8. Éirinn Bran

Éirinn quitta sa maison avec élégance et vérifia trois fois si la porte était bien fermée à clé. Des siècles qu’elle traînait ce TOC, impossible de s’en débarrasser.

Sa maison se distinguait des autres par sa façade en briques gris anthracite et sa porte rouge.

En bas des trois marches qui menaient à la porte d’entrée, elle ouvrit son ombrelle pour se protéger du soleil. Il ne tapait pas encore très fort mais cela était suffisant pour être difficilement supportable.

Sa voisine, une vieille femme peu agréable, l’interpella.

— Vous sortez, aujourd’hui ? lui lança-t-elle d’un ton méprisant. D’habitude, je ne vous vois que le soir.

Éirinn décida de rester courtoise bien qu’elle mourait d’envie de lui mettre un coup de boule. Elle savait très bien que sa voisine la prenait pour une catin.

— J’ai des choses à faire et sinon, je travaille dans un bar donc c’est normal que je sorte surtout le soir, répondit-elle tout sourire.

Histoire de mettre les choses à plat.

La voisine lui rendit son sourire de façon plus hypocrite. Il s’agissait plutôt d’un rictus.

Éirinn écourta son interaction sociale et se mit en route. Elle rejoignit Caïn, son frère aîné, devant la Westminster Public Mortuary. Tout de noir vêtu, il se tenait droit, torse légèrement bombé et le regard fixe. Il s’était mis à l’ombre, sensible lui aussi au soleil. C’était de famille, chez les Bran.

— J’ai cru que tu n’arriverais jamais, cingla-t-il.

Elle et son frère ne s’étaient jamais vraiment appréciés, au grand regret de leur mère.

— Tu sais très bien que ça me prend un temps fou de partir de chez moi. Et puis, la voisine a conversé avec moi.

— Celle qui croit que t’es une pute ?

Éirinn claqua la langue, agacée.

— Qu’est-ce que tu peux être grossier, parfois.

— On y va ? demanda-t-il sans tenir compte de sa remarque.

Elle s’avança vers la morgue en guise de « oui ». Il la rattrapa en deux enjambées, la dépassa et appuya sur la sonnette pour avertir le médecin légiste de leur présence.

Un petit homme bedonnant et dégarni sur le haut du crâne leur ouvrit. Le peu de cheveux qu’il lui restait était aussi blanc que sa blouse. Il les invita à entrer.

Frère et sœur suivirent le médecin jusque dans une pièce dont la forte odeur de désinfectant leur emplit les narines. La décoration était plus que minimaliste ; aussi froide que l’air. L’homme presque chauve s’excusa pour la basse température, mais il était obligé, avait-il expliqué, pour les cadavres.

Caïn expédia le sujet d’un geste de la main, accompagné de :

— Pas grave.

Éirinn leva les yeux au ciel. Il ne pouvait pas s’empêcher de se comporter comme un rustre. Elle remarqua aussitôt que le vieil homme, qui avait fait preuve d’amabilité, se sentit brusqué. Elle fit quelques pas vers lui.

— Veuillez excuser mon frère, il n’est pas friand de ce genre d’endroit, comprenez bien qu’il souhaite en finir au plus vite.

— Bien sûr, répondit le médecin en dodelinant la tête.

Au centre de la pièce se trouvait une table métallique recouverte d’un grand drap blanc, sous lequel on pouvait deviner les formes d’un corps, seulement éclairée d’une grosse lampe carrée à quatre spots.

Les trois protagonistes se réunirent autour de la table et le médecin rabaissa une partie du linceul, découvrant ainsi le cadavre jusqu’aux épaules. La tête avait été rattachée au corps. Ni Éirinn ni son frère ne frémirent, ce qui ne manqua pas d’impressionner le vieux médecin. Lui, il aurait probablement déjà vomi trois fois s’il n’avait pas eu l’habitude.

— Pouvez-vous baisser un peu plus le drap ? demanda Caïn.

— S’il vous plaît, s’empressa d’ajouter Éirinn.

Elle fusilla son frère du regard. Il avait malheureusement beaucoup à apprendre et il ne se rendait pas compte que c’était elle, qui épongeait ses débordements.

Le médecin s’exécuta sans poser de questions. Et c’était tant mieux. Éirinn ne pouvait expliquer une telle curiosité.

La poitrine du corps était à présent visible, marquée de trois croix. La jeune femme les effleura. Ces marques n’étaient pas là par hasard. Ses yeux se portèrent sur les sutures au cou. La tête avait été tranchée de façon très nette. Un trait parfait. La personne qui s’était exécutée à la tâche était un professionnel.

Elle se pencha légèrement et inspira. Elle ne sentit rien d’autre que le produit désinfectant, qui lui brûlait les narines par ailleurs, ainsi que la sueur du médecin légiste. Le corps ne présentait aucune autre odeur que la sienne.

Elle fronça les sourcils. Il n’y avait qu’une seule possibilité.

Elle se redressa et jeta un coup d’œil au médecin. Il était perdu. Il ne comprenait pas comment une victime de meurtre ne portait aucune trace ADN de son agresseur. Quand bien même il n’y avait aucune trace de bagarre, le tueur aurait laissé de la sueur ou quelque chose dans le genre. Pourtant, la police n’avait relevé aucun ADN.

C’était un homme très terre à terre ; pour lui, il y avait forcément une explication rationnelle. Le crime parfait n’existait pas.

Éirinn esquissa un léger sourire. Elle et Caïn se lancèrent un regard et décidèrent d’un commun accord silencieux qu’il était temps de partir.

— Heureusement pour nous, déclara-t-elle, ce n’est pas notre oncle.

— Bien, répondit le médecin en recouvrant le cadavre.

Une poignée de mains et les deux Bran prirent congés.

— C’est bien ce que je pensais, avoua Caïn une fois dehors.

— Oui, répondit-elle, il y a un traître parmi nous.

 

 

Éirinn sut que Shiloh venait lui rendre visite bien avant qu’il sonne. Elle l’avait senti. Elle attendit tout de même qu’il manifeste sa présence.

Le carillon retentit dans toute la maison, elle alla lui ouvrir.

— Comment tu sais que j’habite ici ? lui demanda-t-elle d’emblée.

— Les flics sont venus me voir et m’ont parlé de toi. En fait, j’ai dû sonner à des dizaines de porte avant de tomber sur la bonne.

Shiloh se trouvait en bas des marches et elle, en haut. Elle lui arrivait à peine à la même taille. Difficile dans ce cas de le toiser. Elle soupira.

Il força un peu le passage. Il s’attendait à ce qu’elle cède mais Éirinn ne cilla pas. Il se résigna, comprenant qu’il n’entrerait pas.

— Tu es allé voir Elijah ?

— Pour quoi faire ?

Il écarquilla les yeux.

— Bah pour lui dire que t’es revenue en ville, non ?

Éirinn s’appuya contre le mur, bras croisés.

— Ah oui, c’est vrai, répondit-elle d’un ton détaché. Mais, moi, il me semble t’avoir dit que je ne voulais pas qu’il soit au courant.

— Mais pourquoi ? s’écria Shiloh, exaspéré.

Sa voix monta dans les aigus, Éirinn pouffa. Vexé, il s’apprêtait à répliquer lorsque Caïn apparut derrière elle. Ses yeux noisette teinté d’ocre le fixaient intensément. Shiloh fut mal à l’aise.

Caïn se pencha vers sa sœur. La différence de taille était telle qu’on eut cru qu’il accomplissait un effort surhumain.

— Je crois que je lui ai tapé dans l’œil, murmura-t-il.

Sa petite sœur esquissa un sourire.

Shiloh se sentit piquer un fard. Il reconnut la voix qu’il avait entendu au bar.

— Je suis pas pédé, aboya-t-il.

Éirinn souriait toujours, amusée. Caïn ricana.

— Mais je n’ai jamais dit le contraire, dit-il.

Éirinn se fit pressante.

— C’est bon, tu peux rentrer. Je m’en occupe, pressa-t-elle son frère.

Il fallait qu’il s’en aille. Elle savait très bien qu’il avait senti Shiloh les écouter, elle l’avait senti elle aussi, et elle n’avait pas spécialement envie de se retrouver avec un accident sur les bras.

Elle s’avança sur le perron et referma la porte derrière elle bien qu’elle savait pertinemment que Caïn entendrait tout de même ce qu’elle dirait.

— Écoute, il est vrai que je n’ai pas bien agi, mais ce sont des choses qui arrivent. Ça commençait à sentir le roussi pour mon bar, je pense que tu comprends que je ne voulais pas me retrouver dans le collimateur de la police plus que je ne l’étais déjà. Je suis partie le temps que les choses se tassent. Et oui, je suis revenue mais j’insiste sur le fait qu’Elijah ne doit pas être au courant. Il est bien gentil mais je ne compte pas élever les cochons avec lui. Après, ma foi, si je dois le croiser…

Éirinn ressentit une vague de chaleur lui caresser le visage. Shiloh bouillonnait de l’intérieur.

— Je vais pas laisser tomber, décréta-t-il. Je viendrai te voir tous les jours jusqu’à ce que tu changes d’avis.

Il tourna les talons et quitta Éirinn. Elle sourit, amusée. Son tempérament fougueux lui rappela vaguement quelqu’un.

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