7. Le début

Je ne trouvai pas le sommeil, cette nuit-là. La scène ne cessait de repasser devant mes yeux. J’avais frappé ma sœur. J’étais allée au-devant de ce que Lady Merlette aurait fait si elle nous avait surprises. Et je nous avais mises en danger.

Le Dr Fenring était arrivé ce soir-là et, renvoyées par Lady Merlette, nous n’avions pas pu aider Maddy à préparer une chambre d’amis. Je nous avais toutes – nous, les Birdéliennes de la maison – mises en danger. C’est cette pensée qui me fit rejeter mes couvertures, enfiler doucement mon uniforme et quitter le grenier en prenant bien soin de ne pas réveiller Renée.

Maddy et Lucy n’étaient pas encore montées se coucher et je comptais bien les trouver pour les aider et me racheter. Bien sûr, je voulais aussi me distraire et ne pas penser à ce que mon acte signifiait. Comment avais-je pu me retourner contre ma propre sœur ? Contre une Birdélienne ? La société handasienne nous avait-elle à ce point corrompues ?

Lorsque le Dr Fenring était en ville, il passait souvent ses soirées à discuter avec Lady Merlette dans le grand salon. Je fus étonnée de trouver la pièce vide en descendant. Les lampes du couloir étaient encore éteintes et l’obscurité me donnait un confortable sentiment de sécurité. Ce fut peut-être cela qui me poussa à jeter un coup d’œil dans la pièce.

Aux pieds de la table ou Lady Merlette et ses invitées avaient pris le thé, je distinguai la silhouette blanche de la théière. Les traces de l’incident n’avaient pas été nettoyées. C’était ce qu’il me fallait. J’entrai et m’agenouillai pour redresser l’objet. Je récupérai les éclats de porcelaine, bien visibles à la lueur de l’éclairage de la rue qui filtrait à travers les fenêtres, et je les entassai dans le pot. J’allais dénouer mon tablier lorsque j’entendis des pas et des bruits de voix. Je me figeai. Lady Merlette et le Dr Fenring venaient par ici.

Ils arrivaient par le couloir, me coupant toute issue. Je courus me cacher dans un coin de la pièce et reconnus l’endroit utilisé par Renée lorsqu’elle était retournée voir les fleurs. Blottie dans l’obscurité entre l’horloge et le vaisselier, prête à rabattre un pan du rideau de la fenêtre toute proche par-dessus ma tête, je serrai les dents en suppliant mon cœur de battre moins fort.

Ce que je vis ensuite eut tôt fait de dissiper ma peur et me plongea dans un étonnement stupéfait.

La gouvernante Maddy entra la première et s’avachit dans un canapé en lâchant un profond soupir. Le Dr Fenring la suivit et se laissa tomber à côté d’elle comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Il se pencha vers elle et je dus tendre l’oreille pour comprendre ce qu’il lui demandait tout bas :

— Que s’est-il passé ? Séréna…

La gouvernante Maddy le dévisagea :

— Dure journée, répondit-elle simplement.

Lady Merlette entra à son tour. Je ne l’avais jamais vue aussi abattue. La mine défaite, bien loin de la colère flamboyante que je lui avais connu quelques heures plus tôt, elle se laissa tomber dans un fauteuil et se massa le front avec les doigts. Lucy la suivait.

— Tu as fait ce qu’il fallait, Séréna, disait-elle doucement. Tu n’as pas à t'en faire, tu n’avais pas le choix…

Plus que le tutoiement et l’adresse familière, ce fut l'attitude profondément inquiète de Lucy qui me marqua. L’air soucieux, elle prit place dans un fauteuil sans lâcher Lady Merlette des yeux.

— J’en ai assez ! s’exclama soudain cette dernière en se levant d’un coup.

Elle alla vers la cheminée, tournant le dos à l’endroit où je me tenais cachée. Je dus plaquer une main contre ma bouche pour étouffer l’exclamation qui faillit franchir mes lèvres. Lady Merlette ne portait ni châle ni manteau et sur son chemisier blanc, entre ses omoplates, je vis deux longues traces sanglantes.

Lucy alla vers elle et passa un bras autour de ses épaules, comme si la présence du sang était parfaitement normale. Sous les manches de l’uniforme de la cuisinière, je distinguai une gaze dépasser, là où Lady Merlette l’avait corrigée plus tôt dans la journée. Comment la Lady s’était-elle blessée ? Au vu de la sollicitude que lui témoignait Lucy, il ne pouvait pas s’agir de la Birdélienne ayant riposté.

— Ça va aller, lui murmura cette dernière.

Mais Lady Merlette se dégagea d’un geste brusque qui lui arracha une légère grimace de douleur. Le tissu de son chemisier était collé à son dos par le sang.

— Vraiment ? Ça va aller ?

Elle les dévisagea un à un. Je ne comprenais pas ce que je voyais. Le manque d’inquiétude du Dr Fenring vis-à-vis de ses blessures, si visibles, me consternait.

— Eh bien vous n’avez pas vu ce que j’ai vu tout à l’heure.

Elle retourna s’asseoir dans son fauteuil et Lucy l’imita.

— La petite Renée a cassé la théière, dit Lady Merlette en désignant l’endroit du sinistre avec un signe du menton.

Les regards convergèrent et je me rendis brusquement compte que j’avais laissé la théière droite, les morceaux fêlés soigneusement déposés à l’intérieur. Ils allaient savoir que j’étais là ! Mais Lady Merlette poursuivit :

— Et la petite Marily l’a giflée.

J’étouffai un soupir de soulagement. Elle n’avait pas remarqué que l’objet avait bougé – sinon elle m’aurait appelée. Je me reculai un peu plus dans mon coin, à moitié dissimulée par le rideau.

— Pourquoi est-ce qu’elle a fait une chose pareille, à votre avis ? reprit Lady Merlette.

Les autres ne répondirent pas.

— Elle a préféré punir sa sœur elle-même plutôt que ce soit moi qui m’en charge. Est-ce que vous vous rendez compte ?

Ses yeux étaient toujours rougis, mais toute trace de colère avait quitté son visage. Avec stupeur, je me rendis compte qu’elle pleurait. Elle regardait ses interlocuteurs avec un désarroi si sincère qu’une part de moi éprouva une bouffée d’empathie pour elle.

— À quoi est-ce que tout ça sert si on a à ce point détruit les Birdéliens ?

Il y eut un long silence et à ma grande surprise, ce fut Maddy qui le brisa :

— Séréna, ne vous laissez pas abattre par un acte isolé. Les choses sont ce qu’elles sont, et ce que vous faites…

— Ce n’est pas suffisant ! la coupa Lady Merlette. Et maintenant, nous avons la CRB sur le dos ! Et les nouvelles de la frontière…

Elle se tourna vers le Dr Fenring, dont les épaules s’affaissèrent.

— Ne sont pas excellentes, admit-il. L’hiver approche, il va falloir s’enfoncer davantage dans les terres de l’ouest.

Lady Merlette s’enfonça un peu plus dans son fauteuil.

— Arthur me manque terriblement. Il aurait pu… Il aurait su… Il savait quoi faire ! Et tout ce que nous… Et tout ce que je fais, c’est proposer un camp de réfugiés !

— Tu peux dire nous, dit doucement Lucy. Nous sommes une équipe !

— Des vols, des agressions… poursuivait Lady Merlette. Qu’est-ce qui a pu me pousser à croire que je serai à la hauteur ?

Elle ne quittait pas ses interlocuteurs des yeux, en quête désespérée d’une réponse.

— Je ne peux pas rendre à un peuple tout ce qu’il a perdu !

— Des terres, c’est un bon début, commenta Maddy.

— Et après ? Si les Handasiens ne nous reprennent pas tout, c’est nous qui allons nous détruire !

— Tu dis nous, maintenant, sourit Lucy.

Lady Merlette leva les yeux au ciel. Elle soupira de nouveau et de nouvelles larmes coulèrent sur son visage.

— Nate me manque… avoua-t-elle après un silence.

Les autres hochèrent la tête. J’ignorais qui était Nate mais visiblement, il manquait à tout le monde dans la pièce.

— Avec la CRB qui nous tourne autour et la menace de l’hiver, dit Lady Merlette après un long silence, Marily et Renée seront les dernières.

— Nous avons encore du temps, protesta le Dr Fenring. Nous pourrions tranquilliser la CRB avant de…

Lady Merlette se redressa et eut un sourire triste.

— C’est trop tard, dit-elle. Marily ? Rejoignez-nous, s’il vous plaît.

J’écarquillai les yeux et je crus très honnêtement que mon cœur allait s’arrêter. Mais, encouragée par les sourires bienveillants de Lucy et Maddy, je m’avançai. L’air étrange qu’affichait Lady Merlette me troublait, et je m’en souviens encore aujourd’hui. Je n’avais encore jamais vu ce mélange de tristesse et de nostalgie sur le visage d’un Handasien.

Tout alla très vite ensuite, et je ne garde des derniers jours que nous passâmes en ville qu’un souvenir confus. Il y eut des disputes. Le Dr Fenring préconisait d’attendre encore plusieurs semaines afin de relâcher l’attention du CRB. Mais Lady Merlette ne pouvait résoudre à nous faire rester davantage, surtout maintenant que nous savions. Alors nous partîmes en voyage.

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Tac
Posté le 23/10/2022
Yo !
Mais quelle surprise, quelle surprise ! J'adore ce twist de Barbe-Bleue qui en fait devient marraine la bonne fée - enfin, sans ailes. Si je comprends bien, Lady Merlette s'est fait enlever ses ailes ? C'est l'explication que je trouve aux deux blessures dans le dos, mais je ne comprends pas pouorquoi elle n'en avait pas avant, à moins de les avoir cachées, ce qui devait être d'un inconfort extrême.
Je trouve un peu étonnant que si peu d'explications soient données juste après que Marily soit délogée de sa cachette ; l'invitation à rejoindre les adultes semblait être un moment propice pour donner des informations/explications, et finalement nous n'avons droit, côté lecteurices, qu'àà un paragraphe elliptique. je m'interroge sur ce choix qui me laisse tout personnellement sur ma faim, à voir ce que ça donne ensuite !
Plein de bisous !
Thérèse
Posté le 01/11/2022
Oui, elle s'est bel et bien fait enlever les ailes ! L'ellipse est voulue, pour le format court et puis parce que certaines explications vont arriver après ^^
Edouard PArle
Posté le 29/08/2022
Coucou !
Wow, ça part dans tous les sens ce chapitre ! Lady Merlette semble essayer de protéger les birdéliennes en les accueillant chez elle. (ce qui expliquerait les sous-entendus du premier chapitre) mais il reste tellement de sous-entendus et de non-dits que c'est dur de se faire une idée. J'imagine que les choses vont continuer de se préciser dans les prochains chapitres et qu'on va mieux comprendre la situation.
Je suis d'accord avec Jonesy pour dire que le moment où Lady Merlette découvre Marily cachée pourrait être développé, ça va trop vite dans un chapitre où les choses s'enchaînaient déjà rapidement.
J'aime bien le fait que la chute soit le titre du prochain chapitre, ça rend bien.
Rien à dire sur la forme.
J'enchaîne !
Thérèse
Posté le 01/09/2022
Merci pour ces retours !
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