8. Gouverneur

Par Gab B
Notes de l’auteur : Bonsoir à tous ! Ci-dessous la dernière partie du chapitre 2, en espérant qu'elle vous plaira !

Merci à tous ceux qui laisseront un commentaire :)

Chapitre 2 : Le mastodonte

 

Gouverneur

 

Du haut de la plus haute tour de la ville, affalé derrière son bureau de Gouverneur, Nedim triturait nerveusement le morceau de parchemin qu’un messager lui avait remis plus tôt dans la journée. Le texte était devenu illisible à force d'être chiffonné, mais il le connaissait par cœur. Le Général Ekvar lui transmettait pour la troisième fois en trois jours la même nouvelle : des rapaces avaient été repérés en grand nombre à l’est de la Cité.

Nedim soupira, jeta la missive dans une corbeille et se leva de son fauteuil. Derrière lui, une immense fenêtre surplombait le quartier Visgar. Il se pencha pour y coller son front et observer l’agitation qui remuait la ville. La fraîcheur de la vitre lui fit du bien.

Bientôt, la buée formée par sa respiration chaude contre le verre froid lui brouilla la vue et il dut se résoudre à se retourner vers son interlocutrice. Le visage fermé de Vélina Letra, administratrice expérimentée et perspicace, scrutait chacun de ses gestes. Elle était venue le trouver pour lui faire part de l’inquiétude de son quartier face à la menace qui grossissait hors des murs de la Cité. Mal à l’aise devant son regard sévère, il s’assit à nouveau et, pour se donner une contenance, attrapa sur une pile de papier un message qu’il avait reçu la veille de la directrice de l’Observatoire.

— Après un examen approfondi de la situation, lut-il, et au regard des éléments dont nous disposons… le scénario retenu pour le moment… les rapaces semblent attirés par le cadavre du mastodonte… grande source de nourriture pour eux. Et toute la suite n’est que charabia scientifique.

Le Gouverneur leva les yeux vers la vieille femme en face de lui et haussa légèrement les épaules en signe d’excuse alors qu’elle fronçait les sourcils.

— Vous voyez, je ne suis pas plus avancé que vous, ajouta-t-il.

— Attiré par les restes du mastodonte ? Je croyais que ce n’était qu’une rumeur, pourquoi n’y a-t-il eu aucune communication officielle à ce sujet ?

Nedim, penaud, sentit ses joues s’enflammer et tourna la tête.

— Je comptais en parler au prochain conseil, bafouilla-t-il impressionné par le regard froid de Vélina.

Les courriers des administrateurs s’étaient amoncelés sur son bureau depuis deux jours, entre les rapports des éclaireurs et ceux des sentinelles. Moins de la moitié avaient été ouverts, et aucun n’avait reçu de réponse. Comment les rassurer, quelles solutions leur apporter ? Nedim faisait la sourde oreille et savait qu’au bout d’un moment l’un d’eux finirait par venir lui demander des comptes en personne. Il aurait préféré que ce ne soit pas la tenace administratrice du quartier Letra, qui ne repartirait certainement pas sans avoir obtenu ce qu’elle voulait. Il la regarda du coin de l’œil. Les mèches de ses cheveux gris tombaient en pointe au niveau de ses tempes et accentuaient la dureté de son visage, de ses petits yeux et de ses lèvres fines. Elle possédait une autorité naturelle et un pragmatisme qu’il n’aurait jamais et qui lui manquaient cruellement. S’il avait pu se soustraire de ses responsabilités, il les lui aurait transmises sans hésiter.

Il ouvrait la bouche pour parler quand un messager fit irruption dans le bureau en lui tendant une nouvelle missive. Nedim la parcourut en silence, bien conscient des sourcils de Vélina toujours froncés dans sa direction.

— Ekvar me prévient que des rapaces affluent encore vers la vallée, murmura-t-il avant de laisser tomber le morceau de papier sur la table et prendre sa tête dans ses mains.

— Je pars pour la muraille, déclara l’administratrice, il faut que je voie ça.

Elle tourna les talons pour sortir de la pièce. Juste avant de passer la porte, elle fit volte-face et lui adressa un regard dur.

— Tu ferais mieux de m’accompagner ! lança-t-elle.

Le Gouverneur reçut son conseil comme un ordre et se hâta de la rejoindre dans le couloir. D’un geste de la main, il enjoignit à sa garde rapprochée de les suivre, de solides hommes vêtus d’armures richement décorées, lourdes et encombrantes. Les quelques conseillers qui l’attendaient dans le salon, les bras chargés de dossiers certainement urgents, leur emboîtèrent le pas. Un instant plus tard, ils prenaient tous la route du quartier Viswen au grand galop.

Une foule bruyante se pressait devant la porte Nord-Est, pointant du doigt le ciel dans lequel évoluaient, au-dessus de la forêt, des milliers d’oiseaux qui tournoyaient en un ballet gigantesque et poussaient des cris perçants. À l’approche du Gouverneur, la clameur des discussions s’atténua et presque tous les regards se posèrent sur Nedim. Mais il n’avait rien à leur dire, et ne voulait pas lire dans leurs yeux effrayés les questions auxquelles il ne savait pas répondre. Il fit signe à ses gardes d’éloigner les curieux, avança jusqu’à la muraille et monta quatre à quatre les marches qui menaient au chemin de ronde, suivi de près par Vélina. Là-haut, une douzaine de prêtresses à l’air fatigué observaient le spectacle des rapaces, les mains tendues au-dessus de la tête, murmurant des prières pour la clémence des Dieux et le salut de la Cité. Certaines dansaient, d’autres se tenaient immobiles, les yeux tournés vers le Fleuve. Soudain, Vélina attrapa la manche de Nedim pour l’arracher à sa contemplation et l’entraîna à l’écart, où ils furent rejoints par la plus jeune des prêtresses. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans. La femme s’inclina respectueusement devant le gouverneur et toisa son escorte d’un regard incertain.

— J’ai bien peur que vos gardes et leurs belles armures ne soient d’aucune utilité si ces créatures décidaient d’attaquer la Cité, déclara-t-elle d’un ton impassible.

Pris au dépourvu par sa remarque, entre avertissement et conseil, Nedim cligna des yeux et reporta son attention sur les volatiles. Il n’en avait jamais vu de près, mais les représentations qu’en donnaient les livres flottaient dans sa mémoire depuis plusieurs jours. Leurs serres, aussi longues qu’une main, pouvaient arracher un bras en un battement d’ailes, leurs becs acérés trancher une gorge en un claquement de mâchoire. Aucun garde de la ville n’était préparé à lutter contre autant de monstres.

Après un coup d’œil furtif à Vélina qui ne semblait pas disposée à lui venir en aide, il se retourna en direction de la prêtresse et se força à paraître intrigué.

— Que disent les augures ? Vos prières suffiront-elles à garder les bêtes loin de nos murs ?

La jeune femme fit une moue qui ne présageait rien de bon. Elle indiqua de la main ses congénères qui continuaient à danser pour l’apaiser les Dieux.

— Nos efforts nous épuisent, nous ne pourrons pas tenir longtemps à ce rythme. Et certaines de ces créatures se sont déjà aventurées au-dessus des murailles, Gouverneur, répondit-elle d’un ton grave.

— Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ? s’écria Nedim.

Le front plissé, il grommela contre ses conseillers, puis contre ses gardes. Qui étaient les incompétents qui avaient omis de lui rapporter des informations capitales pour la sécurité de la Cité ? Pourquoi chercher à le mettre à l’écart ? Il était tout de même le Gouverneur de cette ville ! Il s’emporta si fort que, pour la première fois de sa vie, il put lire de la peur dans les yeux de ses interlocuteurs. Il se rendit compte que passer ses nerfs sur eux le soulageait et voulut continuer à vociférer contre tout et tout le monde, mais une main se referma sur son épaule et le tira en arrière.

— Restez où vous êtes, ordonna Vélina au groupe qui les entourait. Le gouverneur et moi devons parler seul à seul.

Tous lui obéirent sans poser de question et Nedim la suivit le long de la muraille jusqu’à un bastion presque désert où quelques sentinelles fixaient l’horizon. Les jeunes gens filèrent en silence devant l’air sévère de l’administratrice. Sans son escorte, qui l’accompagnait partout où il allait depuis des années, Nedim se sentit soudain très vulnérable. Il eut du mal à soutenir le regard furieux de Vélina.

— Nedim, reste digne, par le Fleuve ! Tu te cloîtres depuis des jours dans ton bureau, tu ne lis pas les missives que tu reçois, personne n’arrive à te parler. J’ai dû menacer tes gardes pour réussir à entrer chez toi tout à l’heure ! Ton absence est très inquiétante et tu ne peux pas reprocher aux autres ta négligence !

Nedim baissa les yeux au sol et fixa le bout de ses chaussures. Sa colère, retombée comme un soufflé, laissait place à la honte et la culpabilité. La situation lui avait échappé depuis longtemps et les propos de l’administratrice ne faisaient que confirmer son manque de courage et de réalisme. Il avait préféré demeurer sourd aux avertissements des éclaireurs, nier la menace qui commençait à peser sur la ville, espérer un départ des volatiles sans qu’il eût besoin de s’en mêler. Aujourd’hui, devant l’exaspération et le dégoût qu’il lisait sur le visage de la vieille femme, il mesurait les conséquences de son inaction. Il laissa échapper un profond soupir.

— Mais il n’y a rien à faire, Vélina. On ne peut pas se battre contre ces choses. Qu’est-ce qu’il me reste comme solution ?

L’administratrice souffla bruyamment par le nez, visiblement excédée. Elle tourna la tête vers les rapaces qui volaient toujours au loin.

— Personne ne te demande de tuer ces bêtes à mains nues, Nedim. Ce dont les gens ont besoin, c’est de voir que tu comprends leur inquiétude et que tu fais tout ce qui est en ton pouvoir pour éviter un massacre. Tu dois t’efforcer de les rassurer, même si tu es aussi terrifié qu’eux. Enfin, c’est la base de la politique, tu devrais bien le savoir ! s’emporta-t-elle.

D’un mouvement de tête, Nedim acquiesça. Bien sûr, il le savait. Il avait paniqué en découvrant les milliers de rapaces si proches. Leur présence, jusque-là soigneusement enfouie sous une pile de papiers, était devenue d’un seul coup bien réelle. À nouveau, il poussa un long soupir. Ce poste de Gouverneur, qu’il avait endossé bien malgré lui deux décennies plus tôt, après la tentative de coup d’État du Général Brador, il n’en avait jamais voulu.

— Nous savons tous les deux que je ne suis pas le mieux placé pour diriger la ville. Tu ne pourrais pas…

Il s’interrompit devant le changement d’attitude de Vélina. Secouant frénétiquement les bras et la tête en signe de négation, elle recula d’un pas comme pour fuir la proposition qu’il n’avait même pas eu l’occasion de formuler. Elle paraissait un peu effrayée.

— Hors de question ! Mes vieilles épaules ont déjà bien assez de peine à supporter mon quartier. Et de toute façon, le gouverneur doit être issu d’un quartier neutre. Je n’ai aucune envie de devoir me battre avec les Volbar ou les Kegal chaque fois que je devrai prendre une décision.

Une fois de plus, elle avait raison. Nedim s’efforçait depuis des années de jongler entre les avis souvent divergents des trois plus puissants quartiers de la Cité : Volbar, Letra et Kegal. Si du jour au lendemain l’un prenait le dessus sur les deux autres, tout l’équilibre de la cité s’en trouverait fragilisé. Le Gouverneur se devait de garantir la paix entre les quartiers ; Etho, le premier à avoir tenu ce rôle, l’avait prouvé plusieurs centaines d’années auparavant en mettant fin à la guerre des ponts. La tour qui abritait la salle du Conseil et les appartements de Nedim portait d’ailleurs le prénom de ce grand homme.

Nedim inspira longuement par le nez, soudain résigné. Tous comptaient sur lui. Ce n’était pas la première crise qu’il avait à gérer. Il espérait seulement que ce serait la dernière. 

Avant d’avoir le temps de changer d’avis, il se hâta de rejoindre gardes et conseillers qui les attendaient toujours quelques dizaines de pas plus loin. Il s’adressa à eux d’un ton qu’il voulut le plus digne et déterminé possible.

— Nous entrons en alerte. Je vais rédiger un message de conscription pour toutes les personnes âgées de seize à cinquante ans, qui sera placardé sur chaque place publique. Nous risquons de connaître des jours difficiles. Préparez les citoyens, distribuez les armes, priez les Dieux. Et faites convoquer le Général.

Nedim jeta un dernier coup d'œil en direction de Vélina, cherchant un infime signe d’approbation de sa part. Elle ne le regardait même pas. Il secoua la tête et murmura qu’il retournait dans ses appartements.

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Camille Octavie
Posté le 25/04/2023
Bonjour :D

Votre fin de chapitre est chouette ! Ca donne envie !

Je rebondis sur le commentaire de Michael, je n'ai pas "interprété" directement le gouverneur comme étant plus vieux et expérimenté que l'administratrice, donc je suis moins "perdue" par les explications qui arrivent tard. Mais effectivement, ça pourrait être intéressant d'arriver à sous-entendre "plus fort" dès le début que le gouverneur n'a pas les épaules pour son job et donnerait beaucoup pour s'en débarrasser (le passage où Letra refuse me fait penser à Galadriel face à l'anneau haha). Exemple, quand tu parles de la pile de lettre, je me suis dit qu'il était surmené et bordélique, je n'ai pas tout de suite compris que c'était une façon de faire l'autruche.

A bientôt !
Gab B
Posté le 25/04/2023
Hello Camille ! Merci pour ton commentaire et ta fidélité :D

Les choses se bousculent dans la Cité ;)

Je prends bonne note de ta remarque sur le Gouverneur ! Sa politique de l'autruche sera plus claire dès le début du chapitre alors :) Personne ne veut vraiment de ce rôle en fait ^^

A bientôt :)
MichaelLambert
Posté le 08/03/2023
Bonjour Gab,

Voilà un nouveau point de vue bien amené et fort à propos pour comprendre un peu mieux la ville et le danger qui semble se rapprocher d'elle.

Quelques détails :

— Après un examen approfondi de la situation, lut-il, et au regard des éléments dont nous disposons… le scénario retenu pour le moment… les rapaces semblent attirés par le cadavre du mastodonte… grande source de nourriture pour eux. Et toute la suite n’est que charabia scientifique. -> les trois petits points me semblent insuffisants pour comprendre tout de suite qu'il ne fait pas la lecture de tout le texte et qu'il saute des extraits.

"S’il avait pu se soustraire de ses responsabilités, il les lui aurait transmises sans hésiter." -> voilà une affirmation bien étonnante et qui m'a fait prendre conscience que par manque de détails au début de la scène, j'ai imaginé un gouverneur sûr de lui et une administratrice plus jeune et moins expérimentée (sans info de la part de l'auteur, le lecteur projette ses propres clichés !-x). Je pense que ça peut être mieux préparé en insistant dès le début sur le contraste d'âge, d'expérience et d'assurance en défaveur du gouverneur.

— Tu ferais mieux de m’accompagner ! lança-t-elle. -> Il la vouvoie depuis le début et soudain on découvre qu'elle le tutoie, ce déséquilibre hiérarchique est de plus en plus déroutant à ce stade.

"Elle indiqua de la main ses congénères qui continuaient à danser pour l’apaiser les Dieux." -> il y a un pronom de trop en fin de phrase

"Il s’emporta si fort que, pour la première fois de sa vie, il put lire de la peur dans les yeux de ses interlocuteurs." -> je croyais qu'il ne parlait qu'avec la prêtresse et l'administratrice, alors ce sont elles que j'ai imaginé quand tu dis "interlocuteurs" et pas tout le reste de sa suite, avec cette incrédulité en moi car je n'imaginais pas ces deux femmes avoir soudain peur de lui.

"Ce poste de Gouverneur, qu’il avait endossé bien malgré lui deux décennies plus tôt, après la tentative de coup d’État du Général Brador, il n’en avait jamais voulu." -> ça c'est clair et ça m'aide à comprendre ! et si tu utilisais ce procédé plus tôt dès que tu évoques les premiers doutes du gouverneur ?

"Et de toute façon, le gouverneur doit être issu d’un quartier neutre." -> là je commence un peu mieux à comprendre le fonctionnement de la cité et en plus je commence à intégrer l'idée que certains quartiers portent le nom de la puissante famille qui les dirigent (mais alors quid pour les autres) ? Est-ce qu'il y aurait moyen de parler de ça plus tôt, de préparer ça avec Bann et sa future succession familiale ?

Voilà à nouveau un bon cliffhanger pour clore ce chapitre : cette fois je commence à craindre le pire pour la cité, ses habitants et les personnages que tu es en train de mettre en place !

A bientôt pour la suite !
Gab B
Posté le 08/03/2023
Hello Michael !

Merci pour ton commentaire et tes remarques :)

Un point me chiffonne cependant : tu dis que tu imaginais une administratrice jeune et moins expérimentée sans info de notre part... Ca m'embête parce que, justement, j'en avais mis des infos : "Le visage fermé de Vélina Letra, administratrice expérimentée et perspicace", "Le Gouverneur leva les yeux vers la vieille femme en face de lui", "Les mèches de ses cheveux gris tombaient en pointe au niveau de ses tempes". Est-ce que tu les as ratées ou est-ce que ce n'est pas suffisant ? Et tu avais imaginé un gouverneur sûr de lui, alors que c'est tout le contraire ("Nedim triturait nerveusement", "Mal à l'aise devant le regard sévère de son interlocutrice"). J'avais vraiment l'impression que le rapport de force était bien établi dès les premiers paragraphes, donc je suis très embêtée !

Pour le tutoiement, c'est une erreur ^^

Je vais essayer de trouver un endroit propice pour expliquer clairement que les administrateurs (et leurs héritiers potentiels, donc par exemple Bann, Mevanor et Ada) portent le nom des quartiers qu'ils dirigent. En réalité, personne d'autre ne possèdent de nom de famille, c'est une nuance qu'ils ne prennent pas la peine d'avoir car ils ne sont pas si nombreux !

La tension monte dans la Cité ;)

A bientôt !
MichaelLambert
Posté le 28/03/2023
Salut Gab !

Chacun lit avec ses propres références en tête, alors pour moi, un gouverneur est forcément quelqu'un de plus âgé à la base ! Alors c'est sans doute ce préjugé qui a influencé ma lecture et qui m'a empêché de voir les détails que tu donnes pour mettre en place une autre situation !
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