre monde. Cette odeur ne pourrait jamais rien annoncer de bon, il en était certain.

Les arrivants remontèrent leurs embarcations sur la petite plage, pendant que les trois torses gris qui renvoyaient le soleil exploraient la forêt aux alentours. Ceux-là portaient également des couvre-chefs gris qui projetaient aussi des éclats lumineux. Deux d’entre eux étaient armés de lances fines et pointues, posées sur leur épaule, tandis que le troisième tenait un long bâton, large à une extrémité et fin de l’autre. Chose étrange, il soutenait son arme par la partie la plus large, se réservant donc la partie la plus fine pour frapper, ce qui laissa Mabó perplexe. Chacun portait une ceinture dans laquelle étaient glissées ce qui semblaient être de longues macanas, toutes droites, qui paraissaient bien fines et peu dangereuses.

Leurs compagnons sur la plage s’assirent près des canoés tandis que ces trois-là, après s’être assurés qu’il n’y avait personne aux alentours, remontèrent la rivière en direction de Mabó, de l’eau jusqu’aux genoux. Ils exploraient du regard les deux rives et se retournaient sans cesse pour évaluer la distance qu’ils avaient parcourue. Leur comportement révélait une certaine crainte mais ils avançaient toujours, sans s’éloigner les uns des autres de plus de quelques pas.

« Ce ne sont pas des chefs, ce sont des guerriers ! » devina Mabó. Débarqués en terrain inconnu, la peur se lisait sur leurs traits, pourtant ils poursuivaient leur exploration. Ils se trouvaient maintenant si proches que Mabó entendait clairement leurs voix, sans pour autant comprendre le moindre mot.

Au fur et à mesure qu’ils progressaient, lui-même se fondait dans la végétation et se collait au tronc, comme s’il cherchait à rentrer en lui, retenant son souffle. Il laissa lentement retomber la feuille qu’il avait soulevée, ne conservant qu’une infime fente de lumière pour continuer son observation. Arrivés à proximité de sa position, les trois guerriers se rapprochèrent de la berge. Ils observèrent une nouvelle fois autour d’eux, firent un signe à leurs compagnons restés pour surveiller les canoés, puis pénétrèrent dans la forêt.

 

 

Un petit sentier débouchait à la rivière, permettant probablement aux habitants d’un village proche de s’approvisionner en eau fraîche. Les torses gris le suivirent. Mabó sortit discrètement de sa cachette et ne les perdit pas du regard, tout en gardant une distance raisonnable. Il ne se sentait pas vraiment en danger : leurs armes semblaient si fines qu’il était sûr d’en venir à bout facilement. Cependant, il craignait que ces étranges guerriers ne parviennent à un village et ne l’attaquent par surprise. Ce n’étaient pas des Caraïbes, mais peut-être qu’eux aussi souhaitaient enlever des femmes.

Depuis qu’ils avaient pénétré dans la forêt, ni leur torse ni leur tête n’envoyaient plus de rayons. Leur démarche était lourde et bruyante, même s’ils chuchotaient pour se parler. Mabó décida qu’ils puaient encore plus que les bohiques de l’île. Chaque fois que la brise lui soufflait leurs effluves, il en avait la nausée. Ils parvinrent rapidement à un petit village à quelques distances du cours d’eau : il était désert. Les habitants s’étaient sauvés, ne laissant personne derrière eux. Mabó se sentit fier mais amer : le collier de feu avait bien alerté les villageois mais, au lieu de combattre, ils avaient fui. « Un petit groupe de guerriers aurait pourtant pu les anéantir », pensa-t-il.

Devant les cases désertes, les trois guerriers s’arrêtèrent, se concertèrent un moment et finalement rebroussèrent chemin. Il était évident qu’ils ne se sentaient pas en sécurité et ne souhaitaient pas s’éloigner plus des leurs. Sans cesse ils levaient la tête, cherchant le soleil masqué par la dense végétation, sauf en quelques endroits où ses faisceaux transperçaient la canopée comme de longues flèches lumineuses.

Ils s’étaient tus, si bien que seuls les cris et les battements d’ailes des oiseaux, qui poursuivaient leurs activités sans se soucier de leur présence, troublaient le silence. Le vent caressait le feuillage dans un souffle mélodieux tandis que parvenait, pour qui savait tendre l’oreille, la rumeur régulière des vagues qui venaient lécher les côtes avant de repartir au large.

Et si c’était le moment de les attaquer, dans cette forêt où ils avaient tant de mal à se déplacer ? Ils semblaient désorientés et passablement inquiets. Redoutant sans doute que les villageois soient cachés dans la forêt pour leur tendre une embuscade, ils avançaient pas à pas, en silence et avec d’infinies précautions. Comme ils semblaient lourds ! Mabó était certain d’en venir à bout aisément, juste avec sa hache.

La surprise jouerait pour lui. La seule arme quelque peu massive des intrus était creuse, il avait vu celui qui la portait y introduire une sorte de poudre et tasser ensuite avec une baguette ; il la fracasserait d’un seul coup. Comme il s’apprêtait à leur sauter dessus, les cris des compagnons restés près des canoés se firent entendre. Les torses gris coururent aussitôt vers la rivière. Mabó leur emboîta le pas, silencieux comme une ombre et s’en voulant d’avoir trop attendu pour attaquer. Même en coupant à travers la végétation, il prit rapidement de l’avance et arriva le premier à la rive.

Sur la rivière descendait un canoé avec une douzaine de Taïnos, dont plusieurs femmes. Seuls quatre hommes ramaient, les autres tenaient leurs arcs en main, prêts à tirer une volée de flèches sur les Caraïbes qu’ils s’attendaient à rencontrer à l’embouchure. Dès qu’ils les avaient aperçus, les hommes restés sur la petite plage avaient donné l’alerte. Mabó constatait qu’eux aussi étaient armés de lances et de ce drôle de bâton difforme, que plusieurs d’entre eux tenaient à hauteur du visage, la partie la plus large appuyée sur l’épaule et pointant la partie creuse en direction du canoé.

Bien que trop éloignés de leurs cibles, les Taïnos tirèrent leurs premières flèches en guise d’avertissement. Elles s’enfoncèrent dans l’eau en sifflant. Un puissant fracas éclata alors malgré le temps clair, comme le tonnerre. Un nuage de fumée se forma au-dessus des hommes de la plage puis se dispersa. Terrorisés, les Taïnos se jetèrent à l’eau, nagèrent habilement jusqu’aux rives et disparurent dans la végétation. Ils s’enfuirent dans toutes les directions pendant que le canoé poursuivait sa course seul, entraîné par le courant.

Les trois hommes qui s’étaient aventurés dans la forêt atteignirent la rivière au même moment. Ils comprirent instantanément la situation et, sans jamais se diviser, s’enfoncèrent de nouveau dans la forêt à la poursuite des fuyards. Mabó sentit son cœur s’arrêter de battre. Ses semblables n’avaient aucune chance, ils se feraient surprendre par les trois guerriers dont ils ignoraient la présence. Il ragea de ne pas les avoir attaqués plus tôt, évitant ainsi le drame sur le point de se produire.

Les hommes de la plage remontaient à présent le long de la rive, certains avec des lances, d’autres avec de très longues mais toutes fines macanas pointues, qui reflétaient la lumière comme les torses des guerriers. Des cris déchirants résonnèrent dans la forêt : les trois hommes en embuscade avaient attrapé une femme et la ramenaient avec eux. Ainsi donc, eux aussi étaient venus prendre leurs compagnes. L’histoire se répétait inlassablement. Une immense tristesse s’empara de Mabó à la vue de la jeune fille qui se débattait farouchement, hurlant son désespoir tandis qu’ils l’emmenaient de force. Les hommes d’ailleurs n’avaient-ils donc pas de mères, pas de filles, pas de sœurs ?

 

 

Accroupi derrière un amas de joncs, il observa les hommes qui embarquaient la jeune femme sur l’un des canots. Les autres montaient la garde tout autour, scrutant en amont du fleuve, cherchant d’éventuels canoés venant à la rescousse. Aucun n’arriva. Mabó se retrouva seul, certain que ceux qui s’étaient enfuis étaient déjà loin, se demandant encore ce qu’il venait de se passer.

D’où était venu ce fracas de tonnerre ? Serait-il possible que ces hommes contrôlent la foudre ? Dans ce cas, ce n’étaient ni des guerriers ni même des sorciers, mais plutôt des esprits, comme les zemis. Seuls des zemis pouvaient utiliser le feu du ciel et le diriger à leur guise. Mais est-ce qu’ils viendraient pour prendre leurs femmes ? Est-ce que des esprits auraient pénétré dans la forêt avec la peur au fond des yeux ? Tout cela n’avait pas de sens.

Aucune explication ne répondait aux questions qui envahissaient son crâne et l’empêchaient de penser calmement à ce qu’il devait faire. Les étranges canoés redescendirent le fleuve jusqu’à son embouchure et rejoignirent l’une des embarcations qui flottaient au large. Il les suivit du regard, toujours masqué par la forêt. Depuis la détonation et le nuage de fumée, son cœur battait à toute vitesse et ses tempes lui faisaient mal. Il ne parvenait pas à se ressaisir ni à calmer sa respiration saccadée, pourtant il continua à les observer depuis la lisière en bord de plage. De là, il pouvait voir les embarcations de plus près qu’il ne l’avait fait jusqu’à présent.

À leur bord régnait une grande agitation, probablement provoquée par les cris de la jeune fille et par le tonnerre qu’on avait entendu auparavant. On apercevait de nombreuses pièces de tissus de toutes couleurs qui flottaient au vent, bien plus petites que les gigantesques carrés blancs aux croix rouges. Ces derniers étaient maintenant accrochés aux poteaux noirs, chaque embarcation en possédait trois. De nombreuses cordes se croisaient et reliaient les poteaux à l’embarcation, probablement pour qu’ils ne tombent pas. Ce qui impressionnait le plus Mabó, c’était la hauteur de ces monstrueux canoés, en particulier à leurs deux extrémités. Le plus grand des caneys d’Ayiti n’aurait pas atteint cette hauteur.

Les hommes des canots utilisèrent des cordages pour monter à bord. La captive fut hissée à son tour et amenée devant un homme, probablement leur cacique. Malgré la distance, Mabó distinguait ses cheveux, longs jusqu’aux épaules et de couleur marron clair, et l’absence de poils sur son visage. Puis, stupéfait, il aperçut à ses côtés plusieurs Taïnos qui semblaient libres de leurs mouvements et qui invitèrent la jeune fille à s’approcher. L’homme aux longs cheveux clairs lui tendit la main, ils firent quelques pas vers le centre de l’immense embarcation et Mabó les perdit de vue. Les Taïnos suivirent et disparurent à leur tour, comme avalés par le monstre flottant.

 

 

Le jour touchait à sa fin et l’on ne distinguait rien d’autre que les deux formes noires, immobiles, flottant sur l’eau. Des cris et des rires parvenaient parfois jusqu’à la rive, sans qu’on puisse discerner le moindre mot. Mabó était abasourdi par les évènements auxquels il assistait et qui, il le pressentait, changeraient la vie du peuple taïno pour toujours. Les questions se bousculaient. Qui étaient ces hommes, ou ces esprits, qui naviguaient sur des canoés plus grands que des huttes ? Comment certains d’entre eux envoyaient des rayons de soleil ? D’où était venu le tonnerre qui avait éclaté sans le moindre nuage ? Et que faisaient d’autres Taïnos sur ces embarcations, là même où avait disparu cette jeune fille que l’on ne reverrait probablement jamais ?

Avant même d’avoir un début de réponse, l’un des petits canoés se détacha de l’immense embarcation et se dirigea vers la plage. À son bord… la jeune fille et les trois torses gris ! Incrédule, Mabó comprenait de moins en moins ce que tout cela signifiait. Lorsqu’elle mit pied à terre et remonta la plage, suivie de ses trois ravisseurs, il remarqua qu’elle portait une longue pièce de tissu la couvrant de la tête aux pieds.

Souriante, elle se retourna vers les embarcations au large pour leur faire de grands signes d’adieux. Elle s’engagea ensuite librement dans la forêt et rejoignit le sentier qui menait au village. On apercevait déjà la lune dans le ciel, du côté du levant, tandis que le soleil à l’opposé rejoignait sa grotte pour la nuit. Les trois hommes la laissèrent s’en aller sur le sentier et s’en retournèrent, tandis qu’elle continuait son chemin le pas léger, fredonnant un areyto populaire et joyeux.

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Etienne Ycart
Posté le 16/09/2021
Oui j'ai l'impression d'être avec Depardieu manque la musique de Vangélis
sauf que c'est à l'envers
ce ne sont pas les espagnols les héros
mais bien les hommes bons
Le fameux choc de civilisation
elle va vite déchanter la fille!
Yannick
Posté le 17/09/2021
D'autant plus que le film avec Depardieu, pour le coup, n'est pas du tout réaliste (en tout cas par rapport à son arrivée sur l'île). Mais je vois ce que tu veux dire !
annececile
Posté le 18/06/2020
C'est un tres bon chapitre et on se laisse porter par ce recit qui parait logique et vraisemblable. Ce premier contact a ete tant de fois imagine... mais tu arrives tres bien a amener un recit original qui en meme temps sonne juste. On ne peut que se dire : oui, c'est comme ca que ca a du se passer, avec en meme temps ce qu'il faut de surprise et de retournement. Bravo !

:Un petit groupe de guerriers aurait pourtant PU les anéantir "
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