6 - Mon chéri

Le dit de Lao (troisième veillée)

 

Il venait de me couper l’appétit. Je reposai mes baguettes en bois laqué sur leur support en céramique et lui adressai un regard qui masquait mal mon soudain changement d’humeur.

« Je trouve quelque peu insultant que tu mettes mes paroles en doute !

— Mais enfin, démon, arrête tes enfantillages. Les genii locorum sont des croyances populaires, des superstitions, des… concepts. Ils n’existent pas vraiment.

— Un concept, répétai-je, n’en croyant pas mes oreilles. Et toi, tu es le concept du prince gâté et prétentieux, mais je peux te garantir que tu existes vraiment ! »

D’un geste du poignet sec, il fit signe à l’esclave qui le servait de partir. Le front plissé, il prit le temps d’essuyer le coin de sa bouche, puis il répondit avec sa froideur caractéristique :

« Je n’ai pas besoin que tu le confirmes. Je n’ai jamais douté de mon existence. »

J’arquai un sourcil.

Ah. Tu veux donc jouer, tête d’âne ? Jouons.

Ma décision prise, j’expirai lentement. Après m’être redressé avec grâce de toute ma longueur, je réajustai mes robes et, du bout des doigts, caressai le collier à mon cou. J’adoptai à dessein les manières lascives d’un concubin. C’était un rôle dans lequel je me trouvais toujours fabuleux.

Mes yeux croisèrent les siens. Il avait dû lever la tête pour me regarder. Pouvoir toiser Kaecilius n’avait décidément pas de prix. Un léger sourire étira mes lèvres ; je savourai un bref instant ce plaisir.

« Surtout n’oublie pas de payer, mon chéri », fis-je, en projetant ma voix pour que tout le monde m’entende.

Nous nous trouvions dans un salon de thé aux marges de Beau-Regard, le quartier où résidaient les Sénateurs et leurs familles. Il était impossible de faire un vrai esclandre en pareil lieu, mais j’étais bien décidé à m’amuser un peu.

Quand un éclat meurtrier traversa son regard, ma satisfaction s’en trouva décuplée.

Je pouvais facilement imaginer ses pensées. Si on avait su qu’il était Son Altesse impériale le Prince Vertueux Kaecilius, mon effronterie m’aurait valu d’être jeté dans les geôles du Palais des Harmonies sans autre forme de procès. Tous les clients du salon, espérant une quelconque faveur, aurait même insisté pour me battre sur-le-champ afin de laver l’honneur du neveu de l’Empereur. Kaecilius aurait alors pu assister à un spectacle à son goût, tout en savourant le meilleur thé de Beau-Regard. Malheureusement pour lui, il avait fait le choix de voyager incognito, se faisant passer pour un simple Vertueux venu à la Capitale pour quelque affaire sans importance, en compagnie de… son concubin.

Il y eut quelques sourires amusés ici et là. Seul Kaecilius ne sembla pas apprécier ma performance théâtrale. Ses joues s’étaient faites cramoisies.

L’insolence n’était pas le moindre de mes défauts. L’ingratitude devait aussi certainement figurer tout en haut de la liste.

Au lieu de me traiter comme un vulgaire esclave et me faire patienter à l’extérieur, ou remisé dans une pièce avec les domestiques des autres clients, Kaecilius avait tenu à ce que je lui tienne compagnie et avait même accepté de partager sa nourriture avec moi. Pour la première fois depuis notre rencontre, il s’était comporté en être humain décent. J’avais même pu profiter du charme de sa discussion, de ses bonnes manières. J’avais été surpris de constater qu’elles lui venaient naturellement, qu’il n’avait besoin de faire aucun effort pour être un hôte agréable. Je comprenais mieux cette bonne réputation qui le précédait comme une odeur de sainteté.

Les paroles de Titus Protervus, le « Pontife débraillé » comme on le surnommait, l’avait secoué – assez pour qu’il oublie momentanément ma condition servile et me parle de son enfance et de sa famille. Contre un peu de nourriture, j’avais fait l’effort de l’écouter avec compassion. J’avais joué le rôle du parfait confident, à sa plus grande satisfaction.

Evidemment, j’avais très vite gâché l’humeur de notre Prince (et la mienne), en lui parlant des genii locorum, qui nous entouraient. Au vu de sa réaction, j’aurais mieux fait d’avaler ma langue : il avait tout bonnement refusé de me croire. En moins de temps qu’il faut pour allumer un bâtonnet d’encens, il était redevenu ce noble prétentieux qui regarde tout le monde de haut. Son charme s’était envolé en fumée.

(Je déteste par-dessus tout qu’on me traite de menteur quand je dis l’absolue vérité. Certes, il m’arrive de la déformer selon mon humeur, et toujours à mon avantage, mais lorsque je fais preuve d’honnêteté, je m’agace que l’on mette en doute mes paroles. Ma vengeance, qu’elle prenne la forme d’une moquerie ou d’une humiliation en règle, ne se fait jamais attendre… Ne l’oubliez jamais, chers auditeurs. Fin de l’aparté.)

Kaecilius jeta quelques pièces d’argent sur la table et me suivit, tout en sifflant mon nom le plus discrètement possible. (Dans nos assiettes, nous avions laissé quelques petits pains à la vapeur dont la garniture était de la plus haute qualité. Un véritable crime, si vous voulez mon avis, et je peux vous garantir que je le regretterais amèrement plus tard.) Il me somma à nouveau de m’arrêter. Je me fis un point d’honneur de l’ignorer, si bien que ce fut dans la rue qu’il me rattrapa. Il dut saisir mon poignet pour m’empêcher d’aller plus loin.

« « Mon chéri » ? Comment oses-tu t’adresser ainsi au… » Il baissa la voix. « … neveu du Fils du Ciel ? Nous n’avons jamais dormi ensemble.

— Pourquoi donc ? Tu aimerais ? »

Il ne put retenir une grimace.

« Si c’est le cas, il faut me le dire. Je ne voudrais surtout pas décevoir le futur époux de ma maîtresse », répondis-je.

Je libérai mon poignet et allai retirer une petite plume qui s’était plantée dans la fabrique de ses habits. Ma soudaine invasion de son espace personnel le fit se reculer de manière instinctive.

J’esquissai une moue désapprobatrice, mais décidai de ne pas me formaliser.

« Comme il se fait tard, roucoulai-je, retourne au Palais des Harmonies. Va donc faire ton rapport à l’Empereur, nous poursuivrons demain matin. Tu as besoin d’une bonne nuit de repos, mon chéri. »

Je lui adressai un sourire hypocrite qui dura aussi longtemps que l’affection fugace que j’avais éprouvée pour lui durant le repas.

« Moi aussi, d’ailleurs », continuai-je.

Je jetai un regard autour de nous.

« Dans quel sens se trouve le jardin public ? Je m’étendrais bien quelques heures sur un banc.

— Un banc du jardin public ? Ou bien dans une tombe de la nécropole de la Via Albana ? ne put-il s’empêcher de demander, suspicieux.

— Assez, mon chéri ! fis-je, faussement amusé. Qui eût cru que la fatigue te transformerait en mari jaloux ? Pour quelqu’un qui ne remarque même pas les esclaves autour de lui, et méprise ouvertement ceux qu’il rencontre, ton intérêt pour ma vie sexuelle est… pour le moins… perturbant. Arrête donc, ou je vais finir par me faire des idées ! »

Outré par ma remarque, il se mit à balbutier quelques paroles inintelligibles.

« Peu importe, l’interrompis-je, perdant patience. Je n’ai aucune envie de passer la nuit avec quelqu’un qui croit que je mens comme je respire. Retrouvons-nous demain à l’aube, ici même. Je serai de nouveau le plus parfait des esclaves.

— Mais enfin, je ne peux pas te laisser partir ainsi ! s’exclama-t-il.

— Son Altesse s’essaye-t-elle dans le rôle du mari protecteur ? Ça ne te convient pas. Tant que tu n’as pas épousé Tillia, je n’ai aucun compte à te rendre. Laisse-moi passer. »

Il croisa les bras sur sa large poitrine, mais ne bougea pas d’un pouce. Quel âge avait-il ? Sept ans ?!

Je laissai échapper un juron, et le contournai.

La rue, qui serpentait vers les Jardins Paisibles de Lucullus, situés en contrebas, s’était vidée pendant que nous dînions. Les parfumeurs avaient fermé leur boutique et seules les maisons de thé étaient encore fréquentées par une clientèle tardive. Les lanternes accrochées aux murs éclairaient les hauts trottoirs et empêchaient les rares passants de tomber sur la chaussée et de se briser une jambe. Elles tenaient aussi à distance les voleurs, qui préféraient mener leurs activités nocturnes dans des quartiers plus mal famés, comme Gorge-Coupe ou Boue-des-Près, là où l’éclairage public était inexistant. La lumière était un luxe réservé aux plus riches.

« Tu ne vas quand même pas déambuler tout seul en pleine nuit, me cria Kaecilius. Tu vas finir la gorge tranchée dans un fossé ! »

Pour un peu, j’aurais pu croire qu’il se souciait de ma survie… mais son inquiétude était motivée par des motifs plus égoïstes : s’il m’arrivait quelque chose, l’Empereur serait furieux d’avoir perdu le jouet qu’il convoitait depuis de nombreuses années.

« Le menteur que je suis a survécu pendant deux siècles, répondis-je d’une voix claire. Je n’ai pas besoin de l’aide d’un jeunot. »

Kaecilius me rejoignit en courant presque et me barra de nouveau le chemin.

« Est-ce que tu es certain de ne pas vouloir redevenir l’esclave obséquieux que tu étais plus tôt dans la journée ? Je ne suis pas sûr d’aimer la diva bornée qui se trouve devant moi. »

Je soupirai et lui adressai un nouveau sourire poli. D’ici la fin de notre aventure, il connaîtrait toute l’étendue de mon répertoire. J’étais Lao aux milles expressions.

« Peu importe ce que je fais ou ce que je dis, ça ne va jamais. Je veux bien supporter les réprimandes, ainsi que les brimades, même les coups quand c’est nécessaire… mais si je partage quelque chose de personnel que peu de gens savent, j’aimerais ne pas être traité de fabulateur ! Est-ce trop demander ? »

Je récitai ces lignes avec l’émotion nécessaire pour les rendre pathétiques. Il regarda ses pieds, comme un enfant que l’on venait de gronder pour avoir brisé l’urne funéraire de son aïeul. Ça ne devait pas lui arriver souvent.

« Je… je… commença-t-il.

— Le mot que tu cherches est “désolé”, mais qu’importe, reniflai-je. Je n’ai pas besoin de tes excuses. Je ne te dirai plus rien désormais. C’est ce que tu souhaitais de toute manière, que je me taise. »

Ayant terminé ma plus belle interprétation à ce jour et regrettant qu’elle n’eût pas davantage de spectateurs, je tentai de le contourner à nouveau, mais il m’en empêcha.

« J’aimerais que nous fassions un dernier arrêt avant de rentrer au Palais des Harmonies.

— Il n’y a rien qui ne puisse attendre l’aube, fis-je, avant de plisser les lèvres et de le toiser de haut, comme si je me drapais dans ma dignité bafouée.

— C’est mieux si nous faisons cela loin du regard des gens. »

Je haussai un sourcil. Son malaise était évident, et ce n’était pas seulement la culpabilité qui en était la cause. Malgré moi, il venait de piquer ma curiosité.

« Continue, fis-je. Tu as toute mon attention. »

L’expression crispée de son visage se détendit un peu. Toujours sans me regarder, il poursuivit.

« J’aimerais que nous nous rendions à la villa familiale, qui se trouve à quelques rues d’ici. Personne n’y vit depuis l’exil de ma mère, mais si ma sœur est de passage à Alba, c’est certainement là-bas qu’elle a trouvé refuge.

— La maison doit être sous scellés impériaux. Si on nous surprend, on va penser que nous sommes des brigands entrés par effraction. Ou pire : des traîtres. On pourrait nous tuer sans sommation. »

Avec une grimace, il hocha la tête, puis son regard se posa enfin sur moi.

Les lanternes de la rue se réfléchissaient dans ses yeux si bien que j’aurais pu croire qu’ils contenaient un fragment de nuit étoilée. J’examinai ce visage princier, ces hautes et larges pommettes, clairement dessinées, ces lèvres charnues, qui s’étiraient en un demi-sourire aussi charmeur que timide. Amis, comment aurais-je pu résister ? Il m’apparaîtrait bien vite qu’il savait me manipuler aussi bien que je le manipulais. J’étais le premier des imbéciles, et heureux de l’être visiblement.

Ce n’était pas la première fois que je me sentais flancher ainsi. Quand on examine les plus grands naufrages de mon existence, il est clair que je suis incapable de résister à la beauté. Si l’on excepte mon inconstance, c’était là mon pire défaut. (Je sais, ils sont nombreux…) À force de flancher devant les grâces masculines, il ne faudra pas s’étonner si un jour je finis par en mourir.

Je laissai échapper un long soupir, en même temps que le peu de prudence qui me restait.

Mon sourire s’agrandit. Un frisson d’excitation me parcourut l’échine. J’avais déjà oublié que je voulais lui faire payer le fait qu’il avait refusé de me croire.

« Très bien, déclarai-je. Allons-y ! »

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CM Deiana
Posté le 10/10/2021
Eh bien, ce petit jeu de qui domine qui et qui trompe qui va finir par mal finir... ou finir dans un lit, au choix ^o^
J'apprécie particulièrement le point de vue de Lao qui porte ses défauts avec une grande fierté.
Merci pour cette lecture :)
EnzoDaumier
Posté le 11/10/2021
Merci à toi de me lire chaque semaine !
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