7. Théodorus Stew

Katy s’immergeait dans cette chaleur d’un autre temps. Son passé, soudain, lui semblait presque accessible.

— Ça ne va pas ? demanda le savant d’un air inquiet, pourquoi tu ne veux pas me parler ?

La jeune fille baissa les yeux.

— Attends… tu es une Muette ?!

Elle hocha la tête.

— Bon…

Il l’attira à l’intérieur et referma la porte.

— Viens.

Elle le suivit dans un dédale de couloirs sombres ; la maison était beaucoup plus grande qu’on ne le pensait au premier abord.

Ils arrivèrent dans le salon, un haut fauteuil rouge était placé devant une cheminée où crépitait un petit feu. Les murs étaient couverts d’étagères branlantes, sur lesquelles s’amoncelaient une variété de bibelots étranges, de bocaux au contenu douteux et de livres poussiéreux dans un joyeux désordre qui menaçait de s’étaler par terre d’une minute à l’autre.

Théodorus Stew alluma la lumière et installa Katy sur un canapé vert miteux qui reposait dans un coin de la pièce. Ce n’était pas comme ça que la jeune fille imaginait la maison d’un éminent scientifique, mais elle se fit la remarque que cela correspondait bien au vieil homme.

Son hôte disparut dans la pièce voisine et revint quelques minutes plus tard avec une tasse de lait chaud. La Muette accepta avec gratitude la boisson, bien que le lait ait une odeur pour le moins étrange.

— Dis-moi… résonna la voix chevrotante de Théodorus, est-ce que… est-ce qu’Anodetta… est vivante ?

Suspendu à ses lèvres, le vieillard la fixait avec intensité.

Elle secoua la tête.

— Je vois, souffla-t-il alors que ses yeux se voilaient. Et George ?

Katy fit non avec la tête.

— Onetto alors ? Et Abby ? Gislaine ?

La réponse était toujours la même.

— Et…ton frère…Timmy ? Je ne l’ai jamais vu, il doit avoir neuf ans, non ?

Le silence qui suivit fut éloquent. Les yeux de la Muette étaient désormais secs.

Il soupira, semblant chercher ses mots. De longues minutes s’écoulèrent ainsi sans qu’aucun des deux ne bouge, les yeux perdus dans le feu dansant de la cheminée.

— Tu aimerais retrouver ta voix ? demanda-t-il soudainement.

Elle leva vivement la tête. Théodorus la fixait d’un air pénétrant.

Elle opina lentement, un pli naissant entre ses sourcils.

— Je peux te la rendre.

Elle se figea. Ce n’était pas possible.

— Mais tu dois faire quelque chose en échange.

Il s’emmêla les doigts, nerveux.

— Ça ne me plait pas de te dire ça, mais je suis vraiment dans la panade en ce moment. Vois-tu, depuis que les Amaryens ont conquis cette ville, ils me forcent à travailler pour eux. Notamment pour ma toute dernière invention… si je leur prouve que je peux leur être vraiment utile, ils m’offriront de l’argent pour que je poursuive mes recherches. Je prévoyais de filer avec et de refaire ma vie, en soutenant financièrement la Résistance. Mais j’ai échoué, mes prototypes ne marchent pas. Le Général vient dans deux semaines, si je n’ai rien à leur soumettre, ils vont sûrement me tuer.

Katy écoutait attentivement, rigide.

— Cette invention miraculeuse, ce sont les ClockHumans. En théorie, ce sont des cadavres humains auquel on implante un cerveau mécanique qui les permet de revivre. En somme, des robots dans des corps humains ! Ils sont censés obéir au doigt et à l’oeil, ils bougent, ils parlent, ils sont programmables. Bref, le Général voulait ainsi remplacer efficacement ses pertes. L’Empire amaryen a beau obliger ses citoyens à pondre sans cesse des enfants, la guerre leur coûte énormément de vies. Bref, ils étaient très intéressés par mes recherches sur les cyborgs mais ça ne marche pas. Aucun de mes prototypes n’est présentable. Faisons un marché, tu veux ? Je te rends ta voix, et tu fais ensuite semblant d’être une ClockGirl, d’accord ?

La Muette se sentait glacée. Théodorus, le gentil bonhomme de son enfance, était en train de monnayer sa voix. Celui qui lui faisait des grimaces dans le parc du manoir avait voulu créer une armée de morts-vivants.

— C’est dans ton intérêt, tu sais. Si je meure, toi aussi. Que l’ont soit clair, je ne te menace pas, loin de là. Mais je te demande juste de jouer la comédie, juste pour un jour, et après on file directement en Terre Libre. Mmmmh… plutôt qu’un marché, vois-le comme un échange de service. Je dois te paraître bien péremptoire, mais nos vies sont en jeu.

Elle demeura immobile.

— Oh, je… je te redonnerai ta voix même si tu refuses, bien sûr, rectifia-t-il avec empressement.

Katy l’observa, troublée.

Au fond de sa mémoire muselée, un souvenir émergea. Une phrase qu’Onetto avait prononcé. « Quand une opportunité passe devant toi, même dans le pire des moments, même si ton coeur saigne, tu dois la saisir. C’est ce que j’ai fait, et c’est pour ça que je suis là aujourd’hui. »

Elle hocha la tête.

— Merci, dit Théodorus. Quand j’aurai l’argent, on fuira tous les deux, je t’emmènerai en lieu sûr, c’est promis.

Il soupira et se leva.

— Viens, n’attendons pas plus.

Le savant la fit entrer dans un laboratoire presque aussi désordonné que le salon. Il était très différent de celui d’Anodetta, qui était tout le temps bien rangé. Elle disait souvent « L’état du laboratoire d’un scientifique est le reflet de l’ordre de son esprit ».

Il lui désigna ce qui ressemblait à une table d’opération.

— Vas-y couche-toi là. Ah, et peux-tu dégager ta gorge s’il te plaît ? Merci.

Katy détailla les rides profondes qui zébraient le visage du scientifique. Il sentait la poussière et le café, comme dans son souvenir. Avait-il été le papi-gâteau qu’elle s’était imaginé, un jour ? Ou était-ce son innocence d’alors qui lui avait fait croire à cette douce illusion ?

— Ne t’inquiète pas, je vais te faire une anesthésie. Il n’en a pas l’air mais ce labo est très propre, pas de risque d’infection.

Katy sentit son pouls s’accélérer. La propreté ne semblait pas vraiment faire partie du décor, quoi qu’il en dise. Et il n’était pas médecin. Et si quelque chose se passait mal ? Et si elle ne se réveillait pas. Ce n’était peut-être pas plus mal.

La Muette sentit la douleur de la piqûre mais ne frémit même pas.

Ses pensées s’emmêlèrent. Elle repensa à sa mère qui riait aux côtés de son ancien directeur de thèse. Sa mère qui fabriquait les armes les plus meurtrières possibles. La guerre était déjà dans la vie des adultes bien avant d’être dans la sienne. Ce passé doux devint doucereux.

 

___

 

— Et ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps, termina Anodetta. Elle referma le livre de contes et se leva.

— Pfff, elle est nulle cette histoire, marmonna Katy.

— Moi je la trouve bien, commenta Timmy.

— C’est niais.

— Toi, tu parles comme ton père, remarqua sa mère. Allez, c’est l’heure de dormir.

La scientifique éteignit la lampe de chevet.

— Je veux pas dormiiiiiiir.

Onetto arriva soudain dans la chambre, arborant un visage mélancolique.

~

C’était le bon temps, hein ? dit-il.

Katy, douze ans, le regarda avec tristesse. La chambre avait disparu, ils se trouvaient désormais dans une prairie ensoleillée.

— Je suis encore naïve, murmura-t-elle. Je pensais que le passé était parfait.

— Il l’a été quand tu en avais besoin.

— J’en ai toujours besoin…

— Non, maintenant tu as besoin d’un futur.

— Un futur, hein…

Elle laissa filer un instant de silence.

— Tu crois que Théodorus va voir la marque de la corde sur mon cou ?

— Quelle importance ?

— Je ne veux pas qu’il sache.

— Écoute, Katy. Tu as un futur, même si tu l’as d’abord refusé. Saisis-le, tu le mérites.

Elle ne répondit pas.

— Si tu meures, je te préviens, je te tue, ajouta-t-il.

Elle secoua la tête.

— C’est pas drôle…

À cet instant, la terre sembla perdre consistance. Elle bascula en arrière, tandis que le dernier cri d’Onetto faisait frapper ses oreilles.

— Vis !

Le vertige la saisit, elle tomba.

 

 

Et se réveilla.

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Guimauv_royale
Posté le 10/08/2022
Coquilles
chapitre 6 :
- le bruit sourds (sourd) des bottes
- Elle voulut pleurer, mais il (elle ?) n’y parvint pas.
- Sauver sa peau, c’était ce qui comptait. Après tout, Delphine lui avait dit de s’enfuir. Il fallait qu’elle honore son sacrifice. (J’aurais mis ca plus tard, là ca sonne presque ironique. Dans le sens où là j’aurais pensé qu’elle ne n’a pas vraiment le loisir d’y réflechir si tu veux, juste elle s’enfuit pour sauver sa peau et plus tard en y repensant pour se rassurer un peu elle se dit ça)

Chapitre 7
- la maison était beaucoup plus grande qu’on ne le pensait au premier abord. (Le “on” est bizarrement employé, j’aurais dit soit “ qu’elle ne le pensait” ou “ qu’on aurait pu le penser”)
AudreyLys
Posté le 11/08/2022
merci !
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