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Par Dan

8

 

18 décembre 1972

 

Assis sous une bâche où le vent tiède brassait les effluves du thé à la menthe et de la chemma, Jamal s’efforçait de faire abstraction du vacarme des étudiants qui déjeunaient dans la tente voisine. Sa meilleure parade restait de focaliser son attention sur un point du paysage : derrière le sable soulevé comme un ruban de gymnaste, un petit autel rocheux rompait la régularité du Sahara.

— Monsieur, ils parlent de nous !

Son assistante envahit brusquement son champ de vision, tenant ouvert le magazine Saga qui, à en juger par ses taches de sauce tomate, avait déjà fait le tour de la table.

— « Les douze cimetières du Diable autour du monde », lut-elle sans attendre le moindre encouragement de la part de Jamal ni s’apercevoir qu’elle l’agaçait prodigieusement, d’ailleurs. « Des bateaux disparaissent en mer depuis des temps immémoriaux… », bla bla bla… Ah ! « Puis sont arrivés les avions. Même si un avion est injoignable par radio ou par radar, on peut repérer son cap et, s’il est détruit, il laisse invariablement quelque chose à la surface de la mer (ou de la terre), même s’il s’agit seulement d’une nappe de pétrole.

« Pourtant, dès que le vol transocéanique devint commun, durant et après la Seconde Guerre mondiale, les avions aussi ont commencé à disparaître. Mais la guerre est la guerre, et personne n’avait le temps d’enquêter. Les choses prirent un autre tour quand l’incident suivant se produisit. »

« Le 5 décembre 1945, cinq bombardiers-torpilleurs TBM Avenger quittèrent la station aéronavale de Fort Lauderdale, en Floride, pour une patrouille de routine. Les avions ont décollé à 14 h et ont seulement repris contact à 15 h 35 ; il était clair à ce moment-là que quelque chose n’allait pas. Ils n’avaient aucune idée d’où ils se trouvaient et ignoraient de quel côté se trouvait l’ouest. "Rien ne va, tous les compas de l’escadrille sont HS. On ne peut être sûrs d’aucune direction. Tout a l’air étrange, même l’océan".

« La base écouta les échanges entre les cinq pilotes pendant encore une heure, et à 16 h 25, un pilote rapporta à Fort Lauderdale : "On ne sait pas où on est… Tout est… On ne voit rien. On pense être à deux-cent-vingt-cinq miles au nord-est de la base… On dirait qu’on entre…" Et c’est la dernière chose qu’on entendit ou vit des cinq TBM. Quelques minutes plus tard, un hydravion Martin Mariner était envoyé à leur recherche et, un quart d’heure après, lui aussi se volatilisa. La campagne de recherches qui s’ensuivit fut sans doute la plus vaste jamais entreprise pour l’époque et couvrit des milliers de kilomètres carrés, mais aucune trace des cinq TBM ou du Martin Mariner n’a jamais été retrouvée. »

— J’attends toujours la chute, Fatima, soupira Jamal en se resservant une tasse de thé qu’il sirota avant d’essuyer la buée sur le verre de ses lunettes. Sans mauvais esprit.

— Elle arrive : « C’est en 1967 que je fondai la SITU (Society for the Investigation of the Unexplained). Quand mes collègues enquêteurs et moi-même avons rassemblé nos découvertes au sujet du désormais célèbre « triangle des Bermudes », nous fîmes face à plusieurs surprises étonnantes.

« La première nous vint d’un vieil ami qui nous avait incités à explorer la fameuse « mer du Diable », dans le Pacifique occidental, entre le Japon et les îles Bonin, où d’innombrables bateaux avaient disparu. Quand les avions militaires japonais et américains balisèrent la zone durant la Seconde Guerre mondiale, sa forme se révéla être une sorte de « blob » ou d’ovale. À cette période, les documents que nous avions trouvés concernant les disparitions du triangle des Bermudes avaient commencé à définir une figure similaire, de taille identique et penchée selon le même angle.

« Mon éducation a toujours été solidement ancrée dans les bases de la géographie et je m’en réfère toujours à un atlas ou à un globe terrestre aux prémices d’un projet de recherche. C’est cette plongée dans les cartes qui nous envoya sur le long chemin conduisant aux découvertes que je vais désormais décrire. »

— Le suspens est insoutenable…

— « La première chose qui nous frappa était que ces deux zones pouvaient être définies comme des losanges. Leur centre était tous les deux situés à 36 degrés nord. Puis l’une de ces coïncidences qui semble si non-coïncidentes se produisit : deux sous-marins, l’un français et l’autre israélien, disparurent dans la Méditerranée, et quatre petits vaisseaux se volatilisèrent par temps clair entre la côte du Portugal, le Maroc et l’île de Madère.

« Aussitôt, la SITU fut ensevelie sous une avalanche de coupures de presse et de lettres de nos membres locaux ou étrangers, ainsi que courriers provenant de gens dont n’avions jamais entendu parler (dans une demi-douzaine de langues). Leur question était : "Croyez-vous que la Méditerranée occidentale soit le centre d’un autre de vos losanges ?"

« Après un coup d’œil au globe, j’ai convoqué une assemblée des membres de la SITU possédant une formation en géodésie. Mais ce fut un ingénieur qui parvint à la première suggestion concrète. Nous débutâmes notre conférence avec une projection Mercator du planisphère ; l’ingénieur fit remarquer que cette nouvelle zone étudiée se situait également en travers du 36e parallèle Nord et qu’il formait un losange de la même forme que les deux autres, incliné sud-ouest, nord-est avec son centre quelque part près des frontières du Maroc et de l’Algérie sur la côte sud de la Méditerranée. »

Fatima semblait sur le point d’imploser.

— Eh bien ? fit Jamal en se lissant la moustache.

Elle implosa :

— Les avions qu’on perd au-dessus du désert ? Les boussoles qui s’affolent ? Les instruments qui nous lâchent ? Et ça continue ! Apparemment, ils ont noté d’autres disparitions au Pakistan. En mesurant, ils se sont rendu compte que c’était la même distance entre tous les losanges… et qu’il y en avait aussi dans l’hémisphère sud ! Zimbabwe, bassin de Wharton, îles Loyauté, île de Pâques, Atlantique sud. Cinq d’un côté de l’équateur, cinq de l’autre, et les pôles…

Jamal arracha le magazine des mains de Fatima. La suite de l’article évoquait des témoignages de temps détraqué lors de vol transitant par ces points d’énergie négative ; points qui, une fois reliés, formaient un solide régulier à vingt faces – un icosaèdre.

— Voilà qui m’a l’air d’une rigueur admirable, commenta Jamal. « Encore une coïncidence, ou quel que soit le nom que vous voulez lui donner » ? C’est de la manipulation sémantique ou je ne m’y connais pas. Et vous omettez de préciser que certains de ces losanges ont été placés, Fatima, pointés sur la carte parce qu’ils correspondaient à cet intervalle de soixante-douze degrés prétendument mesuré entre les autres, alors qu’aucun phénomène étrange ne s’y était jamais produit. Donnez-moi une mappemonde et je vous dessinerai un chameau, si ça peut vous faire plaisir.

— Mais l’auteur a une formation scientifique !

Jamal jeta un œil à la signature : Ivan T. Sanderson, biologiste.

— Il y a des bouffons dans toutes les professions, ma chère. Exercez donc votre esprit critique. Le nom de la revue et le titre de l’article auraient dû vous mettre sur la voie.

— Mais…

— Fatima, je ne comprends pas pourquoi nous sommes encore en train de parler de ça. Qu’essayez-vous de me dire, exactement ? Qu’un hurluberlu à l’autre bout du globe a percé les secrets de ces lieux en collant des gommettes sur une carte ? Parce que les étrangers comprennent toujours mieux que les autochtones, n’est-ce pas ? Dois-je vous faire la leçon sur les Français ? Vous savez ce que nous faisons sur ce site de fouilles, n’est-ce pas ?

Fatima baissa les yeux, mais Jamal n’en avait pas fini :

— Jusqu’à très récemment, c’étaient encore les Français qui encadraient notre Service des Antiquités, et il ne s’agissait que de poursuivre les recherches entamées avant l’indépendance. Aucun Algérien n’a été formé aux sciences de l’archéologie pendant l’époque coloniale et, jusqu’en 1970, seuls quatre archéologues locaux ont dû assurer la relève.

« Dix ans que je me bats, Fatima. Nous sommes en retard sur tous les pays du Maghreb, notre politique est minable, la bureaucratie nous paralyse, les parutions scientifiques se comptent sur les doigts d’une main ! Nous avons enfin ici le premier programme mené par des Algériens, pour les Algériens, et je devrais vous entendre vous extasier sur les balivernes d’un amateur qui passe certainement plus de temps au micro des médias que sur le terrain ?

— Mais monsieur…

— Allez prévenir vos camarades, la pause est terminée.

Fatima lança un coup d’œil plein d’espoir au magazine, prisonnier sous les mains croisées de Jamal, puis quitta la tente à contrecœur. Quand sa voix sonna la reprise du travail dans un concert de protestations fatiguées et de tintements de couverts, Jamal rouvrit la dernière page de l’article.

« Le résultat de tout ça et que nous avons maintenant des preuves concrètes qu’il existe des « anomalies temporelles » ; un pourcentage important de celles enregistrées se produisent dans certains de ces douze losanges ; il y a des rumeurs, des indices, des déclarations affirmant qu’elles se produisent également dans les autres. Ainsi, si ces vortex sont situés où on pense qu’ils le sont, ils forment une grille très précise de triangles équilatéraux. Il doit donc y avoir une explication logique, et puisque aucune autre cause physique connue ne correspond, nous pouvons retomber sur celle étayée jusque-là.

« À savoir : il y a quelque chose qui cloche avec le temps dans ces endroits-là.

« Quand les journaux de bord de vols aussi bien commerciaux que militaires démontrent la possibilité de basculer en dehors et en dedans de notre Univers, pour ainsi dire, je crois vraiment qu’il est temps que l’on considère la chose sérieusement. »

Jamal jeta le magazine dans un coin de la tente, termina son thé froid et se leva au moment où ses étudiants s’équipaient de leurs truelles, de leurs balayettes, de leurs pinceaux et de leurs fils à plomb. Puis direction les ruines.

Jamal avait étudié nombre d’anciennes cités romaines, de mégalithes préhistoriques et de tombeaux numidiens, mais rien ne l’avait davantage fasciné que cet étrange cimetière perdu aux confins du grand Ouest. Alors, quand l’opportunité d’y ouvrir un chantier s’était présentée, il n’avait pas hésité un instant.

Impossible pour l’instant de déterminer quelle civilisation avait occupé le territoire. Les vestiges se limitaient à des monticules rocheux hauts d’un ou deux mètres et à quelques indices de constructions enfouies. Rien d’aussi monumental que l’Arc de Trajan, en tout cas ; rien qu’on puisse imputer par crasse ignorance aux dieux païens ou aux extra-terrestres.

Jamal ne comprenait pas qu’on minimise la beauté du monde réel et tangible ; pourquoi chercher la fantaisie quand il regorgeait déjà de tant de merveilles ?

— Je ne vous entends pas beaucoup travailler, les enfants…

Il observa les carrés de cordelettes tendues qui délimitaient le périmètre de fouilles ; vides. Jamal fit le tour du chantier.

— Fatima ?

Fallait-il être sotte pour se vexer et fomenter une mutinerie au nom d’une histoire aussi ridicule…

— Je ne vais pas jouer à cache-cache, je vous préviens ! lança Jamal en s’aventurant dans un cercle de pierres. Tout ceci est en train d’entacher très sérieusement votre cursus, mes petits, et…

 

 

L’eau, le sel, la nuit, le fracas des vagues, le hurlement du vent, la clarté violente des projecteurs : tout le bouscula en même temps. Presque aussitôt, ses apprentis archéologues se blottirent autour de lui comme une famille de lapins pris dans les feux d’un camion ; Jamal, lui, essayait encore de comprendre ce qui s’était produit.

Il dressa la main en visière ; paupières plissées derrière ses lunettes, il parvint à discerner les contours de la plateforme sur laquelle ils se tenaient : du béton grossier, blanchi et ourlé d’écume. Les embruns poudraient d’étincelles les deux immenses statues qui, dressées au bord du plateau, scrutaient les nouveaux venus de leur regard vide : deux êtres androgynes dont les pâles corps minéraux semblaient absorber la lumière des halogènes et des étoiles.

— Monsieur ! s’écria Fatima quand Jamal se détacha de leur pelote pour s’approcher des effigies.

Le style n’était ni romain ni grec, encore moins égyptien ou chinois ; en vérité, ces sculptures avaient quelque chose d’extrêmement moderne, tant dans la représentation des formes que dans la technique ou le choix du matériau – aussi lisse que du lait et aussi solide que du diamant. Les algues avaient fait leur nid dans les anfractuosités des symboles gravés sur leur socle, dont certains caractères rappelaient l’écriture cunéiforme de Basse Mésopotamie et d’autres les hiéroglyphes.

Contre toute éducation scientifique, Jamal allongea la main dans leur direction.

— Ne les touchez pas.

Il bondit : une grande femme blonde venait de débarquer d’un bateau à moteur amarré à un pieu scellé dans le ciment ; à sa barre, un jeune homme en uniforme observait le groupe d’étudiants terrorisés.

— Je suis Amelia, déclara la nouvelle venue. N’ayez crainte.

— Où sommes-nous ? lança Jamal, qui ne bougeait pas. Que s’est-il passé ? Qui êtes-vous ?

Amelia soupira.

— Vous avez basculé dans l’icosaèdre, comme moi, comme Charles, comme des centaines d’autres au fil du temps. Si vous voulez rentrer chez vous, je vous conseille de nous suivre.

— Monsieur ! réitéra Fatima, plus stupéfaite que terrorisée, cette fois. C’est l’article de…

— Non, ne commencez pas.

Quelle était la probabilité de croiser deux fanatiques des dimensions parallèles en moins de vingt-quatre heures ? Cette Amelia avait-elle aussi renoncé à tout principe de logique et de bon sens pour adhérer à ces idées farfelues et, pire, pour y perdre complètement la notion des réalités ? Si elle les pensait prisonniers de ce grotesque « icosaèdre », elle était de loin plus atteinte que Fatima.

— Madame, reprit Jamal à son intention, je ne sais pas si c’est votre idée de la farce ou si…

— Non, coupa Amelia. J’en ai vu d’autres, des réticents prétentieux, et j’en ai marre de servir de paillasson à tous ceux qui pensent mieux comprendre la situation après cinq minutes que moi après trente-cinq ans. Vous allez refuser d’y croire encore un bon moment, borné comme vous semblez l’être, même si votre cerveau a parfaitement conscience qu’aucune hypothèse raisonnable ne peut expliquer que vous ayez été téléportés de l’Algérie au milieu de l’océan. Alors, s’il vous plaît, faites votre cheminement mental en silence, et en route.

Jamal aurait préféré se manger la moustache que de la suivre, mais ses étudiants lui emboîtaient déjà le pas, Fatima la première, et l’espace entre les statues lui paraissait soudain vertigineux.

Il grimpa à bord. Dès que le bateau se fut éloigné, le faisceau des projecteurs laissa entrevoir les structures qui les brandissaient : quatre tours blindées, montées sur un trépied de poteaux contreventés et revêtues de métal rouillé. De minuscules meurtrières trouaient leur carapace et d’imposants canons pointaient leur viseur vers la plateforme qu’ils venaient de quitter.

Jamal n’adressa la parole à personne pendant la traversée ; derrière ses lunettes constellées de gouttelettes, il s’efforça de conduire tous ses cheminements mentaux dans les impasses les plus confortables qu’il pouvait trouver.

Quatre vieilles Jeeps les attendaient au port où le bateau apponta deux heures plus tard ; Jamal monta dans celle d’Amelia, Charles et Fatima sans s’étonner de voir la forme dentelée d’une forêt découpée contre le ciel de velours, sans s’inquiéter de la fraîcheur de l’air, sans laisser la moindre place à l’évidence. Puis la voiture franchit une colline et un tapis de lumières se déroula au creux de la vallée, assemblage hétéroclite de petites maisons vertes et de bunkers hérissés d’antennes. Une base d’essais atomiques comme on en voyait à la une de tous les journaux, ces temps-ci.

Alors, comme si l’angoisse de Jamal l’avait invoquée, une vague de clarté violette grandit à l’est – une aube surnaturelle. La Jeep pila. Le ciel s’ouvrit. Jamal songea : quel timing. Puis la lame déferla sur le complexe, fondant, roulant, irradiant l’intérieur des salons et des laboratoires et des bureaux, inondant les pelouses, mouchant les réverbères, éteignant tout dans un silence de mort.

À l’avant du véhicule, il était assourdissant.

— Qu’est-ce que…, lâcha Charles. Est-ce que nos bombes H auraient pu… ?

Jamal n’eut pas le temps de paniquer à l’idée qu’une expérience atomique ait mal tourné à moins d’un kilomètre de là, car Amelia répliqua :

— Non. On ne serait plus là pour en parler.

Charles donna un coup d’accélérateur brutal, et un coup de frein tout aussi violent lorsque cinq silhouettes se découpèrent dans les cônes des phares au virage suivant.

Celle qui venait en tête appartenait à un homme mince au visage creusé d’ombres. Les mains levées, il se campa devant le capot ronflant tandis que les traits de ses compagnons se précisaient à leur tour : une adolescente indienne, un Asiatique à peine plus âgé, une enfant noire et deux hommes blancs peut-être scandinaves, peut-être britanniques.

— C’est quoi ce bordel, grogna Charles avec une colère à peine suffisante à masquer sa frayeur.

Il se pencha sur les genoux d’Amelia, fouilla la boîte à gants et dégaina un pistolet qu’il chargea en descendant de voiture. L’homme à l’extérieur ne tressaillit même pas quand Charles le pointa entre ses yeux sombres et légèrement trop écartés.

— Qui êtes-vous ? aboya Charles.

Jamal ignorait s’il devait se consoler ou s’inquiéter d’entendre leur escorte poser ce genre de questions.

— N’allez pas à la base, répondit l’inconnu.

— Nous devons trouver nos amis ! s’exclama Amelia, un pied hors de l’habitacle. Fred, George, Walter, Hadley, ils sont peut-être…

— Il n’y a plus rien ni personne, là-bas.

Dans la lumière, le coup d’œil que Charles lança à Amelia parut incandescent. Plus rien ? Qu’entendait-il par là ? Comment un raz-de-marée d’énergie aurait-il pu faucher tous les occupants de ce complexe ? Était-ce là l’œuvre d’un genre de rayon atomisant, plus dangereux encore que les bombes dont la menace planait sur le monde depuis des années ?

Le silence toujours entier de la vallée semblait le confirmer.

— C’est vous qui avez fait ça ? rugit Charles en retirant le cran de sûreté de son arme.

— Non, fit l’inconnu, placide. Mais vous êtes là depuis assez longtemps pour savoir d’où vient la lueur mauve et qui la maîtrise.

— Eux ? dit Charles du bout des lèvres.

L’homme acquiesça. Sur la banquette arrière, Fatima avait agrippé le bras de Jamal, qui feignit de ne pas remarquer son contact pour ne pas avoir à s’y soustraire.

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Comme vous, des rescapés. Nous avons traversé, puis guetté vos arrivées à tous, mais nous ne pouvions plus prendre le risque de venir à votre rencontre pour vous intégrer à notre groupe depuis que les Américains se sont installés ici. Si vous venez avec nous, nous pourrons nous entraider, désormais. Reconstruire quelque chose ensemble.

L’un des Blancs avait ouvert la portière de Jamal et lui livrait passage, un bras passé dans le dos et un sourire timide enfilé entre les rouflaquettes.

— Gardez vos manières, cracha Jamal. Je ne suis pas une lady.

L’homme haussa un sourcil épais, puis dit :

— Vous me rappelez quelqu’un. Il est mort d’une flèche dans le cœur.

Jamal se statufia, à demi extirpé de la cabine, Fatima débitant une litanie de jurons et de prières dans son dos ; mais il n’eut pas l’occasion de déterminer s’il s’agissait d’une menace ou d’une plaisanterie de mauvais goût : l’éclat violet grandissait de nouveau, derrière eux cette fois.

Tous les regards pointèrent vers le tourbillon brûlant qui perçait le ciel, loin au-dessus de la mer, et qui couvait le monde comme l’œil sans paupière d’un dieu enragé. Une larme sembla en perler, d’ailleurs ; puis tomba, des cheveux de feu mauve dans son sillage, pour toucher un point au-delà de l’horizon.

— La plateforme, lâcha Amelia.

Mais ça n’était pas terminé : d’autres bombes pleuvaient ailleurs, selon un motif étrangement régulier.

— Qu’est-ce qu’ils font ? interrogea Charles, son pistolet tremblant maintenant au bout de son bras ballant. C’est Eux aussi, hein ? D’abord la base…

— J’ai déjà vu ça, Levi, souffla la jeune Indienne, vers qui leur chef tourna ses yeux de reptile. Le jour où ils ont fermé le passage de la porte des puits.

— Est-ce que ça signifie qu’ils les modifient encore ? demanda l’adolescent. Toutes les portes ?

Mais le dénommé Levi semblait désormais ignorer tout et tout le monde en-dehors de Charles et Amelia.

— À quoi travailliez-vous, exactement, dans cette base ?

Ils échangèrent un autre regard lourd.

— Nous n’avons pas les détails, répondit finalement Amelia, livide dans le reflet violacé et vibrant de la nuit. Mais je crois que Sanderson était sur le point de trouver un moyen de quitter l’icosaèdre. Un moyen de rentrer à la maison.

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Kevin GALLOT
Posté le 22/04/2021
Génial ! On franchi tout un tas de points cruciaux de l'intrigue, là, c'est super excitant !

petite coquille :

« Aussitôt, la SITU fut ensevelie sous une avalanche de coupures de presse et de lettres de nos membres locaux ou étrangers, ainsi que (de) courriers
Dan Administratrice
Posté le 22/04/2021
Oui, pas mal de choses commencent (enfin x'D) à se mettre en place ! En tout cas pour le contexte on a normalement tous les éléments structurants...

Merci pour la coquille, et surtout pour ta lecture et ton retour !
EryBlack
Posté le 21/04/2021
Ooooh... Aaaah... ! <-- réaction spontanée xD
Contente de revoir la petite troupe. Je dois avouer que si je me souvenais parfaitement de Danai, Oqruchi et Pooja, les deux derniers, j'ai un doute. Est-ce qu'il s'agit des rescapés de l'expédition au Nord ? Le prénom "Levi" ne me dit plus rien... Celui que j'ai retenu de ces chapitres, c'est Harry, surtout. Ça doit être juste ma mémoire qui fait des siennes, mais comme j'ai lu tout ça récemment, je préfère te le signaler. C'est le genre de chose qui ne serait pas du tout un problème dans un bouquin papier, j'aurais simplement tourné les pages pour vérifier, mais là je préférais te donner le ressenti sans ça.
J'ai eu un petit doute concernant ce passage :
"... cinq silhouettes se découpèrent dans les cônes des phares au virage suivant.
Celle qui venait en tête appartenait à un homme mince au visage creusé d’ombres. Les mains levées, il se campa devant le capot ronflant tandis que les traits de ses compagnons se précisaient à leur tour : une adolescente indienne, un Asiatique à peine plus âgé, une enfant noire et deux hommes blancs peut-être scandinaves, peut-être britanniques." Ils sont cinq en tout, en comptant celui qui est devant, c'est bien ça ? La phrase donne l'impression que tu présentes uniquement les "compagnons", du coup le fait qu'il y en ait 5 m'a déstabilisée. Je sais pas si c'est clair :'D C'est vraiment juste du détail de formulation.
"J’ai déjà vu ça, Levi, souffla la jeune Indienne, vers qui leur chef tourna ses yeux de reptile." > Oh ! Ça, ça me rappelle le tout début ! L'homme à l'apparence de reptile que Célestine avait aperçu - si je me souviens bien, ça remonte un peu.
Une coquille repérée : "Le résultat de tout ça et que nous avons maintenant des preuves concrètes"

J'ai apprécié l'introduction des nouveaux personnages et le bouleversement de la fin du chapitre, qui est à la fois très inquiétant et étrangement un petit peu rassurant, parce que je me méfiais de ce que fabriquait l'armée dans l'icosaèdre. Je suis très curieuse d'en savoir plus sur ces "eux" qu'on n'a pas encore vraiment rencontrés. Vu que la guerre semble vraiment déclarée cette fois entre "eux" et les nouveaux arrivants de l'icosaèdre (enfin nouveaux... on se comprend), mais que j'ai pas l'impression qu'on se dirige vers une guerre en mode "boum boum on s'anéantit mutuellement", parce que ton écriture me semble plus subtile que ça, eh bien... je m'attends à ce qu'il y ait des enjeux de prise de contact avec ces "autres", quelque chose comme ça ? "Reconstruire quelque chose ensemble" donne l'impression qu'ils vont essayer de réinventer une vie différente à l'intérieur de l'icosaèdre. Évidemment, pas question d'être déçue si je suis à côté de la plaque, moi je vais avec plaisir là où tu m'emmènes de toute façon, je te livre juste mon horizon d'attente ^^
La lecture de l'article m'a un peu moins plu. J'ai trouvé ça un peu long (#teamJamal ! haha), mais je ne saurais pas trop quoi te conseiller parce qu'en même temps c'est important. Des choses qu'on sait déjà sont évoquées, mais on a une vision plus large, c'est pas si fréquent, donc c'est important. En plus, c'est Sanderson l'auteur, donc on comprend ce qu'il fabriquait quand Amelia l'a rencontré et tout ça. En faisant une petite recherche, j'ai vu qu'il existait réellement, cet article, du coup je me suis demandé : tu as récupéré le texte original ?
Par contre j'ai beaucoup aimé la confrontation entre Jamal et Fatima et les informations données sur la situation du pays et tout !
Voilà ! Cette partie (je crois que tu avais dit que c'est le dernier chapitre ?) était vraiment chouette à lire ! Vivement la suite aussi maintenant :D Poutouxxx
Dan Administratrice
Posté le 22/04/2021
Hello !

Les deux autres, c’est Harry et Edward (« deux hommes blancs peut-être scandinaves, peut-être britanniques ») mais je comprends qu’ils soient plus difficiles à replacer, déjà parce qu’ils sont arrivés tous les deux dans la neige, avec des histoires d’expéditions anglaises (pôles Nord et Sud), forcément ça crée des confusions. J’avais tenté de varier, notamment en choisissant plutôt un explorateur norvégien à la place d’Edward, mais j’avais dû renoncer pour je ne sais plus quelle raison… x’D

Levi c’est un peu plus embêtant si tu te souviens pas de lui D: Mais dans les flashbacks on l’a aperçu seulement à la fin de la scène d’Edward, quand Eux attaquent et qu’un type débarque pour leur proposer de l’aide. C’est le même Levi que Célestine rencontre dans la partie 1 et qui a fondé le camp (le camp qui est donc cette chose que Levi entend « reconstruire » avec les autres à la fin de ce chapitre).

Pour le passage que tu cites, la réponse est très simple : je sais pas compter jusqu’à six xDD

Concernant Eux, il faudra encore patienter un peu j’en ai peur v.v Subtile, je sais pas xD J’aime bien la grosse baston (et les vaisseaux qui explosent) aussi :p Mais je ne confirme ni n’infirme rien concernant la guerre, et oui en soi le camp est déjà la recherche d’une vie différente à l’intérieur de l’icosaèdre, qui permet a priori de pas trop énerver leurs mystérieux voisins.

Ça m’étonne pas tellement pour l’article, j’ai eu beaucoup de mal à l’intégrer au reste de la scène. Effectivement il existe (seulement en anglais), je l’ai repris, traduit et beaucoup écrémé, mais j’avais besoin de recouper un peu tout ce qu’on avait vu ou deviné pendant ces flashbacks et d’écrire noir sur blanc la théorie de Sanderson, qu’on avait jusque-là seulement évoquée ou rapportée. Je sais que c’est pas tellement réussi et j’ai tenté de l’assumer en utilisant Jamal (« si j’admets que c’est long, peut-être qu’on me le pardonnera » x’D) mais j’ai pas encore trouvé la solution miracle :/

La partie 2 est pas terminée mais on en a fini avec les écarts vers d’autres personnages, dès le chapitre suivant on revient à Célestine et Frankie ^^ Mais je suis vraiment soulagée si cette grosse grosse parenthèse a été agréable et un peu intéressante ! Merci beaucoup pour ta lecture et ton commentaire ♥
EryBlack
Posté le 22/04/2021
J'ai été relire la fin du chapitre 5 du coup et... diable, j'avoue à ma grande honte que Levi m'était sorti de la tête >< Si j'essaye de comprendre pourquoi, je pense que c'est le fait qu'il est sorti de nulle part à la fin d'un chapitre + qu'on n'en a pas réentendu parler depuis (comme les autres, mais eux on les avait revus plusieurs fois) + le fait qu'il est caractérisé sans trait qui m'ait particulièrement marquée : "Maigre, pâle, vêtu de haillons, il aurait eu l’air faible et sans défense si l’expression de son visage creux et la lueur froide de ses yeux n’avaient pas été si fermes." = marquant dans le cadre de cette scène, mais pas sur la durée (il n'a pas de monosourcil, quoi...). Si ma lecture de la partie 1 ne remontait pas autant, j'aurais sans doute recollé les morceaux en repensant à l'arrivée de Célestine, mais là je ne l'avais plus... Encore une fois, je pense qu'une grande partie de cette incertitude est imputable aux aléas de la lecture en ligne.
Aaaah, contente d'avoir éclairci au moins une chose : c'est donc un club des 6 et pas un club des 5 xD
En relisant mon commentaire, je me suis dit en effet que tu étais tout aussi capable d'écrire de la bonne grosse baston, haha. Mais en re-réfléchissant, c'est mon ressenti de lectrice par rapport à cette histoire qui me donne l'impression qu'on ne se dirige pas (que) vers ça. Par exemple, le point de vue porté sur les Américains et leur obsession militaire dans l'icosaèdre n'est pas positif, donc je sais pas... Impossible de dire si c'est ce que j'espère ou si c'est ce que j'entrevois, mais je m'attends plutôt à un petit peu de baston mais avec l'enjeu de faire revenir la paix, de trouver un dialogue, toussa. (Mais j'aime bien être surprise, de toute façon, et je sais que ce sera le cas, je ne suis jamais déçue avec tes histoires ^^)
Concernant l'article, je trouve assez compliqué de faire autrement. À voir avec de futurs lecteurs, on sait jamais, quelqu'un aura peut-être une idée ? Mais c'est déjà pas mal comme ça, en vrai. Un seul passage un peu moins agréable au milieu du reste, franchement, c'est loin d'être grave. (J'adore ce procédé d'utiliser un personnage pour traduire la pensée du lecteur xD genre : "Bon euh c'est bientôt fini cette longue scène d'explications là ???" Ça m'amuse toujours beaucoup ce genre de choses !)
Okay, eh bien je serai dans les starting-blocks pour retrouver Frankie et Célestine ! Pour le moment je ne vais pas relire le début, pour voir comment se passent les retrouvailles sans se rafraîchir la mémoire avant. Je le ferai peut-être après les prochains chapitres, histoire d'être un peu plus sûre de bien comprendre, quand même. J'ai hâte :D
Dan Administratrice
Posté le 26/04/2021
Je m'en vais de ce pas rajouter un monosourcil à Levi xD

Plus sérieusement je comprends complètement que ça soit passé inaperçu, c'est toujours délicat de doser (j'avais peur par exemple que si je parle toujours de sa tête de reptile ça finisse par être redondant, et pour moi c'était tellement évident qu'il s'agissait du même personnage que j'ai préféré éviter d'enfoncer un trop gros clou). Je peux sans problème rajouter un indice un peu plus voyant ! C'est vrai que la lecture fractionnée en ligne aide pas, mais sa dernière apparition remonte quand même à quelque temps.

T'inquiète pas pour la baston ^^ Franchement c'est super intéressant de voir ce que ça t'évoque ou provoque comme attentes ! Et puis tu commences à me connaître... :p

Oui pour l'article je pense que je vais le laisser tel quel pour l'instant en attendant l'illumination !

Encore merci ♥
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