8. La Déception (1)

Il me reste moins de deux semaines et je n'ai pas pu voir Yohri pendant deux journées entières. Je l'avais harcelé de messages, peut-être trop ; il n'en répondait qu'à la moitié, de quoi propulser ma frustration sur la Lune. J'avais eu peur d'avoir foiré ma Mission faute de m'être trop impliquée, heureusement, il m'a proposé aujourd'hui de l'aider dans une de ses tâches de Cœur d'Or. Une épine m'accroche toutefois au pied : étant son frère, il vit au même endroit que ma meilleure amie, et je crois qu'elle m'a entendue, de la chambre d'à côté. J'ai beau les balayer de l'œil, les notifications défilent dans mes lentilles. Par message, Oriane enchaîne les interrogations. Il faut dire que je n'ai pas l'habitude de me pointer pour un membre de cette famille autre qu’elle. J'appréhende ses réflexions — Oriane est plus intelligente, observatrice et pragmatique que moi. À tout moment, elle perce mon secret et découvre mes véritables intentions.

 Cependant, un différent type de message me donne la tremblote.

« Alors, c'est pour ça qu'il est de bonne humeur tous les jours, en ce moment ? Je crois comprendre pourquoi tu ne m'en as pas parlé, si j'ai raison, mais tout de même. J'aurais préféré une notice. »

Les deux sens du mot déception (du moins, d’après mon ancienne professeure de littérature plus que le dictionnaire) m'acculent dans un coin. D'un côté, Oriane s'attendait à mieux de ma part. De l'autre, Yohri gobait mes mascarades. Lequel se vengera en premier ? Quelle définition contre-attaquera ?

— Tiens, t'as entendu parler d'lui ?

Le blondinet me montre l'hologramme grésillant d'une silhouette. Elle pivote sur elle-même jusqu'à dévoiler un horrible masque — le gel de ma joue reprend de plus belle. Cette personne m'y avait planté une seringue. Comment les soldats l'avaient-ils appelé ?

— Le Papillon de Nuit, me répond-il. Ce connard s'amuse à piquer des gens dans les rues la nuit pour leur voler du sang et on sait toujours pas pourquoi. C'une des priorités du secteur de recherches en c'moment.

— Je sais pas c'est qui, mais il a clairement choisi son masque pour envoyer un message politique.

Je n'y avais pas pensé dans le feu de l'action, mais l'évidence saute aux yeux. De son air enfantin, auquel je déteste m'attendrir, Yohri attend une explicitation.

— Un papillon de nuit, alors que le papillon est le symbole du pays ? Faut le faire, quand même.

— Putain, mais oui ! Bon, va savoir c'qu'il fait avec ce sang, ricane-t-il. Oh, merde, j'avais oublié ! Attends ici.

Mon ancien camarade de classe me laisse confuse dans sa chambre. Dès qu'il disparaît derrière l'escalier, cette dernière perd tout son charme. Aucune personnalité n'y transparaît, entre les couleurs ternes et la disposition des meubles ennuyeuse — aucun rapport avec l'homme que j'apprends à connaître. Si je me sens à l'aise, c'est seulement grâce à lui et son fameux talent : « bien s'entendre avec tout le monde ».

              Saloperie.

Et là où je croyais ne pas pouvoir m'enfoncer plus profondément, il m'apporte une tasse fumante, posée sur une soucoupe. La porcelaine s'entrechoque et des effluves de fruits rouges m'emportent. Mon thé préféré.

— J'sais qu't'en prends souvent, quand tu viens ici, alors…

J'ai envie de vomir. Pourquoi est-il si gentil ?

— Merci, soupiré-je, noyée dans le liquide rosâtre.

Non seulement il me gâte d'intentions, mais à défaut de ne pas m'aider à devenir ECO, il m'apprend certains rouages du système, comme le fonctionnement du secteur dédié aux Absinthes ou la façon dont les rations de cœurtex sont utilisées. J'espère qu'il sait comment ces dernières sont réparties, car il aura besoin d'y piocher.

              Malheureusement.

Bordel. Non. Je ne peux pas revenir sur mes pas alors qu'il me reste tout au plus une semaine et quelques. Voler son cœurtex est ma seule chance.

Durant de longues heures, je l'aide à trier des dossiers informatiques, entre histoires, blagues et infâmes jeux de séduction. Le calvaire continue lorsqu'il me propose de rester dîner et qu'Evalyn, la mère m'y oblige, trop enthousiaste. En temps normal, j'aurais accepté sans problème. J'avais passé de nombreuses nuits ici en compagnie d'Oriane. Mais aujourd'hui ?

              J'accepte à contrecœur.

Le soleil se couche derrière la baie vitrée qui engouffre le salon de vagues orangées. Un air nostalgique suspend la tablée. Je n'ai pas mangé en leur compagnie depuis un moment. À vrai dire, je n'ai pas mangé depuis un moment. Evalyn se passionne de cuisine, cet art désuet, depuis toujours. Seules elle et sa famille me proposent de goûter et de mâcher de la véritable nourriture. Les nutriments y sont calculés à la louche, contrairement à la maison, où une IA nous analyse pour nous recommander certaines doses et pilules. Lorsque je pouvais compter mes années sur les doigts de ma main, avant que la technologie devienne la norme, papa faisait pareil. Ici, toutefois, personne n’a eu de problème de surpoids…

On me sert un plat de roi, même si les regards insistants qu'Oriane nous lance à moi et Yohri m'empêchent de le déguster. Tandis que ses parents me font la causette, elle se mue dans l'oubli, exclue des conversations. Yan, le père, s'intéresse plus que prévu à mes occupations actuelles. Sa fille lui a sans doute raconté le déroulement de mes études. Je réponds du tac au tac, m'attendant au pire, mais son amabilité persiste. Papa reste loin des sujets de discussion, comme s'ils ne l'avaient jamais connu, qu'ils n'avaient jamais été leur ami. Yan l'esquive comme un tabou ; l'amour et la sensibilité d'Evalyn l'empêchent de s'aventurer dans une conversation que son mari n'a pas engagée. Voilà peut-être pourquoi Yohri l'avait appelé « le chef », l'autre jour. Pourtant, il ne m'a jamais paru autoritaire auparavant.

Cette famille cache peut-être des secrets derrière ses rideaux, elle aussi. Hélas, je n’en fais pas partie. Je n'ai aucun droit de m'immiscer.

Je peine à terminer le plat, faute de courbatures à la mâchoire.

Après le repas, je ne peux plus fuir les questions de mon chrysanthème, qui me prend en aparté. Elle arrache les chaînes qui faisaient couler des papillons dans ses cheveux, prête à me trancher la jugulaire avec sa mâchoire aiguisée.

— Navy, elle rime à quoi, cette histoire ? Qu'est-ce que tu fais avec mon frère ?

— Il m'a aidé pour un truc. Je lui rends la pareille, c'est tout.

— Tu es sûre que tu ne cherches pas à lui briser le cœurtex ?

— Quoi ?

Quelle indignité de sous-estimer sa meilleure amie. Ça m'apprendra. Je n'ai plus qu'à parfaire ma mise en scène.

— Pourquoi j'essaierais de faire ça ?

— Car on en a parlé. Toutes les deux. Tu as déjà oublié ?

— Non ! Excuse-moi de vouloir me rapprocher de quelqu'un qui n'est pas toi !

Là où elle m'a parue compréhensive dans ses messages, Oriane me rappelle son irritabilité. Sa soudaine arrogance trahit une jalousie, la jalousie de savoir que je me rapproche non seulement de son frère, mais de quelqu'un d'autre qu'elle. Pendant longtemps, elle constituait mon cercle d'amis, alors je la comprends

— Je sais que tu ne m'appartiens pas. Désolée. Je trouve ça juste étrange que du jour au lendemain, tu arrêtes de me raconter ta vie dans les moindres détails et j'apprends que tu traînes avec mon frère. Après la discussion qu'on a eue et tout ce qui se passe avec ton père…

Elle me répudierait si je lui disais la vérité — je l'enfouis dans ma salive. Pourvu que Margaret ne confirme pas ses craintes. Les deux femmes s'apprécient ; je m'accroche au fait qu'Oriane soit trop débordée ces dernières semaines, entre son dorage approchant et le Tribunal des cœurtex en effervescence, pour pouvoir lui rendre visite.

— J'ai besoin que tu me fasses confiance, déglutis-je pour ravaler mon honnêteté. Je sais ce que je fais.

Si quelqu'un doit finir mort et enterré, nous savons tous de qui il s'agira. Les ECOs octroieront à Yohri un nouveau cœurtex avant même qu'il ne le demande. Si le monde se retourne contre moi, en revanche…

— Je sais que tu ne veux blesser personne, admet-elle, mais réfléchis-y à deux fois. Dans tous les cas, je ne suis personne pour t'arrêter. Je ne peux que te faire confiance et espérer que tu réussisses, que tout soit bien qui finisse bien.

Moi aussi… Moi aussi.

Je ne peux que me faire confiance et espérer le meilleur… mais me fais-je seulement confiance ? Les heures se déversent dans le sablier. Mes chances de réussite chutent avec elles.

Je feins de devoir m'en aller, histoire d'interrompre cette conversation vouée à la déception, mais force secrètement Yohri à m'accompagner pour ma promenade quotidienne à travers Kavaran, que j'ai l'habitude de passer en solitaire. La nuit est tombée sur la capitale. D'après le frangin, les ECOs réfléchissent à un couvre-feu, car « on a plus tendance à rencontrer des gens susceptibles de nous briser le cœurtex, physiquement d'abord, ou mentalement après-coup, le soir ou en soirée. » Quelle absurdité. Les Yernas qui souhaitent sortir se détendre pour évacuer les emmerdes accumulées la journée le méritent. Nous en croisons quelques-uns dans les rues frisquettes. Certaines d'entre elles brillent toujours, d'éclats de rires ou de fresques lumineuses.

Nous vagabondons mélancoliquement, je lui parle de l'admiration que je porte à l'homme de ma vie, de ses exploits. Il me dit des mots doux et violents, craquant un peu plus sa carapace de garçon galérien. Refroidis par la brise, nos bras se frottent, et il me prête sa veste. Elle sent encore le lilas.

Notre colloque nous mène à la Fontaine de Jouvence, stagnante à cette heure tardive. Les diverses constellations dansent sur son eau violacée, dominée par la sculpture de glace. Elles plongent dans le vêtement d'Yohri, qui reflète la Voie lactée. Le Champ des Élytres dort à poings fermés. Cette ville, qui s'étale jusqu'aux campagnes, semble fantôme, et la scène, irréelle. Seuls, lui, moi, au milieu d'un silence assourdissant, de tapis de pavés infinis, de murailles de bâtiments décorés d'affiches, d'hologrammes, de verdure, de verre, de couleurs ; lui encore, moi encore, et nos épaules se frôlent, son soupir me brûle le cou — je me perds.

— J'oublie tous mes soucis, quand je suis avec toi.

              J'ai dit ça…?

Non. Ce n'est pas moi, mais ce n'est pas lui non plus.

— Mon seul souci, c'toi. Depuis qu'tu m'as abordé, plus rien s'passe comme prévu.

Cette fois, c'est lui. Son timbre chantant s'effiloche entre deux timides faisceaux lumineux et pétales de clématite. Les minutes défilent, la tension grimpe…

              … mais je dissocie.

         Je ne sens plus rien,

    Je laisse faire.

Puis, je l'embrasse.

 

Je crois avoir longtemps hésité, mais j'ai l'habitude d'embrasser des gens que je n'aime pas, alors pourquoi attendre ? Le seul défi consiste à faire confiance en mes talents de comédienne pour qu'il ne lise pas ces tromperies dans mes yeux.

Au moins, je ne ressentirai rien en son égard. De l'amitié, tout au plus, mais non — elle aussi est factice.

              Je crois.

Oui, pas de doute. De toute manière, il me détestera sous peu.

Le plus tôt possible, je l'espère.

 

ღ 

 

Cet après-midi, Yohri m'a présenté à quelques-uns de ses camarades pour une virée dans les quartiers commerciaux, près du Château. Certains ont provisoirement mis la clé sous la porte, comme pour nous rappeler l'impossibilité de fuir la crise qui ravage le pays. En ressortirions-nous seulement vivants ?

Papa en ressortira-t-il vivant ?

Voilà quatorze jours que Laurane l’a brisé, et il se décompose pore par pore dans notre appartement suffocant. D'après Margaret, il me quittera dans moins d'une semaine et je manque toujours d'un cœurtex vide à lui donner. Celui d'Yohri mettra entre vingt-quatre et quarante-huit heures pour se dessaigner. Je ne peux pas attendre la date butoir.

Depuis notre premier baiser, l'homme ne passe pas une minute sans me bécoter, et chaque fois, des frissons morbides me paralysent, mon estomac s'en retourne, une pluie d'acide s'abat sur mon cœurtex, et elle ne cesse pas. Il se vante d'avoir trouvé « la plus belle », « la plus intelligente », et devant ses amis, sa crânerie s'oppose aux larmes qu'il a lâchées lorsque je lui ai « avoué » mes sentiments. Pour arrêter cette torture au plus vite, je dois agir.

Je dormirai avec lui.

Ce soir.

Yan, Evalyn et Oriane l'ignorent. Ils n'ont pas besoin de le savoir. En tant qu'adulte, Yohri invite qui il veut.

              Et il veut m'inviter.

À vingt-trois heures et quelques, nous arrivons dans le jardin des Malkez. À vingt-trois heures trente, nous nous asseyons sur son lit. À minuit, je me rafraîchis dans la salle de bain, le cœur battant.

Contrairement à mes vêtements, l'atmosphère s'est alourdie. Trempé et penché sur l'évier, mon reflet me dévisage. Les perles multicolores de mon crop-top coulent sur ma poitrine et mon ventre. Grâce au cachet que j'ai avalé quelques minutes plus tôt, mes veines, de mon cou à mes bras, se parent de ces mêmes teintes lumineuses — pour la nuit la plus sombre de ma vie, j'en montrerai à Yohri de toutes les couleurs.

              Je vais enterrer mon estime de soi…

              … mais au moins, je le ferai en ressemblant à une déesse.

Dans la chambre de l'homme, sa peau respire, les abdominaux alunés. À ma vue, il tressaute, et balbutie une excuse en se frottant le torse sculpté. Il bondit pour extirper une chemisette du compartiment de rangement au plafond.

— Qui dort encore en pyjama, de nos jours ? le nargué-je.

Je contiens un soupir à chacune de mes paroles. Pourvu que cette pièce de théâtre trouve son épilogue cette nuit — ce rôle me ronge la peau. Son corps se développe dans la pénombre, plus imposant que dans mes souvenirs. Bras épais, jambes aussi sèches que ses lèvres… et il colle ces dernières aux miennes. Il m'oblige à respirer son haleine. Son sourire libère ses dents, qui m'écrasent les commissures.

— Tu es sûre que tu es d'accord ?

— Non. Je le veux. Je te veux, grincé-je.

Sonnais-je confiante ?

Mâchoire de fer, joues d'aluminium, Yohri m'admire, baigné dans les timides lumières que soufflent les lampadaires. Indéchiffrable, tel une page de hiéroglyphes. J'avais cru le cerner, pourtant, mes émotions se livrent une guerre sans merci dans mon cœurtex. Si je ne peux les identifier et les dompter, je n'ai aucune chance de faire de même pour celles d'Yohri.

Il m'embrasse de nouveau, de ses lèvres, de ses doigts, qui glissent entre mes épaules et mes hanches. Son toucher chaud me donne des sueurs froides ; mes membres ne tressaillent pas de désir, mais de dégoût. Mon expérience devrait me faciliter la tâche, bien plus que je n'oserais l'avouer. Toutefois, le fond de cette Mission, en réalité crime, me fissure. Je me tortille tel un ver de terre en espérant débloquer mon cœur tordu.

Bordel.

              Pas de raison de rebrousser chemin.

              Prendre son avenir en main.

Je lui tire le poignet jusque sous la couette. Nos corps rougissent, le sien réchauffé par un feu de cheminée, le mien balafré de mutilations. Ils se frottent l'un l'autre. L'ECO s'agrippe à mon cœurtex. Je m'agrippe à lui. Je dois jouer. Je dois m'aventurer.

Je dois dominer.

              Un

Son sourire charmeur m'encourage. Mes doigts s'enfoncent dans ses hanches de béton. Il a tout pour plaire. Pourquoi s'est-il amouraché de moi ?

              Deux

Les fluides coulent, je nage dans un marécage. Son souffle humide purge ma libido. Ses mains pataugent près de mes sous-vêtements.

— Je pourrais brûler avec tout ce que je ressens pour toi, chuchote-t-il.

Beurk.

Mon crâne plonge dans son torse. Un réflexe pour lui cacher mes véritables états d'âme. « Pourrais » ? Il brûle déjà! Ses ailes de cire fondent et s'égouttent au fil des secondes qu'il passe en ma compagnie. Essaie-t-il de me déstabiliser, avec ses expressions de romantique du dimanche ? Désolé, Satan. Tu m'auras pas aujourd'hui.

              … Trois!

Mes paupières se fracassent contre mes cernes. Ma main plonge dans son caleçon comme dans un trou à rats infesté d'araignées. Ce qu'il y cache grouille de vermicelles, accapare mes doigts. Des vagues de culpabilité me concassent le dos. Elle m'imbibe de malsanité, d'immoralité.

              Il bande comme un cerf.

Dans quelle pétaudière me suis-je fourrée ?

 

Papa.

Pense à papa.             Non, merde — pense à un gars sexy.

               Yohri.

  Non, non, non… !

                         Nettoie ton cerveau.

              Et profite.

 

Non.    

 

  Impossible.

Je n'ai qu'à subir mes propres choix.

Il me manipule comme une marionnette. Physiquement. Sans se douter que je le manipule. Mentalement.

Cette histoire s'achèvera bientôt.

Notre relation s'achèvera bientôt.

Je soupire une dernière fois et m'engouffre dans les méandres de mon âme.

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