7. Fenore

Par Hinata

Debout contre un arbre, Fenore essuya pour la énième fois ses paumes contre le tissu de son pantalon. Qu’est-ce qu’il lui avait pris de venir ? Elle savait, à force, que ce genre de fêtes n’était pas fait pour elle.

L’ambiance se prêtait à la discussion et au rire, à la convivialité sous sa forme la plus parfaite. Tout le monde passait une agréable soirée. Sauf elle, bien sûr. Fenore ne prenait aucun plaisir à regarder les gens de loin. Elle aurait pu s’en contenter, comme la fille du tailleur qui assistait à tous les évènements du village depuis sa fenêtre.

Mais même la fille du tailleur s’intégrait mieux que Fenore. Elle avait des amis qui montaient la voir dans sa maison. Fenore n’avait personne. Tout le monde lui passait devant comme si elle n’était rien de plus qu’un arbre, petit et insignifiant, qui avait poussé à côté d’un autre arbre.

Elle s’imagina décollant son épaule du tronc, marchant vers un groupe, n’importe lequel, et le temps défilerait à toute vitesse, ce serait déjà l’heure de rentrer, mais ce ne serait pas grave, parce qu’on se serait bien amusés, et on se retrouvait bientôt.

Un rêve, une fantaisie. Fenore était incapable de faire basculer cette illusion dans la réalité. Le moindre mouvement lui arracherait l’épaule, c’était sûr. Le moindre pas l’enfoncerait dans le sol, et elle pourrirait au milieu des racines, sans que personne ne se rende compte de son absence. Si, peut-être ses parents. Un beau jour ils réaliseraient qu’il manquait un de leurs nombreux enfants. Tant pis, sept, c’était bien suffisant.

D’ailleurs, où était passé Lorg ? Il avait promis de rester dans les parages. De toute évidence, il avait manqué à sa parole. Sa longue chevelure blanche, qui le faisait toujours remarquer au milieu de ses amis comme une chouette dans un murmure d’étourneaux, brillait par son absence.

Fenore se mordit la joue. Partir à la recherche de son grand frère était un bon prétexte pour quitter l’ombre rassurante de son arbre. Cette seule pensée fit battre son cœur plus fort. Trop fort. La jeune femme essuya de nouveau ses mains moites.

− Hé Fenore !

Tiens donc, Lorg était de retour. Et au lieu de simplement faire ce qu’elle lui avait demandé, à savoir ne pas trop s’éloigner, il attirait l’attention sur elle. Plusieurs têtes s’étaient tournées pour voir qui appelait qui. Pire : pas moins de quatre personnes emboîtaient le pas à Lorg qui marchait dans sa direction. Quatre silhouettes élancées, quatre paires d’yeux acérés, quatre bouches prédisposées à s’étirer en grimaces narquoises et méprisantes. Lorg s’arrêta devant elle, ses amis légèrement en retrait. Pas assez en retrait.

− T’as pas bougé depuis tout à l’heure ? Fais gaffe, tu vas prendre racine !

Sans témoins, Fenore se serait fait une joie de donner la réplique à son frère. Peut-être même lui aurait-elle flanqué une tape à l’arrière du crâne, histoire de lui faire passer l’envie de disparaître quand elle avait besoin de lui dans son champ de vision.

Dans le cas présent, les quatre paires d’yeux ne manquèrent pas de resserrer l’étau qui lui comprimait la gorge depuis le début de la soirée. Au prix d’un effort surelfique, elle acquiesça d’un grommellement ridicule.

Lorg poussa un profond soupir.

− Allez, viens avec nous.

Son bras s’enroula autour du sien et Fenore se fit entraîner loin de son arbre. En un instant, ils se retrouvèrent au milieu de la fête.

Quelle horreur. Les deux chevelures incroyablement blanches de Lorg et elle côte à côte devaient faire tache. On murmurait sûrement sur leur passage que les Vieux envahissaient les lieux. Lorg n’aurait jamais dû la prendre avec lui.

− Hé, Fenore, détends-toi ! J’ai l’impression de marcher à côté d’un morceau de bois.

A la maison, son grand frère avait le don de la faire rire. Là, elle dut se retenir de ne pas pleurer. Lorg le sentit et passa un bras par-dessus son épaule pour lui parler à voix basse.

− Allez ! C’est pas la Fenore que je connais, ça ! A la maison, t’es une vraie pipelette. Tu gesticules sans arrêt, tu fais la maladroite mais tu souries tellement qu’on te pardonne tout. Pourquoi t’es différente avec les autres ? Tout le monde t’aimerait bien comme tu es.

Comme si elle faisait exprès de se changer en arbre dès qu’elle descendait de la maison ! Lorg voulait l’aider, elle le savait. Mais il n’essayait pas de comprendre. De toute façon, même s’il comprenait, ça ne servirait à rien. Fenore avait déjà tout essayé, son cas était désespéré.

− Non, mais t’as vu la tête que tu tires ? Faudra pas te plaindre après que personne te parle. Fais un petit effort !

Ça ne servait à rien ! Fenore dégagea son bras et s’éloigna le plus vite possible de Lorg et de toutes les personnes présentes. Elle se faufila en direction de sa maison sans la moindre bousculade. Il fallait bien que les heures passées à l’Entraînement servent à quelque chose. S’y rendre trois fois par jour au lieu d’une devait l’aider à s’intégrer. Résultat des courses : elle était devenue plus rapide, agile et endurante que la plupart des gens de son âge, ce qui ne leur avait pas plu, bien au contraire.  

Fenore se retrouva soudain nez-à-nez avec un groupe qui lui barrait tout à fait le chemin. Elle les reconnut sans peine malgré la pénombre. Tous ceux-là avaient son âge, elle connaissait le prénom de la plupart.

− Salut la Vieille, lança l’un d’eux.

Est-ce qu’on l’avait reconnue ? Tous ses frères et sœurs sans exception avaient les mêmes cheveux blancs. On les appelait tous les Vieux, comme c’était déjà le cas pour la famille de sa mère, et celle de son père avant elle. Petite, Fenore était restée longtemps sans comprendre le pourquoi de ce surnom. Puis ses aînés lui avaient expliqué que chez les nains, les humains et les hybrides, le blanchissement des cheveux annonçait la vieillesse. La blague n’était pas méchante. Fenore était même d’accord que pour des elfes au physique inaltéré par le temps, l’ironie prêtait à sourire. Ce soir-là, décidemment, ses sourires se changeaient en larmes.

− Holà, ça va pas ?

La personne qui avait parlé fit un pas vers elle. Fenore se raidit. Elle aurait voulu dire que tout allait bien, mais si sa gorge lui obéissait, elle n’en serait pas là. Une vague de chaleur s’empara de Fenore. Le sol tangua sous ses pieds. Elle se sentit vaciller mais réussit à garder son équilibre. Un arbre, ça ne tombait pas.

L’autre avança encore. Est-ce qu’il avait peur qu’elle s’évanouisse ? Ou alors il voulait simplement passer et elle lui bloquait le passage ? Avec un peu de chance, ses cheveux longs cacheraient assez son visage pour que dans la pénombre on la prenne pour Tirone.

− Oh, mais c’est la petite albinos…

Evidemment. Qu’est-ce qu’elle avait cru ? Tirone la dépassait d’une tête, elle ne se retrouvait jamais seule et tout son être irradiait de confiance en elle. Son rire en déclenchait systématiquement d’autres, une véritable contagion. Même l’aveugle du village ne confondrait jamais Fenore avec sa grande sœur.

Pour les voyants, c’était plus simple encore : les yeux de Fenore criaient à tout le village qu’elle ne ressemblait à personne, pas même à sa propre famille. Sur huit enfants ⸺  huit ! ⸺ il avait fallu que ce soit elle, Fenore, qui hérite des yeux affreux de son grand-père. Elle aurait tout donné pour colorer ce blanc impropre à une elfe et ce rose pâle répugnant qui lui donnait l’air malade.

− Tu veux pas venir avec nous ?

− Elle a le droit d’être ici au moins ? C’est quoi son âge ?

Ils étaient tous de son âge, Fenore se rappelait même certains prénoms.

− Hé venez ! Il paraît que le tanneur se cache avec le père de Sarah dans les buissons !

La moitié du groupe disparut de son champ de vision pour courir aux commérages.

− Allez viens, Al. Tu vois bien qu’elle allait partir. En plus elle dit rien…

− J’arrive… Au fait, il est passé où Sahel ?

Fenore attendit que leurs voix se transforment en rumeur pour se remettre en marche. Pour une fois, rester immobile sans rien dire avait fonctionné. Comme si c’était un choix stratégique ! En tout cas, elle s’en sortait bien.

Cependant, la fièvre qui l’avait prise ne semblait pas diminuer. Au contraire, Fenore sentit la sueur dégouliner sur sa peau, non seulement au creux de ses mains mais aussi sur ses tempes et le long de sa nuque. Pourtant il faisait frais en début de soirée. La lune rousse marquait le début de l’automne, les journées resteraient belles encore quelques temps, mais dorénavant la température chuterait dès la nuit tombée.

Penser au rythme des saisons ferait arriver Fenore plus rapidement au pied de sa maison. Cette technique avait déjà fonctionné par le passé. En relevant rapidement les yeux pour en juger, elle remit son efficacité en question. Elle n’avait toujours pas dépassé la maison du Sergent. L’ombre massive du bâtiment rompait un peu plus loin la succession des troncs longilignes.

Les fêtes avaient toujours lieu près de la maison du Sergent, cette mocheté construite à même le sol. Ça ne plaisait qu’aux adultes, les seuls à avoir droit au chapitre. Ou bien les jeunes du village se rassemblaient ici, ou bien ils ne se rassemblaient pas du tout. A Raïeul, on ne plaisantait pas avec la sécurité.

Comme si ça ne suffisait pas, les parents avaient obtenu du Sergent qu’il installe à ces occasions de grands braseros partout dans le village. Il ne faudrait pas que leurs chers enfants se blessent en trébuchant sur une racine. La vérité, c’était que depuis chez eux, ils n’arrivaient pas à voir ce qu’il se passait en bas sans un peu de lumière. La lune rousse de ce soir aurait suffi aux jeunes pour s’éclairer, mais pas à tous leurs chaperons embusqués.

Heureusement, ses parents ne faisaient pas partie du lot. A cette heure-ci, ils dormaient depuis longtemps. Fenore pourrait se réfugier dans sa chambre sans avoir à donner la moindre explication.

Un violent frisson la secoua des pieds à la tête. Est-ce qu’elle était vraiment malade ? Pitié, non. Ses parents croiraient qu’elle a bu, ce qu’elle avait pris soin de ne plus faire depuis le ridicule de la dernière fois. Comme si elle avait besoin de ça pour être la risée du village.  

Le sol se remit à tanguer. Elle trébucha. La chaleur devenait insupportable. Fenore eut soudain du mal à marcher, le moindre mouvement rencontrait une résistance invisible. Rentrer à la maison ! Elle devait rentrer à la maison.

Il y eut une tempête, parce que les troncs basculèrent lentement à l’horizontal. Ce n’était plus un mur invisible contre sa joue, c’était le sentier. Elle faisait un malaise, ça ne faisait plus aucun doute. Pourquoi elle ? Pourquoi la vie s’acharnait-elle sur ceux qui avaient le moins de capacité à se défendre ?

Un meuglement sourd résonna sous son crâne. Du feu liquide brûlait dans ses veines. Une forme apparut. Ce n’était pas un animal, mais bien un elfe. Il ne pouvait pas arrêter de meugler comme ça ? Quelle idée de se payer sa tête dans un moment pareil !

Une force invisible aida Fenore à s’assoir. Non, c’était un bras, bien visible, qui tenait son épaule. Il la serrait trop fort, ça faisait mal ! Comment pouvait-il faire déjà jour ? Le soleil l’éblouissait, faisait tout résonner mille fois plus fort sous son crâne.

Quoi ? Non ! Qu’est-ce que c’était cette main levée ? Pourquoi est-ce qu’il voulait la frapper ? Elle n’avait rien fait de mal, elle voulait juste être normale.

Fenore leva les mains pour se protéger. Pas question de se laisser blesser au visage. Ses parents ne devaient pas savoir qu’on la malmenait. Le coup ne vint pas, mais le soleil explosa. Tout à coup il fit froid. Et noir.

 

 

 

 

 

A peine ses yeux ouverts, un sursaut de panique fit bondir Fenore sur ses pieds. Le jour illuminait sa chambre. Irals ne l’avait pas réveillé !

Elle se mit à fouiller frénétiquement les tas de vêtements disséminés partout dans la pièce. Pas ça, ça non plus, non, non…Elle poussa un grognement de frustration. Ce qu’il lui fallait, c’était une robe courte, un habit qui n’entraverait aucun de ses mouvements pendant l’Entraînement. A moins que … Est-ce qu’il ne faisait pas trop froid ? Non, ça irait. La journée s’annonçait belle et chaude à en juger par ce que lui montrait sa fenêtre. Ce n’était que le début de l’automne après tout.

L’automne, la lune rousse, la fête…Comment déjà s’était passé la fête ? Elle secoua la tête. Inutile d’évoquer des souvenirs assurément désagréables. Elle ressasserait ce fiasco plus tard, quand une nouvelle pierre s’ajouterait à l’édifice ô combien élevé de ses échecs.

Même si Irals avait de son côté failli à la tâche pourtant enfantine qui lui incombait, la matinée ne devait pas être encore trop avancée. Fenore n’allait pas gâcher ce moment de la journée en rétrospections démoralisantes. Ah ! Trouvée !

Elle défroissa le vêtement d’une secousse et l’enfila en se tortillant un peu pour aller plus vite. Elle noua ses cheveux et s’engouffra joyeusement dans l’escalier en spirale qui tournait autour du tronc de sa maison.

Au troisième étage, les trois aînés s’échangeaient des ronflements dans un dialogue de sourds. Juste en dessous, elle aperçut ses deux petits frères qui jouaient silencieusement tout en se gavant de gâteaux secs. Fenore continua sa course. Elle entendait déjà son père chantonner au deuxième étage. Tout à coup, quelqu’un apparut dans les escaliers.

Irals ! Fenore s’agrippa au tronc pour ne pas bousculer sa petite sœur. Ouf, elle avait évité l’accident. Par contre…

− Aïe ! protesta Irals.

− Ça, c’est pour ne pas m’avoir réveillée !

Après un rapide examen, Fenore lui donna une deuxième pichenette.

− Et ça, c’est pour m’avoir pris mon collier sans permission.

− C’est Papa qui m’a dit de ne pas te réveiller aujourd’hui, ronchonna Irals en se massant les joues. Comme tu es allée à la fête, il a dit que tu devais te reposer.

− Ah oui ? Et bien, la prochaine fois, viens quand même. J’ai plus besoin de cet Entraînement que d’une grasse matinée.

− T’as surtout besoin d’un bain. Tu pues.

Fenore se renifla. Oula, oui, c’était un fait, elle empestait la sueur. Il ne faisait pourtant pas très chaud la veille au soir… Une bribe de souvenir resurgit. Elle avait eu de la fièvre au moment de rentrer. Apparemment, c’était passé. Elle devait juste être fatiguée, une bonne nuit de sommeil avait tout réparé.

− Je me laverai après l’Entraînement. D’ailleurs je file, à plus tard !

Fenore se remit à descendre et dévala l’escalier d’une seule traite. Ses pieds ne ralentirent leur rythme effréné qu’une fois sur le sentier. Comme d’habitude, elle sentit son énergie se recroqueviller.

Tout le monde lui répétait qu’elle n’avait pas à se comporter différemment à l’intérieur et en dehors de la maison. Ils ne comprenaient pas que ce n’était pas elle qui décidait. Son être se braquait sitôt qu’elle franchissait la dernière marche. Heureusement, en tout début de journée, ça allait encore. Raïeul ne sortait vraiment de sa torpeur, et les villageois de leur maison, qu’en milieu de matinée. Un lendemain de fête, Fenore pouvait même espérer ne croiser personne ni à la clairière, ni sur le chemin du retour.

Depuis des années, Fenore luttait tous les jours contre ce que beaucoup prenaient pour de la mauvaise volonté, au mieux pour de la simple timidité. Tous les jours, elle essayait de rompre l’isolement qui s’était naturellement cristallisé autour d’elle. Tous les jours, mais pas pendant l’Entraînement du matin. C’était son moment à elle. Pour travailler ses interactions sociales, elle se rendait au centre à deux autres heures de la journée. Travailler ses interactions sociales…quelle blague. Pour ça il faudrait déjà qu’elles existent.

− Bonjour Fenore !

Son cœur bondit. Il y avait quelqu’un sur le sentier. Quelqu’un qui venait de lui adresser la parole. De prononcer son prénom.

Ce n’était pas n’importe qui. Cette personne n’était ni plus ni moins que Sahel, le fils des voisins. Elle aurait dû le reconnaître tout de suite. Il s’était sûrement rendu compte de son temps de réaction. Il allait se vexer et partir.

− Tu as bonne mine.

Pourquoi disait-il ça sur un ton aussi étonné ? Elle devait vraiment avoir l’air malade habituellement.

− Tu vas au centre ? Je peux venir m’entraîner avec toi ?

Allez, il suffisait de dire oui. C’était un mot tout petit, facile à articuler. Elle pouvait aussi hocher la tête. Ce n’était pas bien compliqué. Apparemment si.

Bizarrement, Sahel ne lui lança pas de regard perplexe. Elle se tenait pourtant devant lui complètement immobile, muette et presque asphyxiée par le poids qui pesait sur sa poitrine.

− Je prends ça pour un oui !

Il lui sourit. Non, elle n’avait pas rêvé. Ce jeune homme de son âge, et non pas un adulte plein d’une pitié écœurante, lui souriait à elle, Fenore.

La stupéfaction électrocuta son corps qui reprit de lui-même le chemin habituel vers le centre d’Entraînement. Sahel suivit le mouvement et ils marchèrent côte à côte vers la clairière.

Quelle tristesse. Cette rencontre ruinait le moment privilégié de Fenore avec elle-même. D’un autre côté, elle n’aurait jamais pu rêver mieux : même pas besoin de l’aborder, Sahel avait pris les devants et rendu possible ce tête-à-tête. Peut-être même qu’il l’attendait. Est-ce qu’il y avait une chance, même infime, pour que ce jeune homme lui trouve de l’intérêt ?

Il n’y avait personne lorsqu’ils arrivèrent. Que devait-elle faire ? Faire comme d’habitude et profiter du calme pour se lancer à fond dans ses exercices ? Ou au contraire se maintenir scrupuleusement au niveau de Sahel pour ne pas risquer de le vexer ?  

− Je vais leur dire, tu sais.

Quoi ! Dire quoi ? À qui ? Elle ne comprenait pas, mais le ton grave de Sahel ne présageait rien de bon.

− Je ne sais pas ce que t’espérais en restant ici, mais sois sûre que je ne vais pas faire comme si rien ne s’était passé.

Qu’est-ce qu’il racontait ? Prenant son courage à deux mains, Fenore balbutia :

− Je crois qu’il y a erreur sur la personne. Je ne …

− Arrête ! s’énerva-t-il. Pas la peine de nier, il n’y a que nous !

Un étau de glace saisit Fenore. Elle ne pouvait plus bouger, plus respirer. En face d’elle, Sahel sembla faire un effort pour retrouver son calme.

− Tu aurais dû partir cette nuit. Maintenant c’est trop tard, je ne peux pas laisser un danger comme toi en liberté dans la forêt.

Un danger ? Pourquoi ? C’était plutôt lui qui avait l’air dangereux. Fenore fit un pas en arrière et le regard de Sahel se fit plus menaçant. L’étau de glace emprisonna ses jambes, figea ses bras, raidit son dos à lui faire mal. Les mots jaillirent de sa bouche :

− Je ne sais pas de quoi tu parles !

− Ah oui ? gronda-t-il. Une nuit de sommeil et la vieille a tout oublié ? Crois-moi, je ne risquais pas de l’oublier, moi, notre petite rencontre d’hier soir !

Il leva les bras pour la frapper. Elle leva les siens pour se protéger. Pitié, pas son visage !

− Ça ne marchera pas cette fois. Tu n’as plus de feu sous la main !

Quoi ? Fenore rouvrit prudemment les paupières et à travers ses bras levés, elle regarda Sahel en train de retirer lentement sa chemise. Plus rien n’avait de sens. D’abord il voulait la frapper, maintenant il se déshabillait. Peut-être que tout ça n’avait rien à voir avec elle. Il était fou.

− Regarde, espèce de monstre. Regarde ce que tu m’as fait pour avoir essayé de t’aider !

Quelle horreur ! Des marques de brûlures striaient partout le dos de Sahel. Il pivota de nouveau, le visage tordu par une grimace. Il devait souffrir affreusement. Mais comment cela pouvait-il être de sa faute à elle ?

− Tu n’as pas remarqué hier que tes flammes m’avaient touché ? J’ai crié, pourtant. Mais tu m’as abandonné sur place. Je m’étais arrêté pour t’aider, tu as levé les mains, fait bondir le feu derrière moi puis tu as déguerpi sans le moindre scrupule.

Une vague de souvenir la secoua. La fièvre, l’elfe penché vers elle, qui voulait la frapper… C’était Sahel ? Le soleil, l’explosion…Est-ce que tout ça s’était vraiment arrivé ?

− Si j’avais été plus près du brasero j’aurais pu brûler vif. Pire, tu aurais pu mettre le feu à tout le village. Tu sais aussi bien que moi que je ne peux pas rester sans rien dire. Sans rien faire.

Fenore ne comprenait rien. Ce n’était pas sa faute si le brasero avait explosé. Ça ne pouvait pas être de sa faute. Elle n’était pas comme ce pyromane fou qui enflammait des maisons entières avec son Don ! Pourquoi Sahel était-il persuadé du contraire ? Qui allait-on croire entre elle et lui ? La réponse semblait évidente.

Sa famille. Elle devait voir ses parents, ses frères et sœurs. Eux au moins la croirait.

− Je te l’ai dit, jappa Sahel en se rapprochant. Il est trop tard maintenant pour fuir.

Elle se mit à courir. Il jeta sa chemise par terre et lui attrapa le bras au passage. Ce simple contact gela Fenore dans son mouvement. Sahel la ramena contre lui, agrippa fermement ses poignets et l’immobilisa d’une torsion. Elle cria de douleur, essaya de se dégager.

Elle devait se tirer de là. Avec ce qu’elle avait appris pendant toutes ses séances d’Entraînement, c’était possible. Non. Plus rien. Le vide total.

− Inutile de lutter, tu n’es pas de taille.

− Si !

Même elle n’y croyait pas. Tout avait disparu, jusqu’à sa force physique. Elle était faible, lamentable, totalement impuissante.

Elle avait échoué tout ce temps à aller vers les autres. Pourquoi ce combat-là serait-il différent ? Ça ne servait à rien.

Dès qu’elle cessa de se débattre, Sahel la tourna face à lui.

  • Tu vas gentiment venir avec moi.

La haine dans son regard était insupportable. Fenore ferma les yeux. Les doigts de Sahel agrippèrent son menton. Il avait libéré un de ses bras. Un sursaut d’énergie l’envahit. Elle se déroba et frappa trois fois. Le plexus, l’abdomen, la gorge.

Sahel tomba à genoux dans un râle de douleur. Oh non ! Qu’avait-elle fait ? Rien du tout. Ses mains avaient agi d’elles-mêmes.

Sahel bascula sur le sol, paupières closes. Inconscient ? Non, un gémissement plaintif se faisait encore entendre. Non, c’était elle qui geignait. Tout s’emmêlait dans sa tête.

Elle tremblait de tous ses membres.

Qu’est-ce qui arriverait si le reste du village apprenait ce qui s’était passé ⸺ quand le reste du village l’apprendrait ?

Elle tituba à travers la clairière jusqu’au sentier qui menait au village.

Et maintenant ? Elle devait rentrer à la maison. Elle allait s’enfermer dans sa chambre. Sa famille s’inquiéterait. On leur apprendrait la nouvelle de l’incident. Et après ?

Une impasse. Sa vie était sans issue.

Des gens surgirent tout à coup de derrière les arbres et bloquèrent le passage. Quoi ? Non ! Trop tard, ils l’encerclaient déjà.

– Bouge plus !

– On t’emmène avec nous.

– Sahel avait raison, elle a essayé de partir.

− Hé, mais il est par terre !

− Je m’en charge, occupez-vous d’elle.

– Ah, mais c’est une des Vieux !

− Evidemment, c’est ce qu’on dit depuis le début !

– Allez ! On l’emmène.

Des mains l’agrippèrent sous les aisselles. Les voix continuèrent de résonner autour d’elle, mais Fenore ne les comprenait plus qu’à moitié. Ses pieds trébuchèrent sur les racines du sentier pendant qu’on l’entraînait de force vers le village.

 

Une trappe s’ouvrit au pied d’un arbre. Fenore planta ses talons dans le sol.

− Non…non…Je n’ai rien fait…

Ce fut comme si personne ne l’avait entendu. Aucun des elfes qui la pressaient de tous les côtés ne prit la peine de lui répondre ni de lui fournir la moindre explication.

Plusieurs mains la poussèrent sans ménagement et elle atterrit dans la cave. La trappe se referma, laissant Fenore dans le noir et l’incompréhension.

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Mart
Posté le 16/06/2020
Tu as vraiment super géré la tension dans ce chapitre ! Plus encore que l'impuissance dès qu'il s'agit d'interactions sociales de Fenore, j'ai vraiment aimé comment tu as joué sur son espoir face à Sahel, et comment tu le lui otes. Heuuu ça fait un peu psychopathe, dit comme ça, non ?

Une petite coquille que j'ai repérée : "Eux au moins la croirait." -> croiraient
Hinata
Posté le 16/06/2020
Oh merci ! ^^
Haha, non mais t'inquiète, je prends ça pour un compliment ! Et puis bon, on peut partir du principe que du moment qu'on inflige des situations horribles à ses personnaes, on est un psychopathe, ou alors on apprécie l'intensité des émotions toussa toussa et on est gentil parce que quand même on espère très fort que ça va s'arranger pour elle ^^ Donc tu vois, ni toi ni moi on est psycho héhé

Et merci pour la petite coquille :)
Mart
Posté le 16/06/2020
Je me suis déjà fait traiter de sadique par Isapass x). (Et ce dès le prologue xD) Mais en effet, c'est nécessaire pour faire une bonne histoire, n'est-ce pas ? x)
Notsil
Posté le 06/06/2020
Oh la pauvrette ! Alors on a toujours le rappel de cette lune rousse (que je vais finir par croire de mauvais augure ^^), et j'ai comme l'impression que Fenore a récupéré un Don qui n'était pas censé être celui de son peuple elle aussi.
Intriguant :)
Quant à Sahel... se montrer gentil pour faire un coup aussi bas c'est moche. Même si on comprend qu'il a pris cher quand il a voulu aider, m'enfin c'était pas sa faute à Fenore :(
Hinata
Posté le 06/06/2020
La pauvrette, c'est le mot en effet ^^"
Ah non, pas d'inquiétude voyons, la lune rousse continue de servir de répère temporel c'est tout :)

Héhé j'aime bien ta façon de peser le pour et le contre sur Sahel ^^

À la prochaine ;)
_HP_
Posté le 05/06/2020
Hello ! (oui, ça fait un moment 😅)

Nous aussi on est un peu dans l'incompréhension là 😄 Fenore est super touchante, et Sahel, au début je pensais qu'il allait peut-être, lui, être gentil... Je suis beaucoup trop naïve, décidément 🙄
Pour avoir fait des malaises je comprends ce qu'elle ressent, on l'accuse et la condamne pour quelque chose dont elle n'a aucun souvenir, c'est dur :/
J'ai hâte de voir ce qui va lui arriver (et je reprends ma lecture 😅) <3

"tu fais la maladroite mais tu souries tellement qu’on te pardonne tout." → souris ^^
Hinata
Posté le 06/06/2020
Oh helloo ! Bon retour hihi ^^ Et t'es revenue en beauté à ce que je vois, my god tellement de notif XD XD Merci d'avance pour tous ces commentaires haha, je te reconnais bien là :smirk:

Oui oui, ce chapitre n'est pas le plus clair ^^" Fenore pige que dalle alors la narration est super floue, j'espère que c'est pas trop désagréable à lire, en tout cas je suis contente si tu as de l'empathie pour elle haha, elle en a tellement besoin <3

merci pour la coquille ;)
Alice_Lath
Posté le 25/04/2020
Oh! Eh bien, c'était vraiment un chapitre super intense dis-moi, la pauvre Fenore, elle a vraiment le droit à la loi de Murphy puissance 10 000. En tout cas, sa timidité est à la fois touchante et intéressante, c'est rare de croiser des "vrais timides" dans les histoires, d'autant plus un personnage qui me semble avoir un vrai "destin" dans ce qui va suivre huhu en tout cas, je la trouve très attachante, je l'aime beaucoup, je me demande ce qui va lui arriver derrière, rien de grave j'espère... Sans trop y croire
Hinata
Posté le 25/04/2020
Yep, elle les enchaîne la pauvre > < Et c'est pas terminé ...
Oooh c'est trop cool ce que ce personnage suscite chez toi ! Fenore était justement quelqu'un duquel on restait très distancié à l'origine donc je suis on ne peut plus contente ^^
Héhé, t'inquiète, je peux t'assurer que quoi qu'il se passe, Archangelsk n'est pas Balles Perdues ;)

Merciii pour ton passage !!
Xendor
Posté le 09/11/2019
Ouch. Je ne pensais vraiment pas la société elfique comme cela. Mais après ils sont jeunes ceux-là, donc prompts à agir plutôt qu'à réfléchir. Par contre je condamne leur action. Ils auraient dû bien voir qu'elle était sincère. Ayant également fait des malaises je comprends ce qu'elle ressent. C'est chaud :/

Xendor
Hinata
Posté le 09/11/2019
Oui, c'est pas joli joli ...après c'est un royaume où chaque village fait un peu sa loi, donc les comportements ne sont pas forcément à généraliser au peuple tout entier..

Merci pour ton comm ;)
Et j'en profite pour te dire que la version à jour s'arrête au chapitre 8 (le suivant) Tu peux continuer, mais il risque d'y avoir de grosses incohérences !
Xendor
Posté le 09/11/2019
Yes, j'ai remarqué en lisant le début. Mais j'attendrai patiemment que ça arrive. :)

Xendor
Hinata
Posté le 09/11/2019
ça me motive à me remettre à la réécriture ! Promis je m'y attelle à fond en décembre ;)
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