8 - Si vous me payez…

Par SaNah

 

Rayan Sans-Nom de Rashad

 

Je reste un moment immobile et confus, les yeux fixés sur le sol où gît la pomme rognée et souillée de saleté. Ça fait deux fois qu’on me jette quelque chose aux pieds et qu’on me demande de le ramasser.

J’aimerais tant que la fureur me submerge, qu’elle me pousse à démolir l’idiot qui cherche à m’humilier, mais elle ne vient pas. Aucune rage ne monte en moi. Je ressens seulement une vague frustration.

Alors, comme d’habitude, je détourne les yeux en haussant les épaules et tombe nez à nez avec Jakeem, qui affiche une expression surexcitée. Lui aussi aurait aimé que je provoque un scandale, mais sûrement pas pour les mêmes raisons que moi. Bassant se tient à ses côtés, le visage crispé par la colère, et cette vision me soulage un peu.

Au moment où je m’apprête à la rejoindre, le jeune homme à l’allure princière saisit mon bras :

— Hé ! Je t’ai donné un ordre, servant !

Je balaie brutalement sa main et réponds avec froideur :

— Ne me touchez pas.

Hélas, les gens se rassemblent par vague autour de nous.

— Pour qui te prends-tu ? hurle-t-il, ses joues se teintant de pourpre. Fais ce que je te dis !

— Vous comptiez me payer pour ça ?

L’air est chargé de l’odeur âcre de la transpiration et des parfums musqués, qui me pique les narines. Autour de moi, j’entends des rires étouffés et des cris de surprise, qui résonnent comme un écho au milieu de cette cohue bruyante.

Bassant me saisit la main avec une expression de terreur.

— Partons ! Les Noctules regardent par ici !

— Des Noctules ? répète mon adversaire en se dressant sur la pointe des pieds. Parfait. Ici ! s’écrie-t-il avec force. Par ici, je vous prie !

La foule s’agite, tandis que la silhouette menaçante d’un Noctule se fraye un chemin jusqu’à nous. Je l’observe avec incrédulité. Tout ça me semble irréel, comme si je vivais un mauvais rêve. Que se passe-t-il ? Qu’ai-je fait pour que le sort s’acharne ainsi contre moi ?

Je repense au piège qu’on m’a tendu à l’usine, puis à ma rencontre avec ce mage, Oskar, et j’essaie de comprendre comment ma situation, déjà précaire, a pu dégénérer à ce point. Quand Raoul Doumaz m’a proposé cette mission au Grand Musée de Rashad, avec la promesse d’un gros salaire, j’aurais dû refuser. Je savais que j’y verrais des mages et qu’ils n’apportent que des problèmes.

Bassant profite de la confusion générale pour disparaître, me laissant seul face à l’assemblée avide de sang. Je ne lui en veux évidemment pas. Je devrais prendre mes jambes à mon cou, moi aussi, mais je ne peux pas. Un orgueil absurde et dangereux m’en empêche.

— Que se passe-t-il ici ? demande le Noctule, d’une voix de tonnerre.

Tandis que mon adversaire explique la situation d’un ton méprisant, le Noctule tourne son visage masqué vers moi.

— Et pourquoi il obéit pas, le servant ? gronde-t-il haut et fort.

— Je ne travaille pas gratuitement.

Noctule ou pas, je ne lâcherai rien.

Un rugissement de cris stupéfaits s’élève de la foule, mais le silence revient aussitôt que le Noctule lève une main pour le réclamer.

— Oh-oh, s’exclame-t-il. C’est qu’il a du tempérament, celui-là. Et si c’est moi qui l’ordonne, tu obéiras ?

— Si vous me payez, dis-je sans hésitation.

Le Noctule éclate de rire, un rire gras et forcé qui cache son exaspération.

La foule commence à se disperser, comme si les gens avaient peur que la situation dégénère. Celui qui a provoqué cette situation s’éloigne aussi. Il s’attendait sans doute à ce que je cède face à la milice de Rashad.

— Les gars ! hurle le Noctule à ses collègues. Venez ! J’ai trouvé un sacré énergumène !

— On n’a pas le temps ! s’écrie une voix aiguë en réponse. Dépêche-toi de régler ça !

Le Noctule grince des dents sous son masque, puis saisit brutalement mon épaule.

— Tu as de la chance, gamin, mais je veux te voir demain au Palais des Vents d’Ocre, à la première heure. On rediscutera de tout ça au calme, tous les deux…

Le contact de son gant métallique sur ma peau me démange, mais je me retiens d’ouvrir les lèvres. Je ne réagis pas non plus lorsqu’il attrape et arrache ma bourse avant de me relâcher.

— Ça, c’est pour me dédommager du dérangement.

Je pourrais lui signaler qu’il ne trouvera qu’une poignée de piécettes dans ma bourse, mais ça ne le poussera sans doute pas à me la rendre.

Tandis qu’il retourne en direction de ses collègues, je réalise que ma liberté s’éloigne un peu plus chaque minute qui passe…

 

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