7 - Ramasse !

Par SaNah


Rayan Sans-Nom de Rashad

 

Dès qu’il nous aperçoit sortir de l’usine, Jakeem se précipite vers nous. Il porte une tunique d’une magnifique couleur émeraude qui ferait pâlir d’envie n’importe quel servant, et je dois avouer que ça me titille un peu de jalousie.

Avant qu’il nous rejoigne, Bassant me supplie une fois de plus de partager son salaire. Jusque-là, j’ai poliment refusé, mais je mets un terme à cet échange :

— Je n’accepterai pas, alors n’insiste plus.

— Laisse-moi au moins t’inviter à manger, d’accord ?

Je hausse les épaules avec indifférence, et visiblement, ça la déçoit. Je sais que je suis grossier, mais je ne veux pas l’impliquer dans mes histoires. Bassant aurait pu se faire sérieusement blesser à cause d’un conflit stupide entre le gouverneur et moi.

Pendant qu’on se dirige vers la Porte Sharri, Bassant raconte nos mésaventures à Jakeem. Je n’écoute pas, et préfère fixer mon regard sur la peinture géante qui orne la haute muraille de Rashad. On y voit le Chevalier d’Automne, vêtu de son armure brillante, qui fait face à une bande de Drakens, ces êtres à l’apparence humaine, mais issus de l’union entre une femme et un dragon.

Le mage légendaire a l’air aussi jeune que moi sur ce tableau immense.

Si j’avais eu ses pouvoirs, personne n’aurait osé me piéger aujourd’hui…

Je contemple un instant la foule de gens et de véhicules au pied de la Porte Sharri. Celle-ci s’élève devant nous, grande et imposante, avec ses deux tours décorées de reliefs en bronze et un linteau orné de pierres précieuses. Une voûte en or soutenue par des griffons ailés surmonte le vantail central, tandis que des sculptures de loups veillent de chaque côté de l’entrée.

Chaque fois que les Noctules autorisent une sortie, les battants s’ouvrent en grondant gravement, comme s’ils avaient été endormis pendant des siècles et qu’on les réveillait.

La Porte Sharri est une merveille selon les touristes, un rempart contre les terres arides et peuplées de créatures terribles, alors qu’elle n’est pour moi qu’un mirage, un rappel constant que je vis dans une prison à ciel ouvert.

— Monsieur Parfait s’est fait virer, s’exclame Jakeem en riant, assez fort pour attirer mon attention. C’est un évènement !

Bassant le méprise du regard.

— Tu trouves ça drôle ?

— T’inquiète pas pour lui, renifle Jakeem, l’air gêné. On m’a dit qu’il a gagné un sou d’or hier. Je sais même où il l’a caché. Hein, le balafré ?

Je ne réponds jamais à ses provocations, d’autant plus qu’il raconte sûrement un mensonge. S’il savait vraiment où se trouvait mon argent, ce menteur compulsif ne serait pas ici, avec nous.

— Ne l’appelle pas comme ça ! rugit Bassant. Ou je te jure que je ne te parlerai plus jamais !

— Tout le monde l’appelle comme ça, grommelle Jakeem.

Tandis que nous traversons la grande place où se rejoignent les trains de ville, quasiment vides à cette heure-ci, mais interdits aux servants, les groupes commencent à se séparer.

Si je n’avais pas promis à Bassant de l’accompagner jusqu’au quartier des Murets, je serais parti de mon côté…

— Tu es déjà sortie de Rashad ? demande Jakeem à Bassant.

Elle et moi poussons un soupir, reconnaissant dans cette question dénuée de sens l’amorce d’un nouveau mensonge.

— Évidemment que non, s’agace-t-elle. Que Deatia m’en préserve, ajoute-t-elle en appuyant successivement deux doigts sur son cœur, son menton et le sommet de son crâne.

Surpris par sa supplique, je lui demande :

— Pourquoi ? Tu n’as pas envie de voir le monde ?

Mes deux compagnons de route se regardent avec un air ébahi.

— Ç-ça t’intéresse vraiment ? bafouille Bassant.

Leur étonnement m’étonne. Bien sûr que ça m’intéresse, sinon je n’aurais pas ouvert la bouche. Mais je reconnais que je pose rarement ce genre de question…

— Et toi, Rayan ? demande-t-elle, les joues rosies. Tu es déjà sorti de Rashad ?

— Non, mais j’aimerais bien.

— Pour aller où ? intervient Jakeem, l’air agacé.

— Le plus loin possible.

Un endroit où je trouverais une terre sans mage, sans système de servitude, sans corruption généralisée, où je construirais une maison confortable pour Olivia et moi. Mais je ne détaille pas mon rêve à haute voix.

— C’est dangereux, dit Bassant.

— Plus dangereux qu’être servant dans cette ville ?

Bassant et Jakeem s’échangent à nouveau un regard, inquiet pour la première, ulcéré pour le second.

— Le monde entier déteste Rashad et ses habitants, déclare Jakeem, gonflant le torse. Tout le monde le sait.

— Non, dis-je, d’un ton distant, pressé de passer à un autre sujet. Je n’en sais rien. Je le vérifierai de mes propres yeux.

Mes compagnons s’enferment dans un mutisme choqué alors que nous avançons dans la Grande Avenue d’Aster, bondée à cette heure-ci, et marchons en file pour ne pas occuper la voie réservée aux citoyens et aux mages.

Les odeurs d’épices se mêlent aux senteurs des étals de nourriture le long du large trottoir. Des bruits m’emplissent les oreilles : les cris des commerçants, le brouhaha des passants, les sabots des chevaux frappant les pavés, les hurlements agacés des riches conducteurs de véhicules alimentés par des cristaux de mana.

Malgré tout ce vacarme, Jakeem tient à me cracher au visage la frustration qu’il contient depuis quelques minutes :

— Je t’ai cerné de toute façon. Tu te crois mieux que les autres servants, c’est ça hein ? Tu n’acceptes pas ce système parce que tu te trouves trop bien pour lui !

— Jakeem ! hurle Bassant en tirant sur son épaule pour l’éloigner de moi.

— Tu crois qu’on aime ça, nous ? poursuit-il avec plus de virulence. Qu’on n’aimerait pas être des citoyens ?

— Je ne crois rien, dis-je. Et je m’en moque.

J’aurais pu rétorquer que ce système de servitude n’existe pas dans la plupart des villes, mais c’est inutile. Jakeem m’a détesté dès notre rencontre. Quoi que je dise ou fasse, je renforcerai son sentiment. Et sans le regarder, je sais qu’il serre le poing et n’attend qu’une occasion de se battre. Je n’entrerai pas dans son jeu.

Un peu plus tard, Jakeem et Bassant s’arrêtent devant une grande statue du Chevalier d’Automne et la prient, comme le font beaucoup d’autres personnes, qu’ils soient servants ou citoyens.

Je reste à l’écart et contemple un vieux portrait bruni et abîmé sur les bords, qui montre une femme d’une quarantaine ou cinquantaine d’années, couronnée d’une chevelure luxuriante, et dont l’œil gauche est caché derrière un masque. Des mots écrits avec une typographie agressive sont inscrits en dessous de cette image :

Judith

50 000 ors

Vivante uniquement

La célèbre femme qu’on surnomme la traîtresse, la complice du dragon Mundrir. Une autre affiche, plus petite et bien plus récente, jouxte celle de Judith. C’est un homme sensiblement plus âgé que moi, à l’expression sombre et malveillante.

Acanthio Stanko de Massa

200 ors

Mort ou vif

J’ai entendu des rumeurs sur cet homme. C’est un ancien membre d’une Guilde Obscure, dont je ne me rappelle plus le nom. Il serait, selon ses dires, le propre fils du Chevalier d’Automne. La récompense pour sa capture est extraordinairement élevée, même s’il s’agit d’une bagatelle en comparaison de celle de Judith, mais la traîtresse est une exception sans précédent.

— Tu ne pries jamais l’Automne ? me demande Bassant.

— Non.

Jakeem fait semblant de cracher et me raille :

— Quand il lancera le Troisième Disciple sur le monde, tu mourras le premier.

— Je ne crois pas aux fantômes.

Nous continuons notre marche et passons devant un magasin de runes où une longue file s’est formée. Des gens attendent que le mage à l’intérieur en sorte pour pouvoir entrer. Certains ont l’air nerveux, d’autres impatients, et d’autres encore semblent hésiter à s’éloigner, de peur de croiser le chemin du mage.

Détournant le regard, je vois un groupe de Noctules approcher. Malgré la chaleur étouffante, les fanatiques du Chevalier d’Automne sont habillés de noir, dissimulent leur visage derrière un masque sinistre qui évoque une chauve-souris, et ont des fourrures rouges autour du cou.

Les cristaux dans leurs yeux et sur leurs vêtements brillent d’un bleu étincelant. Les Noctules veulent attirer notre attention. Ils veulent qu’on ait peur d’eux, ou mieux : qu’on leur donne la moindre raison de sortir les faux qu’ils portent à la ceinture.

Ils traînent un servant ensanglanté, probablement mort, et gardent près d’eux un citoyen bâillonné et enchaîné aux poignets. Je les dévisage fixement en serrant les dents, puis Bassant pose une main sur ma hanche et me souffle à l’oreille :

— Ne restons pas là, Rayan. Cachons-nous, le temps qu’ils partent.

Repoussant délicatement ses doigts, je hoche la tête et marche sur ses pas, mais je n’ai fait que deux mètres quand une voix tonitruante m’interpelle :

— Oh toi ! Le servant avec des cicatrices !

Un jeune homme se tient à dix mètres de moi, fier de ses muscles saillants et vêtu de riches atours bariolés. Ses cheveux poivre et sel sont soigneusement coiffés et sa barbiche bien taillée lui donne l’air d’un prince trop gâté. Entouré d’une bande d’adolescents, il croque dans une pomme et me fait signe de venir vers lui.

Haussant les sourcils, j’élève la voix pour me faire entendre dans ce vacarme :

— Que puis-je faire pour vous ?

Il jette alors sa pomme à mes pieds, provoquant le fou rire de ses amis, puis me dit, la bouche pleine :

— C’est pour toi. Ramasse-la et mange-la.

 

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Sy - Shadowy
Posté le 15/02/2023
Bonsoir, me voilà arrivée au terme des chapitres publiés, j'attendrais donc la suite :)
Je ne sais pas si c'est ma mémoire qui me joue des tours, mais j'ai l'impression que le style a beaucoup évolué entre la première mouture dont je n'avais lu que le prologue et celle-ci. Le texte semble plus concis ? J'ai la sensation qu'il y a moins de descriptions ? Je ne sais pas trop, cela dépend des chapitres je dirais.
Je ne sais pas si c'est volontaire, mais ça me fait assez penser curieusement aux mangas et autres histoires de style japonnais, comme s'il y avait une influence de cette culture sur ton écriture ou tes personnages. Mais je suis peut-être complètement à côté de la plaque.
je vais attendre la suite pour me faire une idée plus précise et surement être plus constructive dans mon commentaire ^^
SaNah
Posté le 16/02/2023
Hello !
Alors en réalité, il y a plus de descriptions au contraire, elles sont plus riches. En revanche, le rythme est (normalement) meilleur, car le prota est moins passif, beaucoup plus en mouvement. Dans la version précédente, il y avait un immobilisme constant. Le perso était toujours en attente où se laissait porter par les événements. C’était l’objet de ma réécriture et probablement la cause de ton impression.
Mais tu n’es pas à côté de la plaque, car je suis un gros gros consommateur de manga depuis toujours et surtout de webtoons depuis 18 mois. Donc oui, ca m’influence beaucoup.
Mais mon inspiration principale en terme de style reste mes sagas de Fantasy chéries =^____^=
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