8. Normal

Gregory, avec la bouche pleine, le 13 décembre 201*.

« Si le corps a besoin de nutrition,

L’esprit, lui, se nourrit de sensations.

Je n’ai pas besoin de manger

Pour avoir la nausée. »

– Non mais sérieusement, ce n’est juste pas humainement possible de sentir un parfum à cette distance. Encore moins celui d’un shampoing sur des cheveux couverts par une capuche !

Jason a abandonné ses amis pour venir manger avec moi. Je ne suis pas sûr d’en être ravi, parce que même quand il ne s’excite pas à propos de ce qu’il s’est passé hier, il mastique vraiment bruyamment. C’est plutôt agaçant. J’imagine que c’est ma faute pour ne pas avoir répondu à ses messages. Je n’avais pas envie d’en discuter, et je n’en ai pas envie maintenant non plus. Il ne comprendrait pas si j’essayais de lui expliquer.

Et pourtant, ça me fait plaisir qu’il soit là. Il n’y a pas le temps de s’ennuyer ou de trop réfléchir quand il est là. C’est fatiguant, mais d’une bonne façon.

Je finis de mastiquer mon bout de sandwich avant de lui répondre de la façon la plus nonchalante possible.

– Pourtant, c’est à ça que je l’ai reconnue. Elle a levé la tête quand j’ai dit son nom, tu as bien vu sa figure aussi, non ?

– Ahum, « dit ». Tu l’as crié plutôt… Tu n’aurais pas un peu le béguin ? répond-il, taquin.

Je regarde autour de moi pour voir si quelqu’un d’autre entend ses conneries. Loin de moi l’idée d’être gêné, je ne voudrais juste pas que de fausses rumeurs commencent. Elles circulent si facilement… Mais ça va, personne ne semble faire attention à nous.

– N’importe quoi… Et quand exactement aurais-je eu l’occasion d’en tomber amoureux ?

– Euh… Quand tu sniffé ses cheveux pour en retenir l’odeur ?

– C’est pas comme si c’était quelque chose que j’avais fait volontairement… Quand tu sens une odeur connue, tu te souviens d’où elle vient aussi, non ? Même si tu ne l’as pas mémorisée consciemment. Arrête de me faire passer pour un stalkeur…

Il secoue la tête énergiquement et gesticule, envoyant des miettes voler aux alentours. On a beau être installé juste en dehors du réfectoire, dans cette zone qui n’est ni un couloir de l’école ni une partie de la cantine, hors de la vue des autres, il me rend nerveux. On ne pourrait pas juste avoir une conversation normale et éviter qu’on s’intéresse à nous ? Mais ça va, je ne vois aucune tête tournée vers nous, quand je me penche pour regarder à travers la vitre dans la porte.

– Mais tu ne te rends pas compte ! C’est encore pire si tu ne t’intéresses pas spécialement à elle… Tu as reconnu la putain d’odeur du shampoing d’une fille à des mètres de distance !

– Ça va, y a pas de quoi en faire tout un plat… Tu peux te calmer un peu ? Je t’avais déjà dit que j’avais le nez sensible. C’est exactement la raison pour laquelle on est assis ici, d’ailleurs…

Je montre le lino bleu qui renvoie une image floue de nos corps. J’ai parfois l’impression qu’il est plus propre que les tables sur lesquelles les autres mangent. À part les membres du personnel, il n’y a pas grand monde qui passe par ici.

– Bon, j’imagine que je n’ai pas le temps de t’expliquer ça convenablement maintenant, ça va sonner. Tu vas encore t’appliquer sérieusement, en anglais, pas vrai ?

Je hoche la tête, si je ne me concentrais pas pleinement sur une tâche, les cinquante minutes à passer enfermé avec tant d’autres dans un si petit espace se transformeraient simplement en séance de torture.

– Oui, comme pour tous les cours.

– T’es vraiment pas normal comme mec, souffle Jason, exaspéré.

– On aura l’occasion de discuter à la fin des cours, tu tiendras bien jusque-là, non ?

La sonnerie retentit, coupant net toute possibilité de conversation, et me vrillant les tympans, nous ramassons nos affaires et nous levons.

Alors que je pousse la porte vers le réfectoire, je l’entends qui se plaint du long ennui qu’il va subir, et conclure par « Je vais mourir. »

Je ne réponds rien, et ouvre la marche, me hâtant de sortir avant que les autres ne se décident à se lever. Mais comme je me concentre pour retenir ma respiration et éviter tout contact, au moins en pensée, je lui rétorque : « Petite bite toi-même. »