9.3

Je monte quatre à quatre les escaliers, l’inquiétude me tenaille. Dire qu’il m’a surprise la veille, sur la plage, en compagnie de sa cousine Livia. Et voilà que je le retrouve ici. Le monde est vraiment trop petit. Il a fallu qu’il soit ami avec Matthew.

Devant mon casier, je grimace, revoyant son regard inquisiteur. Il doit me prendre pour une prédatrice sans cœur et me juge sans doute prête à croquer n’importe qui… y compris son ami. Ce qui n’est pas faux…

— Ça va ? T’as l’air perturbée, à dévisager ton casier ainsi.

Je sursaute et me retourne vivement vers Cynthia. Je ne l’avais pas sentie…

Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ?

Elle me questionne du regard un instant, mais se résigne devant mon mutisme gêné. Je ne sais vraiment pas quoi lui répondre.

— Suis-moi, m’invite-t-elle tandis qu’elle déverrouille la porte derrière le petit salon aménagé. Ce n’est pas grand-chose, mais je pense que tu t’y sentiras bien.

Elle pénètre dans la pièce avec son entrain habituel. Je la suis avec précaution, un peu perdue. Cynthia se rue ensuite vers la fenêtre qu’elle ouvre en grand. Une légère brise s’engouffre à l’intérieur.

— L’odeur de renfermé devrait vite se dissiper.

— Ça ne me gêne pas.

Pour une fois, je ne suis pas obligée de mentir. Autant je peux sentir les odeurs plaisantes, celles qui excitent les sens, comme la nourriture, les parfums… alors que certains effluves me sont totalement étrangers. Par exemple, je suis incapable de sentir les émanations de transpiration des humains, par contre, elle est saturée en phéromone qui attise mon appétit et me donne beaucoup d’informations sur la personnalité de son hôte.

 — Tu pourras dormir dans cette chambre, c’est sommaire, mais suffisant pour une bonne nuit de sommeil. Je te laisse t’installer et je file surveiller nos geeks. Ils sont toujours prêts à faire des conneries.

Elle m’abandonne, rapide comme l’éclair, le sourire aux lèvres.

Une vraie tornade cette Cynthia.

Comme elle me l’a dit, c’est épuré. Un lit, une commode où trône une lampe de chevet, des rideaux. Rien de plus, rien de moins. Mon premier réflexe est de vérifier que la porte ferme à clef. Je ne pense pas être dérangée la nuit, Cynthia a pour habitude de rentrer chez elle, m’a-t-elle confié quelques jours plus tôt, mais je préfère rester prudente si je veux sortir en toute tranquillité cette nuit.

Je retourne dans la salle de repos, attrape mes affaires dans mon casier et les sécurise dans la chambre que je ferme à clef. On ne sait jamais, il y a beaucoup de monde ce soir au bar.

Après avoir retiré mon fichu tablier, mon éther respire enfin et je m’écroule dans le canapé de la salle de repos. Je ferme les yeux et me concentre sur les personnes présentes en bas. Si j’ai bien vu, il y a quelques filles parmi une flopée de garçons. Avec un peu de chance, je pourrais me nourrir à distance d’une attirance secrète, tout en prenant garde de ne pas viser Matthew.

Comme pour Livia, je me connecte à quelques énergies et laisse mon flux m’apporter les nutriments dont j’ai tant besoin. Ce n’est pas bien nourrissant, mais cela me permettra de m’éclipser jusqu’au manoir sans grande peine cette nuit. C’est reposant… je savoure chaque minute qui s’écoule au rythme du tic-tac de l’horloge accrochée au mur. Mes paupières s’ouvrent lentement et je me laisse hypnotiser par la danse des aiguilles. Chaque heure est représentée par une manette de différentes consoles. Dans le cadre central, on peut lire quatre mots ; « Eat » collé au logo d’une pizza, « sleep » entouré de son onomatopée, « game » et « repeat ».

Je me demande où Cynthia a bien pu dénicher tous ces gadgets et surtout ce qui l’a poussée à ouvrir ce genre de taverne. Ce n’est pas courant comme lieu de loisir et limité à un type bien particulier de clientèle. Peut-être a-t-elle aussi une passion pour les jeux vidéo, va savoir…

Au bout de trente minutes, je commence à percevoir les éclats de rire mêlés parfois aux râles agacés du groupe en bas. C’est très animé. Je devrais redescendre, mais j’ai peur de me retrouver à nouveau en face de Roan. Ce qui est sur, c’est que je ne résoudrais jamais le problème en demeurant cachée ici. J’inspire et expire longuement, pour me donner le courage nécessaire, et me relève. En m’inspectant vite fait, je remarque que mon amanime à l’air stable. Je craignais que ce petit encas ne suffise pas, mais ce n’est pas le cas. Je pourrais tenir jusqu’à l’aube.

Apprêtée de mon tablier, je redescends et parvenue au bar, je me munis d’un plateau et me dirige vers la table de clients pour débarrasser les bouteilles vides.

Matthew relève immédiatement la tête de son écran et m’offre un sourire chaleureux.

— Matt ! Tu es healer, bordel… fais ton taff !

— Ça va… ça va… il n’y a pas mort d’homme. Vous n’êtes même pas encore descendu de moitié !

Tout le monde rit, sauf Roan qui me dévisage sévèrement.

Je tente de donner le change pour ne pas lui montrer qu’il me déstabilise.

— J’ai quelque chose sur le visage ?

— Roan, bon sang… Tourne le boss ! Putain, si notre tank s’y met aussi, on ne finira jamais ce raid !

Il s’exécute et je peux continuer de travailler. Je ramasse les assiettes ne contenant plus que des miettes ainsi que des traces de sauce.

— Je vous remets la même chose ? leur demandé-je quand mon plateau est plein.

 Un oui unanime retentit. Je réprime un rire.

Qu’est-ce qui peut capter autant leur attention pour ne pas pouvoir décoller leur visage de leur ordinateur ?

Ils ont tous l’air si concentrés, même les filles du groupe, comme si leur vie en dépendait. Ils appuient avec frénésie sur leurs touches de clavier, certains se mordent les lèvres, d’autres grimacent, transpirent à grosses gouttes, il y en a même un qui est si crispé que je suis certaine qu’il sera perclus de douleurs d’ici quelques heures.

— Je vous apporte ça tout de suite !

Je fais bien attention de garder toute la pression de mon amanime sous le plateau pour qu’il ne m’échappe pas, sans oublier de garder prise sur mon tablier ainsi que sur mon apparence. Derrière le comptoir, je dépose mon barda et souffle, soulagée de ne rien avoir laissé m’échapper.

Je trie vite fait la vaisselle, celle que je peux laver ici et celle qui finira en cuisine, quand Cynthia vient à ma rescousse.

— Grâce à toi, j’ai pu prendre un peu d’avance pour la semaine. Le congélateur est plein ! Laisse-moi nettoyer tout ça ! Ce n’est pas évident de gérer autant de choses quand on est nouvelle.

— Merci.

Je fais alors quelques allers et retours entre les différents frigos sous le comptoir et ceux qui longent les murs, et me félicite d’avoir gardé la commande notée sur le bout de papier. Je n’ai aucun mal à la reconstituer avec les boissons qu’ils ont choisies.

Quand je soulève mon lourd plateau, Cynthia m’arrête.

—  Oh la la. Repose ça tout de suite. Que je suis gourde, j’ai oublié de te dire que nous avions une servante pour les commandes importantes. Si on peut éviter la casse inutile…

Elle se rue jusqu’au bout du bar, se baisse et extirpe, coincé entre quelques casiers de bouteilles, le meuble en question.

— Tu vois, c’est sur roulette. Bien plus facile pour travailler, non ?

— Effectivement.

Je déplace la totalité de la commande sur la desserte et la pousse en douceur jusqu’à leur table. Il est vrai que c’est un gain d’efforts et d’énergie. Je ne pouvais pas rêver mieux.

— Allez, les gars, on profite pour faire une pause avant d'attaquer le boss final, énonce Roan.

Il est sans doute le chef du groupe.

Tout le monde s’étire, craque doigts et nuque, tandis que j’énonce une à une chaque marque des différentes boissons. Chaque fois, j’ai droit à de magnifiques sourires agrémentés d’un merci. Comme je le pensais, plus je reste dans un même endroit, plus mon attraction naturelle opère. Je commence à les charmer sans même m’en rendre compte.

— Le thé glacé ?

— C’est pour moi !

Matthew lève la main, sourire aux lèvres et je lui dépose son verre juste derrière son pc.

— Merci beaucoup, Asmodée !

La chaleur dans le ton de sa voix est de plus en plus intense.

Mince, ce n’est pas dans mes plans de le séduire. Je n’avais pas pensé à cet effet secondaire…

— Attends, elle s’appelle Asmodée ? intervient incrédule un joueur du groupe. Comme l’un des rois des enfers ? Ce n’est pas un prénom masculin ?

Voilà… encore la même rengaine. Même si je ne le connais pas personnellement, Asmodée est assez célèbre pour que toutes les créatures surnaturelles connaissent son histoire, sa légende. C’est un esprit ancien, qui guide les humains à travers leur vie et influence leurs choix. Mais à une époque reculée, les humains qualifiaient vite de démon, sorcière, toute chose qu’ils ne comprenaient pas et y voyaient une menace. Alors, il a été perçu comme tel par la religion, parce qu’il insuffle le désir, la luxure chez les humains. C’est pour cela qu’on le nomme aussi roi des succubes, alors qu'il n'a jamais régné sur aucun d'entre nous. Pourtant, inspirer de tels sentiments ne signifie pas contraindre. Nous ne sommes pas responsables de certains penchants jugés immoraux. Seul leur esprit tordu est en cause.

— Certains prénoms sont mixtes, non ? réponds-je avec une certaine forme de lassitude. Puis, ce démon, comme tu l’appelles, a été nommé par bien des noms, si je ne m'abuse. Asmodée n’est qu’une altération parmi tant d’autres.

Qu’il ose ainsi le traiter de démon m’insupporte. C’est un grand esprit qui n’a jamais cessé de les guider alors qu’il a toujours été calomnié. 

— Je suis désolé. Ne le prends pas mal, d’accord ? Je trouve que c’est un très beau prénom et très original, me rassure-t-il.

— Oui, c’est vrai que c’est vraiment joli, enchérit un autre geek, tout comme la demoiselle qui le porte.

Tous approuvent, sauf un… Roan à l’air de sortir de ses gonds, mais tente de se maîtriser.

— Un prénom plus qu’approprié, puisqu’elle s’amuse à charmer tout ce qui lui passe sous la main, crache-t-il d’un ton acide.

Je recule d’un pas, surprise qu’il me prenne ainsi au dépourvu. Je ne comprends pas ce qui se passe avec lui. Pourquoi ne succombe-t-il pas petit à petit à mon éther. Il semble totalement immunisé à ma présence, contrairement aux membres de son groupe.

Matthew se lève, furibond et tape des deux mains sur la table pour s’y appuyer. Les couverts et les bouteilles tremblent. Certains sont obligés de se ruer sur leur verre pour qu’il ne se renverse pas et sème encore plus la pagaille.

— Qu’est-ce qui te prend de l’agresser ainsi ? Elle n’a rien fait pour mériter autant de méchanceté de ta part.

Je recule d’un pas, incapable de faire quoi que ce soit pour apaiser ses tensions. Je n’aurais jamais imaginé que ma présence pouvait provoquer un tel désastre.

— Mais qu’est-ce qui vous prend à remuer la queue devant elle comme de vulgaires toutous ? s’énerve Roan de plus belle.

Je recule à nouveau d’un pas et sursaute quand Cynthia dépose sa main au creux de mon dos.

— Va te réfugier à l’étage. Tu peux t’arrêter là pour ce soir, je m’occupe de calmer ces trouble-fêtes.

— Je crois juste que tu ignores comment te comporter avec les gens… faut pas s’étonner si tu n’arrives pas à garder ne serait-ce qu’une petite copine, renchérit Matthew.

À ce moment-là, tout dérape. Roan se lève à son tour, prêt à en découdre. Quelques amis le retiennent par les épaules, tandis que d’autres font la même chose avec Matthew. Effrayée, je cours m’enfermer à l’étage.