(9)

Par Dan
Notes de l’auteur : The Drifters - Up on the Roof (https://www.youtube.com/watch?v=b_ksNvivbEI)
The Monkees - Daydream Believer (https://www.youtube.com/watch?v=xvqeSJlgaNk)

9

 

29 janvier 2020

 

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? lance Kas alors que la brise glacée fume sa cigarette au bout de son bras ballant.

— Je te retourne la question, réplique Frankie.

— C’est qui, lui ?

— Le Pape.

Elle a dix ans, ou quoi ? Levi, perplexe, les scrute sans prononcer un mot. Heureusement, d’ailleurs : Frankie a besoin de toute sa concentration pour soutenir le regard perçant de Kas. Elle aurait pu le déduire, au moins l’envisager : c’est ici que son assignation l’a envoyé. Par un détour inexplicable de son cerveau, pourtant, Frankie s’est persuadée que son éloignement progressif et son silence inquiétant n’étaient dus qu’à d’innombrables voyages sur les traces du tentaculaire Collectif Sanderson – ou pire.

— Bon, puisque tu es là, on ne va pas se regarder en chiens de faïence pendant trois ans, lance Kas. Entrez.

Levi montre l’exemple, mais Frankie ne bouge pas d’un poil. Un terrible pressentiment lui broie le cœur et son esprit fatigué ne parvient plus à agencer ce qu’elle voit, ce qu’elle redoute, ce qu’elle croit. Le pire, peut-être, c’est de constater à quel point Kas lui a manqué et à quel point elle est heureuse de le retrouver sain et sauf.

Fidèle à lui-même :

— Quand tu auras fini de faire ta tête de mule, Francisco et moi on sera en train de boire le thé.

Il amorce un demi-tour en attrapant Levi, qui lance un appel muet à Frankie avant de lui emboîter le pas. Sa résolution vacille en même temps que lui ; elle s’est préparée à poursuivre leur bras de fer en campant sur le parking ou en se réfugiant dans sa voiture, mais la bouffée d’anxiété qui la saisit en voyant son complice disparaître derrière la moustiquaire ne lui laisse pas le choix. Frankie empoigne la bombe au poivre qui ne quitte plus sa poche.

Meilleur investissement depuis Netflix.

Et s’enfonce dans la touffeur du bâtiment. Une odeur de fond de botte flotte dans le vestibule flanqué d’antiques armoires métalliques. Kas et Levi se débarrassent déjà de leurs manteaux, mais Frankie se raccroche au sien malgré sa suée – à sa précieuse arme, surtout. D’anciennes unes de journaux conservées sous verre décorent les parois de ce qui devait jadis faire office de réception ; en s’approchant, Frankie peut déchiffrer le titre : Pursuit. Dessous, une devise : « La science est la poursuite de l’inconnu ».

— La SITU y publiait les découvertes de ses membres tous les trois mois, dit Kas avec l’emphase d’un guide touristique. Des enquêtes de terrain, essentiellement, revues et validées par un panel d’une vingtaine de scientifiques très sérieux. Ces investigations concernaient des sujets aussi variés que l’existence de la télévision dans l’Égypte ancienne, les pierres sonnantes et les tombeaux de crapauds. Venez, on va se mettre à l’aise.

Ils passent du furoncle architectural à la maison initiale, une ferme datée de 1682, d’après Kas, qui les entraîne par une enfilade de pièces – cuisine bardée de pots à épices et antichambre drapée de tapisseries chinoises – jusqu’au « séjour » : un musée miniature, en réalité, avec ses murs ornés de kriss indiens, de rostres de poissons-scies et d’œufs d’autruche. Trois canapés à motifs de zèbre ont été installés sous chacune des vitrines improvisées ; Kas les fait asseoir sur le moins défoncé, près d’une lampe rétro dont les rayons multicolores balaient la face plate d’une raie manta empaillée avec un effet des plus déconcertants.

Tout sent la moquette humide et le cendrier froid. Revenue des entrailles de la demeure, une mélodie des Drifters finit de donner à la scène une allure de trip sous LSD.

— Tu as mis la tête dans le mixeur ? Qu’est-ce qui est arrivé à tes cheveux ?

Frankie détourne difficilement le regard des oursins, des ruches et du poisson-globe suspendus en mobile ; figé dans une éternelle inflation, l’animal ouvre le bec dans un « o » choqué.

— Ça se passe bien, l’enquête ? renvoie-t-elle. Tu le surveilles de très près, le Collectif, dis-moi.

Kas ne jette même pas un coup d’œil à la porte ; il se fiche que des oreilles indiscrètes aient vent de sa mission secrète, et ça n’a rien de rassurant.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait à Camille ? lance Frankie avant qu’il ait pu tenter de l’enfumer. Et à mon père ?

— Rien. Et rien non plus.

— Prouve-le.

Il s’extirpe du sofa pour s’emparer du vieux téléphone à cadran qui trône sur une tablette en bakélite encombrée de statuettes exotiques.

— Oui. International, France. Non, pas longtemps.

Kas lui tend le combiné, dont Frankie s’empare en tremblant au moment où une voix familière lui revient dans un grésillement.

— Ca… Camille ? bredouille-t-elle – à sa droite, Levi se redresse.

— Salut Frankie ! Ça va ? Je suis désolé, j’ai vu tes messages quand je suis revenu à Grenoble, mais avec les flics, c’était compliqué… J’espère que tu t’es pas trop tracassée ?

— Mais… t’étais où ?

— Oh, une histoire de fous ! Ma mère m’a appelé en urgence quand je sortais du Shannon l’aprèm où on s’est vus. J’ai dû rentrer à Nantes, et là mon téléphone est tombé en rade, mon ordi aussi, plus moyen de contacter qui que ce soit. La SNCF a encore fait des siennes, j’ai raté deux trains, passé une nuit à l’hôtel… Il m’a fallu genre trois jours pour arriver, et quand je me suis pointé ma mère m’a demandé ce que je foutais là ! Elle se souvenait même pas m’avoir appelé. Sénile, à son âge ! Bon, j’en rigole maintenant, mais sur le coup j’en menais pas large…

« J’ai prévenu l’OZ que j’allais passer deux trois jours en Bretagne avant de revenir, parce qu’elle me faisait un peu souci, la petite maman. J’avais des RTT à prendre de toute façon. Après, même galère sur le retour, je te jure, voyage maudit. Et arrivé à Grenoble avant-hier je découvre que j’étais porté disparu depuis dix jours ! Apparemment, la direction a jamais reçu ma demande de congés, pas moyen de retrouver le mail de confirmation, et la police a soi-disant découvert des traces de lutte. Incroyable, hein ?

— Incroyable…

— Du coup, désolé pour ça. Ça va, toi ? La direction a dit que t’avais dû t’absenter pour des raisons personnelles… Pas de parent atteint d’Alzheimer, j’espère ?

Mais Kas lui fait signe de couper la communication et, cédant à un vieux réflexe de stagiaire obéissante, Frankie répond :

— Je dois y aller. Ça m’a fait plaisir de t’entendre, Camille.

Et raccroche. Quand Kas lui ôte le téléphone des mains, elle s’avance tout au bord du canapé.

— Ils lui ont lavé le cerveau ? Faux souvenirs ? Trouble iatrogène ? Thérapie de la mémoire retrouvée formule ultra express ?

Sa voix se brise sur les dernières syllabes et Kas plisse les yeux.

— Ça te fait rire ? crache Frankie, trop furieuse pour être inquiète, désormais.

— Ce qui me fait rire, c’est de constater à quel point le Collectif fait du bon boulot quand il s’agit de se faire passer pour une secte. Changer une zététicienne en complotiste, c’est fort.

Frankie ouvre la bouche dans une parfaite imitation du poisson-globe, mais Kas est plus rapide :

— On n’a rien fait à Camille. On n’avait ni envie ni besoin d’en arriver là : des infos perdues, des malentendus, beaucoup de bruit pour rien, et tout est rentré dans l’ordre dès qu’on a su que tu avais quitté Grenoble. Mais imaginer que tu allais apprendre la leçon et rentrer dans le rang une fois sortie du collimateur de la police, c’était mal te connaître, c’est vrai.

— Mon père…

— Tu peux lui dire de reprendre une vie normale, coupe Kas. C’est un peu tard pour l’intimidation, maintenant que tu nous as fait le plaisir d’une visite-surprise.

Levi a noué les poings sur ses genoux, mais il ne fait pas mine d’intervenir, et intérieurement, Frankie l’en remercie.

— « On » ? relève-t-elle à retardement.

Elle croit comprendre ; en vérité, elle croit avoir compris depuis qu’elle a lu « Agent compromis ? » dans le rapport de l’OZ. Elle a simplement préféré l’imaginer perdu, démasqué, en danger, même – n’importe quoi plutôt que converti.

— Laisse-moi t’expliquer, dit-il.

Frankie a résisté jusque-là, mais cette fois, c’est plus fort qu’elle : son regard accroche celui de Levi, qui acquiesce imperceptiblement. Ils ont fait tout ce chemin pour obtenir des réponses ; ce n’est pas le moment de reculer.

Quand elle ramène les yeux sur Kas, celui-ci les observe avec un vague sourire aux lèvres.

— La SITU était une organisation à but non lucratif, amorce-t-il alors, composée à la base par une brochette de scientifiques renégats, de chercheurs, d’aventuriers et de geeks qui aidaient Sanderson à enquêter et à compiler des informations concernant des créatures, des artefacts et des phénomènes étranges à travers le monde.

« Elle encourageait le travail de terrain en offrant des conseils d’investigation, en aidant à lever des fonds, en organisant des expositions et en arrangeant des contacts pour les membres qui planifiaient des expéditions. Une fois les rapports écrits, rassemblés ou traduits, la SITU aidait aussi dans la publicité, la promotion et les relations publiques pour les faire connaître aux médias.

« Dans ses fastes années, la SITU a compté deux mille membres. Elle a été démantelée dans les années 80. Ce qu’il en restait a posé les fondations du Collectif, quelques années après. On peut dire que c’est la même société sous une autre forme.

Kas s’interrompt quand un jeune homme surgit dans la pièce avec un service à thé. Sa salopette et son t-shirt Superman s’accordent un peu trop bien au jean et à la chemise bleue de Kas, mais plus surprenante que l’harmonie vestimentaire, il y a la décoration de la théière : un hexagone entourant les lettres CS.

— Sympas, les goodies du Collectif, glisse Frankie tandis qu’il remplit trois tasses. Vous avez des slips, aussi ?

— Ne fais pas attention à elle, intervient Kas. Ah chouette, y a des biscuits, aussi. Francisco ?

Après les chouquettes, les gâteaux secs. Un terrible sentiment de déjà-vu noue les entrailles de Frankie et, décelant peut-être un signe de dissuasion dans son air constipé, Levi repose prudemment le biscuit qu’il a choisi. Superman suit le conseil de Kas ; il referme bientôt la porte derrière lui, étouffant les notes de Daydream Believer qui a pris le relais.

— Les gens voient Sanderson comme un illuminé qui courait après Bigfoot avec un chapeau en alu sur la tête, fait Kas en sirotant son thé. Mais il avait une tripotée de diplômes en zoologie, géologie et botanique, et il faisait partie de sociétés savantes très respectées.

« Il a été l’un des plus grands explorateurs et naturalistes du globe, un espion amoureux dans les Caraïbes à la fin des années 30, l’auteur de vingt-six ouvrages scientifiques, un journaliste exemplaire pendant plus de vingt ans, l’animateur d’une ribambelle de programmes radio et d’émissions télé où il présentait les objets et les animaux découverts durant ses voyages – parfois vivants, les bestiaux ! Un éléphanteau sur un plateau !

« On ne l’a pas trop enquiquiné pendant les premiers temps où il s’est intéressé aux phénomènes inexpliqués, mais dès qu’il a publié Abominable Snowmen, sa réputation a volé en éclats. Pourtant, ça aussi, il l’approchait avec une démarche scientifique. Comme Charles Fort avant lui, il ne s’intéressait qu’aux phénomènes tangibles, réfutables. Il ne déclarait jamais rien. Il s’entourait de spécialistes, il émettait des suggestions, et s’il ne trouvait aucune explication possible, il le disait. La SITU n’était ni contre la science de la sacro-sainte publication conformiste ni contre les mystiques. Elle était juste au milieu. Un groupe différent, complètement pragmatique. Ça te rappelle quelque chose, Frankie ?

Elle serre les dents. Ça lui rappelle l’OZ, oui, mais elle ne lui fera pas le plaisir de le dire.

— C’est pour quand, le mariage ? renvoie-t-elle plutôt.

— Ah, Frankie… j’ai essayé de te l’enseigner, tu sais ? L’humilité, l’ouverture d’esprit. Peut-être que je m’y suis mal pris, ou que tu avais trop de préjugés pour accepter de l’apprendre. Comme beaucoup de douteurs avant toi, tu as vu le nom de Sanderson accolé aux vile vortices et tu n’as pas cherché plus loin. Pour toi, ce n’était qu’un hurluberlu parmi tant d’autres, et sa théorie une énième farce pour exciter la presse.

Elle se sent rougir jusqu’à la racine des cheveux, comme avant. « Ne fais pas ta Scully », lui avait-il dit lors de leur excursion au vortex de l’Oregon. « Tu dois être sceptique, mais sceptique, ça ne veut pas dire arrogant. »

— Alors c’est tout ? lâche Frankie, plus agressivement que nécessaire, peut-être. Tu t’es rapproché d’eux pour découvrir ce qu’ils tramaient et ils t’ont enrôlé ? Et quand l’OZ a essayé de te récupérer, tu leur as juste conseillé d’arrêter la mission et d’oublier le Collectif ? T’es au courant qu’ils envisagent de venir te sauver ?

— Je n’ai pas besoin d’être sauvé.

— Et moi ? Tu savais qu’ils en viendraient là pour me dissuader de me pencher sur leur cas ?

— Ils ne t’ont rien fait, Frankie.

— Ils m’ont fait peur.

Kas l’étudie en inclinant la tête et elle doit serrer les dents pour ne pas détourner les yeux. Ça va plus loin que ça, en réalité ; si loin que même la voix de Camille et la perspective d’entendre celle de son père ne parviennent pas à la rassurer, ni la présence de Kas, ni la compagnie de Levi, ni la satisfaction d’avoir levé une partie du voile sur toute cette histoire. Frankie devrait être soulagée : personne n’a été kidnappé et personne n’est mort, sa torture est terminée. Pourtant, le nœud de fureur logé dans son ventre lui paraît plus lourd que jamais.

— Je suis désolé, Frankie, dit Kas. Mais mieux vaut peur que mal.

Est-ce une menace ? Jusqu’où le Collectif peut aller ?

— Pourquoi l’OZ t’a subitement missionné, l’été dernier ? demande-t-elle.

Réclamations factuelles, interrogatoire ; c’est plus facile comme ça. Frankie ne s’attend pas vraiment à recevoir des réponses, de toute façon, et…

— Parce que c’est là que le Collectif a commencé à remuer sérieusement.

Kas termine son thé, s’avachit dans le canapé et sort son paquet de cigarettes. Frankie choisit d’y voir un encouragement et, alors qu’une volute de fumée âcre s’effiloche entre les épines des oursins, elle reprend :

— Et pourquoi t’as coupé les ponts avec l’OZ, à Noël ?

— Parce que le lancement de la mission approchait, et si je voulais faire partie du programme, si je voulais continuer à travailler avec eux, il fallait que je m’investisse. Que je prouve ma loyauté.

— Quelle mission ?

Kas souffle un panache dans sa direction, sourit quand elle fronce le nez et dit :

— Basculer dans l’icosaèdre.

Frankie bat des cils ; la fumée lui pique les yeux, mais elle voit Levi se raidir à ses côtés.

— Y a une caméra cachée ou vous essayez de me rendre barge ?

— Vous ?

Kas scrute Frankie, puis Levi qui ne dit toujours rien. Elle pourrait le dénoncer : si les sandersoniens apprennent qu’il partage leur délire de monde parallèle à vingt faces, qu’il prétend en venir et y avoir déjà croisé leurs émissaires, ils ne tarderont pas à déduire qu’une partie au moins de leurs secrets a fuité, et ainsi à ranger Levi dans la catégorie des dangereux fouineurs. Ça serait mesquin, oui, mais après tous ces supplices psychologiques, Frankie a bien envie de les envoyer se la tailler en biseau.

Au lieu de ça, elle bondit sur ses pieds et prend le chemin de la sortie.

— Où tu crois aller ?

— Je me tire, réplique Frankie en ouvrant la porte. J’en peux plus de vos…

Superman en salopette lui barre le passage.

— Ne te donne pas l’air plus bête que tu l’es, Frankie, lance Kas dans son dos.

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