6. Shiloh Howard

Voilà plusieurs semaines que le groupe n’avait plus de nouvelles d’Éirinn. Elijah s’était résigné, il avait arrêté d’attendre un quelconque signe de sa part.

Le Sangtuaire était toujours fermé bien que la police eût enlevé les banderoles interdisant tout accès. La bande d’amis avait dû trouver un autre bar où sortir.

Le tueur s’était calmé, il n’y avait pas eu de nouveau meurtre depuis bientôt deux semaines. Shiloh était fermement convaincu que le tueur en série était en réalité Éirinn mais il se gardait de le dire. Il n’allait pas non plus voir la police car il n’avait aucune preuve, tout ce qu’il avait n’étaient que suppositions et coïncidences. D’autant plus que le lien entre Éirinn et le tueur était trop évident pour être vrai.

Elijah et lui n’avaient plus abordé le sujet depuis le lendemain de la fameuse soirée même si Shiloh sentait bien qu’il y avait anguille sous roche. Ce soir-là, Elijah était revenu seul de l’extérieur. Il avait été d’une pâleur à rendre jaloux les macchabées et avait aligné à peine trois mots. Shiloh et Daniel avaient préféré se taire, de peur de dire quelque chose de travers, Julius affichait quant à lui un léger sourire satisfait. Shiloh ne s’était pas caché de faire comprendre à Julius de faire disparaître ce putain de sourire auquel cas il lui casserait la bouche.

Des tentatives répétées ne suffirent pas à délier la langue d’Elijah. Ce dernier se contentait de dire qu’il n’avait pas vu Éirinn, qu’il avait passé du temps à la chercher dans le quartier mais qu’elle devait déjà être loin à ce moment-là. Shiloh fut peu convaincu. Non, c’était autre chose. Il patientait, son meilleur ami finirait bien par craquer et vider son sac, il suffisait de le titiller un peu. Jusque-là, il n’avait pas été très réceptif.

 

 

Shiloh était du soir et fut le dernier à quitter le Manicomio. Il était donc chargé de faire la fermeture du restaurant. Il verrouilla la porte et se retourna, prêt à partir.

— Oh putain ! s’exclama-t-il en portant une main sur son cœur.

Il bascula en arrière. Heureusement qu’il y avait la porte du restaurant derrière lui sinon il serait tombé par terre comme une merde.

Éirinn se tenait devant lui, statique et placide, un peu cachée dans l’ombre. En fait, il distinguait mal son visage, mais le peu qu’il en vit, il eut un mauvais pressentiment.

À la chute de Shiloh, elle se précipita vers lui. Il fut étonné de la rapidité et surtout la force avec lesquelles la jeune femme était venue le retenir. Les mains glacées d’Éirinn lui fila des frissons dans le dos.

— Eh mais faut pas faire peur aux gens comme ça, t’es malade ! s’écria-t-il en se dégageant de la poigne de la rouquine.

— Je suis désolée, je n’avais pas l’intention de t’effrayer.

— Ouais…, répondit-il, dubitatif. Et comment ça se fait que je t’ai pas entendue venir avec tes talons, là ?

Il pointa du doigt les escarpins. Elle ignora la question.

— Bon, je peux faire quelque chose pour toi ? finit-il par demander une fois remis de ses émotions.

— Non. Je venais voir Elijah en fait, pas toi, précisa-t-elle, visiblement déçue d’avoir affaire à lui.

Il se vexa.

— Eh bah va te faire foutre, siffla-t-il avant de partir.

Elle lui saisit fermement le bras. Il grimaça, elle l’avait empoigné un peu trop fort à son goût.

— Ne lui parle pas de ma visite.

Elle ne savait donc pas être aimable ? Fallait-il toujours que ses paroles soient des ordres ?

Il lorgna sur la main d’Éirinn agrippée à son bras, et la dévisagea ensuite.

— Tu sympathises avec nous, tu te casses de chez lui alors qu’on passe du temps tous ensemble, après ça tu disparais de la circulation sans rien dire, tu réapparais au calme de je sais pas où et tu crois vraiment que je vais mentir à mon meilleur ami ? On va pas se mentir, je suis sûr que tu as remarqué le petit faible qu’il a pour toi. C’est quoi ton problème ?

— On ne se connaît pas assez pour que je te permette de me parler sur ce ton, gronda-t-elle.

À ce moment précis, l’air se fit plus lourd et l’atmosphère électrique. Shiloh avait ressenti la même chose lorsqu’elle s’était frittée avec Julius à la soirée d’Elijah.

— J’avais des affaires personnelles à régler.

— Du genre ? s’enquit-il.

— Je viens de te le dire. C’est personnel.

Shiloh fronça les sourcils, dubitatif.

— Dis-moi au moins où tu étais pendant tout ce temps, Elijah va sûrement m’assommer de questions.

Éirinn soupira.

— Tu n’écoutes vraiment rien de ce qu’on te dit. Je n’ai pas envie qu’il soit au courant que je suis venue ce soir.

— Pourquoi ? Tu voulais le voir, à la base, non ?

— Il a fallu que je tombe sur toi…, soupira-t-elle de nouveau en se pinçant l’arête du nez.

Les yeux d’Éirinn passèrent subtilement d’un bleu clair à un gris acier. Shiloh fut fasciné. Ce changement de couleur… comment était-ce possible ?

Elle se rapprocha de lui et le regarda dans les yeux.

— Tu ne lui diras rien pour la simple et bonne raison qu’il n’y a rien à dire.

Il soutint son regard un instant. Il se sentit comme aspiré ; l’air autour de lui tourbillonnait. Il finit par laisser tomber.

— Comme tu veux, concéda-t-il.

— Bien.

Elle eut le dernier mot. Et rien que pour ça, Shiloh la détestait encore plus.

Sans comprendre pourquoi, il eut le besoin de savoir s’ils allaient la revoir, mais elle s’était déjà fondue dans l’obscurité de la nuit, aussi silencieuse qu’elle fût venue.

 

 

Le lendemain, il se réveilla avec l’étrange sensation d’avoir fait un rêve éveillé. Avait-il réellement vu Éirinn à la fin de son service ? Il n’en était pas sûr. Ça paraissait si irréel. Le square avait été étrangement vide, pas l’ombre d’un passant, pas un bruit dans la rue, comme s’ils avaient été dans une bulle. La jeune femme lui était apparue soudainement, il ne l’avait pas vue venir ni entendue alors qu’elle portait des talons. Elle s’était tenue face à lui, si petite et si grande à la fois, comme un fantôme.

Il s’étira.

Il n’avait rien de particulier à faire pendant sa journée de repos. Il traîna toute la matinée devant Netflix avec son bol de céréales et son café. Prit une douche à la fin de son épisode de Orange Is The New Black. Zona un peu sur son portable. Termina le dernière saison de sa série. Lorsqu’il leva les yeux vers l’horloge, celle-ci indiquait vingt heures trente. Le Sangtuaire était déjà ouvert à cette heure-ci, normalement.

Shiloh prit la décision d’aller vérifier. En admettant que sa conversation avec Éirinn de la veille s’était effectivement produite, cela voulait dire qu’elle était de retour en ville. Et si elle était de retour en ville, elle avait forcément rouvert son bar.

Il prit le métro jusqu’à Piccadilly et se rendit au Sangtuaire. Les banderoles de la police étaient toujours là. Il zieuta à gauche, à droite, derrière lui. Les passants ne semblaient pas lui prêter attention.

Avant de se lancer, il prit une grande inspiration et pria de tout son être pour que la porte ne soit pas verrouillée. Il passa sous la banderole et fila d’un pas rapide jusqu’au fond de la ruelle en fixant la porte. Ouvre-toi, ouvre-toi, ouvre-toi. Il abaissa la poignée. Clic. Poussa la porte. Elle ne résista pas. Il soupira de soulagement et passa l’entrée.

En entrant, il assista à un spectacle déroutant. Les clients étaient recouverts de latex ou de résilles (pour ceux qui étaient plus ou moins habillés). Ça, Shiloh n’en tint pas compte, ce n’était pas la première fois. En revanche, la nouveauté, c’était qu’Éirinn se tortillait autour d’une barre de pole dance sur S&M de Rihanna. Sa poitrine aussi grosse que deux piqûres de moustique était enroulée dans une bande médicale sale et elle portait un short en cuir noir. Cela permit à Shiloh de découvrir que le visage de la jeune femme n’était pas la seule partie de son corps tatouée : elle avait le bas des deux jambes – de la cheville jusqu’au genou – et le dos entier. De là où il se tenait, il n’arrivait pas à distinguer les motifs.

Elle était pieds nus. Leurs regards se croisèrent. Elle ne fut pas gênée de le voir, ni même surprise. Elle continua son petit spectacle tout en le fixant, une espèce de satisfaction flottant sur son visage. Shiloh ne pouvait pas détacher son regard d’elle, comme hypnotisé. Ses mouvements étaient souples et gracieux, comme ceux des chats. C’était la première fois qu’il la voyait à demi nue. Elle était si chétive qu’il aurait cru voir une enfant.

Une fois la chanson terminée, elle descendit de son podium, applaudie. Elle s’absenta et revint quelques minutes plus tard habillée d’un peignoir de soie vert sapin. Cette couleur lui allait à ravir.

— Je croyais que tu possédais ce bar, lui fit-il remarquer.

— Et alors ? Si je veux danser, rien ne m’en empêche.

Ce flegme le désemparerait toujours.

— Ôte-moi d’un doute. Tu es bien venue hier soir, à la fermeture du Manicomio, non ?

Elle sourit.

— Tu le sais très bien, sinon tu ne serais pas là, répondit-elle d’un ton espiègle.

Elle posa sa main sur celle de Shiloh. Pour quelqu’un qui disait ne pas aimer le contact, il la trouva plutôt tactile. Il fut d’ailleurs dérangé par la froideur de ses doigts.

— Pourquoi tu ne veux pas que je dise à Elijah que tu es là ?

Elle retira sa main.

— Tu vas me lâcher avec ça, oui ?

— Tu t’es montrée. Assume. Sinon c’est trop facile.

Elle porta son attention sur une serviette en papier qu’elle pliait pour en faire un origami.

— Je voulais m’excuser auprès de lui pour la mascarade qui s’est produite chez lui. Donc, quand je suis venue au Manicomio, je pensais le trouver. Mais je suis tombée sur toi. Ça sert à rien de lui mentionner notre discussion, je préfère m’excuser de vive voix. Et puis, il se poserait des questions.

— Parce que tu crois que moi je ne me pose pas de questions ? (Elle leva les yeux vers lui) On passe un bon moment et tu te barres d’un coup et plus de nouvelles. Je vois mon meilleur ami s’inquiéter pour toi, et franchement, avec ce qu’il se passe, il y a de quoi...

— Oh, pas de ça avec moi, le coupa-t-elle en secouant son index. Je sais très bien que tu ne m’aimes pas. Tu penses que c’est moi qui tue toutes ces personnes.

Elle devina qu’il ne savait pas quoi répondre et qu’il était un peu décontenancé.

— Je cerne très vite les gens et j’ai cette… capacité à lire en eux comme dans un livre ouvert.

Elle soupira.

— S’il en reparle, tu n’as qu’à lui dire que tu supposes que j’ai dû me faire discrète depuis le cadavre retrouvé pendu à la porte de mon bar. Ce qui est compréhensible, non ?

— Si t’as rien à te reprocher, je vois pas où est le problème.

— C’est la police qui me l’a demandé. Après avoir fermé le Sangtuaire et interdit le public d’y accéder, je n’ai pas eu le droit de m’en approcher le temps de l’enquête. Normal. Ensuite, ils ont pu constater que je n’avais rien à voir et que ce pauvre homme s’est retrouvé là par hasard.

Shiloh eut l’impression qu’elle essayait de se convaincre elle-même de cette dernière affirmation. Il y avait encore un détail qui le tracassait.

— Pourquoi ton bar est ouvert alors qu’il y a encore la banderole ?

— J’ai gentiment demandé à la police de m’en donner l’autorisation. Puisqu’ils ont compris que j’étais innocente, je ne voyais pas pourquoi je ne pouvais pas continuer mon activité. Et pour la banderole, je leur ai demandé de la laisser pour éloigner les curieux. Tu n’as pas idée du nombre de dérangés qui viendraient ici pour satisfaire des besoins… eh bien… (elle chassa l’air d’un geste de la main), enfin bon, je vais pas te faire un dessin.

Il grimaça.

— Mais comment tous ces gens ils ont fait pour entrer ici sans que personne les voit ?

— Aussi discrètement que tu l’as fait, répondit-elle.

Elle se hissa sur le comptoir pour s’y asseoir. Il eut l’impression de voir un chat.

— Donc, s’il te plaît, ne dis rien à Elijah. C’est inutile. J’attends que l’histoire se tasse.

— Tu sais quoi ? lui lança-t-il. T’iras lui dire toi-même.

Il quitta le bar sans se retourner.

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