9.1 Coup du sort

Exceptionnellement pour aujourd’hui, Cynthia m’a montré les subtilités de l’encaissement puisque c’est un jour de peu d’affluence. Ainsi, elle peut avancer en cuisine. Dans un sens, tant mieux, je n’ai pas pu manger à ma faim la veille et je ressens déjà les effets de la faiblesse m’atteindre.

Assise derrière ma caisse enregistreuse, je perds mon regard au travers des fenêtres de l’entrée, accoudée sur le bord du comptoir. En ce début de semaine, les passants sont peu nombreux, la majorité travaille. Je me demande ce que ça fait de devoir s’enfermer dans ces grands bâtiments alors qu’il fait si beau dehors, de s’imposer une vie dictée par un capitalisme inventé par leur propre soin… La terre leur offre déjà tout pour vivre. Pourquoi s’infliger cet auto-esclavage pour gagner une chose inutile à leur survie ? C’est aberrant.

Que feraient-ils si leur espèce déclinait comme la mienne ? Nos cauchemars ont à peine le temps de devenir adultes, ils périssent les uns après les autres, emportés par la famine.  Leur éther se meurt, s’éteint inexorablement, jusqu’à ce que leur dernier scintillement disparaisse et ne laisse rien de leur existence. Souvent, certains partent en chasse et on ne les revoit jamais.

Je souffle de dépit à cette pensée.

Moi-même, je n’ai plus la même force qu’à mes débuts. J’ai ressenti la différence en deux cents ans d’existence. Malgré leur fulgurante évolution, l’Humain a régressé sur bien des aspects. Faut croire qu’ils sont restreints à un certain niveau d’intelligence.

J’ai si faim !

Je ne peux donc m’empêcher de penser à Matthew, lui et sa capacité incroyable de générer de l’énergie. Même si l’envie me tiraille, je ne suis pas du genre à désobéir. Puis, j’ai bien remarqué que je ne devais pas le brusquer, au risque de le faire fuir. Je n’ai pas abandonné l’idée de comprendre ce qu’il le rend si exceptionnel.

Le tintement du carillon de l’entrée me sort de ma réflexion. Un petit groupe pénètre dans le bar et s’installe à la plus grande table. Ils discutent avec entrain, partageant des éclats de rire par moment. Je ne leur accorde que peu d’attention. Trop épuisée pour que ma curiosité l’emporte. Cependant, je ne veux pas faire mauvaise impression et décide, en bonne employée, de réassortir la vitrine à gâteaux.

Je me dirige donc vers la cuisine, prenant soin de garder le contrôle sur mon apparence. Déjà que ce n’est pas évident de porter ce fichu tablier sans qu’il ne me passe au travers. Et que dire de l’effort que je dois fournir pour pousser les portes à battants et ouvrir le frigo… Je me rends compte à quel point nous n’avons pas notre place dans ce monde. Alors, pourquoi nous entraîner autant à nous adapter à leur mode de vie ?

— Tout se passe bien au bar ? me demande chaleureusement Cynthia.

— Oui ! Des clients viennent d’entrer, je voulais réassortir la vitrine de gâteaux.

— Tu es une perle ! Tu fais preuve d’initiative, tu m’es d’une grande aide. Finalement, je ne regrette pas de t’avoir proposé ce job !

Je souris, d’une joie intense… c’est la première fois que l’on me fait un tel compliment.

— J’essaie de faire de mon mieux !

— Demande-moi si tu as besoin d’un coup de main pour ces clients, me rassure-t-elle d’un ton chaleureux.

Elle replonge son attention sur l’énorme boule de pâte à pizza qu’elle était en train de pétrir tandis que j’emporte mon plateau débordant de douceurs. Étrangement, je retrouve un petit regain d’énergie. Échanger avec elle est toujours vivifiant, grâce à elle, je parviens à tenir la journée sans m’écrouler.

Au comptoir, je suis absorbée par la disposition des pâtisseries. Je dois dire que je prends beaucoup de plaisir à essayer de trouver le plus bel arrangement.

— Salut, Asmodée !

Je sursaute.

— Bon sang, Matthew tu m’as fait peur !

Je suis si focalisée sur mon état de faiblesse que je n'arrive plus à détecter la présence des autres… c’est bien ma veine. Mais je me rassure vite. Au moins, cette réaction paraît plus naturelle. Enfin… je l’espère.

— Ça va depuis la dernière fois ? Tu te fais à ce nouveau boulot ?

Ce n’est pas une surprise, comme Cinthya, Matthew déborde d’énergie au point que je suis capable de la voir onduler autour de lui. Une aura dense, chaude… succulente. S'il était possible pour moi de saliver, j’en baverais presque.

— Je me plais beaucoup, ici. Cinthya est très gentille.

— Eh bien, tu en tires une tête, Roan ? Tu tombes déjà sous le charme d’Asmodée ?

Je ne ris pas à la plaisanterie. Ce prénom me fait l’effet d’une bombe. Surprise, je tourne le regard vers son ami, que je n’avais pas remarqué jusque là, se tenant un peu en retrait de Matthew. J’écarquille les yeux, incapable de dire si le destin m’en veut personnellement.

On se dévisage, lui et moi.

— Euh… vous vous connaissez tous les deux ?

Je lui laisse à peine le temps d’ouvrir la bouche que je réponds à sa place.

— On s’est croisé brièvement, hier soir.

Roan sourit et je ne parviens pas à discerner s’il est bon ou mauvais.