6. Le Désert

Oriane saute de joie. J'ai analysé mes résultats en diagonale. Je dois avoir l'air dépressive à côté d'elle.

— Le test de valeur juge votre cœurtex prêt à un nouveau commencement. L'annonce de votre dorage ne devrait plus tarder. Continuez comme ça ! lit-elle. Et comment, que je vais continuer comme ça, ah ah ! Qu'est-ce qu'ils disent pour toi ?

Le test de valeur

— … Ne juge pas votre cœurtex apte à arborer la couleur des ECOs.

L’écran me donne des conseils, des pages telles que « ce qu’est être une bonne personne », « développer son âme pour le bonheur des autres » ou « les Morc'Or, la clé à la porte de l’Art-Terre ». N’importe quoi. Les Morc'Or ne m’aideront pas. De toute façon, je n’ai pas l’intention de trouver un travail en espérant en obtenir la somme demandée par les ECOs. J’ai beau aider des inconnus et sauter sur des trains pour neutraliser des Absinthes, ils ne m’offrent rien en retour ! Pas une once de reconnaissance, de progrès, de compassion, rien !

Ma rage s'embrase de plus belle. Qu'ils réparent leur système mal codé.

— Mince… comment ça se fait ? se désole-t-elle.

— J'en sais rien. Je risque ma vie avec leurs Missions de merde et c'est comme ça qu'on me remercie ?

— Évite de dire «Mission de merde», déjà, ce serait un pas en avant.

Les crépitements de ma colère me brûle la gorge et les joues. La chaleur m'étouffe, intensifiée par une part d'affliction. La crise de nerfs approche.

                              Non. Ravale tes larmes, abrutie.

— J’avais l’impression de devenir une meilleure personne, pourtant. Que ça devenait plus naturel… mais je crois qu’en fait, le monde m'aime pas, c'est tout.

— Hé, moi, je t'aime.

Ses yeux voluptueux, soulignés d'un maquillage aux couleurs de l'heure bleue, m'enlacent. Ses fossettes prononcées soulèvent ses lunettes teintées.

— Je sais que c'est pas grand chose par rapport au monde, et que ça t'aide en rien, en ce moment, mais…

— Mon père peut plus m'aimer, alors t'es bien la seule.

— Je suis encore désolée, Navy.

Son parfum de lilas m'envoûte ; sa main multicolore me caresse le dos. Je me laisse tomber contre ses épaules aiguisées.

— Arrête de t'excuser. Sans toi, je deviendrais folle… un peu plus vite, en tout cas, rajouté-je sous le ton de la rigolade, même si comme on dit, «derrière toute blague se cache une part de vérité».

Pendant de longues secondes, nous restons cimentées l'une à l'autre sous les chuintements des officiers. Je pensais m'approcher de mon but initial, mais il faut croire que non. Je ne m'approche que de la démence et de la mort. Je ne dors plus la nuit. Mes paupières ne m'obéissent plus.

                              De l'aide. S'il vous plaît.

— Aide-moi à trouver autre chose. J'veux pas perdre papa. J'veux pas devenir une Absinthe. Je t'en supplie.

Dire que je dégouline de pessimisme et que j'ose accaparer ma meilleure amie... Elle doit manquer au tribunal, voire à ses livres, mais je lui cause du remords, du retard. Elle accepte de passer la journée avec moi, à la recherche d'une potentielle troisième solution. Une solution miracle.

Une solution impossible.

Les heures passent, le vent souffle, et ils me compriment les poumons.

Comment survivre en sauvant papa ? Comment le sauver sans risquer le bannissement ?

                              Comment puis-je penser au brisement de Yohri ?

Vu leur réputation, cette famille ne me lâcherait jamais, ce qui n'incomberait qu'un dilemme à ma meilleure amie qui n'a rien demandé. Et s'ils me trimballent en justice, ils se serviront des expériences de cette dernière pour l'emporter. Je préfère éviter qu'elle m'assène le coup de grâce, surtout après Margaret.

Nous sommes affalées sur un coussin moelleux illuminé par le balcon de sa chambre et n'échangeons que silences et remous timides. Oriane me tient dans ses bras comme un enfant qui cajolerait le cadavre de sa mère. De temps à autre, elle m'avoue qu'elle non plus ne se sent pas toujours à sa place, dans cette grande maison ; que même si ses parents la supportent, ils n'approuvent pas forcément la façon dont elle aborde son futur métier. La force de demander plus d'explications me manque, alors je me perds dans le système solaire d'or rose qui évolue entre sa bague et son bracelet.

Nous essayons.

Nous avons essayé.

Mais j'ai abandonné.

J'ai creusé mes méninges et ma tombe avec, car rien ne se profile. La troisième solution n'existe pas.

Lorsque j'exprime ma peur d'un jour devenir Absinthe, l'étudiante me serre un peu plus. Elle me rassure d'une voix fluette, dit me connaître, que ce cauchemar ne deviendra jamais réalité… et je décide de lui faire confiance. Ne pas être prête pour devenir ECO ne signifie pas que je finirai sur l'île du Diable.

Je peux toujours contredire Nolan, qui m'avait conseillé d'arrêter.

Je peux toujours prouver mon potentiel.

— J'aimerais te montrer quelque chose, murmure Oriane à l'une de mes oreilles. Une peinture que j'ai faite, l'autre nuit.

— Vas-y.

Elle me détache de sa chaleur corporelle et vacille pieds nus vers l'armoire où se cachent ses toiles. Elle en extrait une, de moitié sa taille, et me la montre d'un air timide.

— Qu’en penses-tu ? Mes parents ne l'ont pas vue. J'appréhende. Je sais que ma mère fera son éloge habituel, mais mon père…

Les couleurs froides de la peinture piquent ma curiosité. Elles flottent, puis se fondent en un homme, dressé de dos. Il domine une montagne surplombant une ville détruite. Les étoiles du firmament brillent dans ses cheveux, et dans sa main, un cœurtex — non, pas exactement. Un cœurtex brisé. L'ambiance funeste fait transparaître derrière cet inconnu un duo de tension et de volonté.

L'histoire que papy-papy racontait dans son journal — ainsi que de nos leçons à l'école — se matérialisent. La Guerre des Sans-Coeurs avait ravagé le pays, notamment Kavaran. L'homme représentait-il les Yernas, finalement victorieux ? Un détail m'empêche de l'affirmer… mais quoi ? Je fais part de mon hypothèse à l'artiste. Elle se mord les lèvres. Après quelques hésitations, elle avoue :

— Je m'imagine parfois à quoi ressemble le Désert. Le fait que l'on ait jamais eu d'images fait bouillir mon imagination, je crois, alors… voilà.

                              Quoi ?

La toile prend une toute autre dimension. J'imaginais cette île aux démons comme un amas de poussière et de sang où les bannis s'entretuent sans raison aucune — les Sans-Coeurs usent souvent de violence, après tout. Les personnes normales, non. Toutefois, plutôt qu'un monde de guerre, Oriane s'est plongée dans un territoire vide et affligé, où la solitude et la mélancolie priment sur la folie. La toile m'aspire dans son désespoir.

— Alors ?

Mon chrysanthème interrompt ma torpeur.

Les Absinthes, mélancoliques, affligés ? Impossible. Comment quiconque pourrait avoir pitié d'eux alors qu'ils sèment les brisements — et en ce moment, la mort — à Kavaran ? J'ignore comment, mais ils se multiplient dans nos rues. Des personnes que je croisais occasionnellement les rejoignent sans explication, à croire qu'ils se retrouvent dans la destruction.

Alors, d'où sort cette vision des choses ?

                              Ce n'est sans doute que ça — une interprétation, une création.

— C'est beau, je crois, hésité-je.

— Tu crois ?

— Non, c'est magnifique, bien sûr, j'ai juste jamais imaginé cet… endroit comme ça.

— Je me demande même pourquoi je l'ai jamais peint avant.

À cause d'eux, papy-papy avait passé son enfance dans des rues ensanglantées, à survivre de ce qu'il trouvait dans les égouts ou les bennes à ordures. Leur courroux n'avait épargné personne — Oriane a raison, je ne deviendrai jamais comme eux. Je ne mérite pas le même sort que ces meurtriers. Si, une fois au Désert, ils ressentent un quelconque regret ou solitude, tant pis.

— J'aimerais l'exposer, annonce-t-elle. Les ECOs organisent une exposition d'art autour des statues de l'Art-Terre et j'aimerais le leur proposer.

— Vraiment ?

— Oui.

— Je… Eh bien, il serait temps que tu montres au monde à quel point tu es talentueuse, ouais ! Mais pourquoi ce tableau ?

— Oh… j'ai mes raisons.

 

 

— Papa, mange, s'il te plaît.

La rage et le chagrin se livrent une bataille sans merci dans mon cœurtex. Mes nerfs sautent un par un. Je me retrouve face à un homme infantilisé, qui ne peut plus s'occuper de lui, et pourtant, je ne peux pas lui en vouloir. Pourquoi n'avons-nous jamais été préparés à cette situation ? Cette histoire dépasse les ECOs. Dans un monde où l'on dépend d'un organe avec lequel nous ne sommes pas nés, n'importe quel dirigeant sensé aurait préparé ces concitoyens au pire. Pourtant, ils n'y avaient pas pensé. Je n'y avais pas pensé avant aujourd'hui, comme, sans doute, tous ceux qui se retrouvent à la merci de cette crise inédite et impondérable.

Comment tenaient-ils le coup ? Le tenaient-ils seulement ?

J'appuie sur la mâchoire arrondie de papa comme celle d'un bambin pour le forcer à avaler sa purée. Voilà à quoi ressemble un homme sans émotion. Pire qu'un cadavre. Lorsqu'une personne meurt, l'enveloppe charnelle se vide, il ne reste rien. Là, il respire encore, me regarde, a besoin de boire, de se nourrir, mais il agit comme une dépouille, et tout dépend de moi. L'âme y est présente et absente à la fois.

                              Je ne tiendrai pas plus longtemps.

Ce n'est même plus une question de semaines, de lois ou de pénurie. Cet homme m'a chéri comme le plus beau collier de perles, m'a soigné chaque blessure, m'a accompagné dans chaque deuil. J'ai épuisé toutes mes ressources et le peu de sommeil que j'ai obtenu cette nuit m'a fait grandement réfléchir. Et là, son impassibilité me cravache.

Si je dois agir, c'est maintenant.

Je ne peux pas vivre sans lui.

                              … Oh.

« Je ne peux pas vivre sans lui » : j’ai déjà entendu cette phrase dans la bouche de gens éplorés après une rupture, prêts à tout pour récupérer l'être cher qu'ils ont perdu, mais je ne les ai jamais compris. L'amour, le vrai… à vrai dire, j’ignore à quoi ressemble. Je sais aimer papa, mais cet amour n'est pas romantique.

Je déglutis.

— Si je te trouve un cœurtex, tu serais fier de moi ?

Son visage bourru pivote à la manière d'un automate. Ses iris inflexibles m'analysent. J'ai jeté une bouteille à la mer, sa réponse peut décider de mon avenir — oui ou non ?

— Je suis déjà fier de toi.

                              Arrête.

Nos doigts s'enlacent, mon front caresse ses joues poilues, et mon corps se réchauffe, comme par habitude. Papa ne me protège pourtant plus du froid. Ses mains sont tièdes. Ses soupirs ne m'atteignent plus. Ce cadavre vivant m'arrache tout contrôle de soi. Mon cœurtex picote, accablé ; ma respiration part en discorde, comme si ma douleur obstruait ma poitrine.

— J'arrive pas à te croire.

— Tu n'as pas besoin de me croire maintenant.

— Si, bien sûr que si, hoqueté-je.

— Je pense plutôt que tu n'es pas fier de moi.

— Quoi ? Pourquoi ?

— Je suis en train de te laisser tomber.

Je serre sa paume, et l'air, mon cœurtex avec la même force. Il abandonne. Je m'abandonne ; des larmes acides humectent mes cernes. Il avoue me quitter sans essayer de se tenir à moi.

Et les ténèbres asservissent mes pensées. Elles éliminent chacune d'entre elles.

Je ne comprends pas.

Plus rien ne s'emboîte, les mots s'absentent.

                              Un Brisement ?

                              Non. Mon coeurtex résiste.

Papa.

Je dois le sauver.

Je n'ai pas le choix.

Margaret, je suis désolée.

Oriane, je suis désolée.

Yohri, je…            Non.

Ce gars n'a jamais voulu que me manipuler et profiter de moi, autant que j'aie profité de lui et je le manipulerai. Un homme qui « tombe amoureux » après votre perte de poids ou votre transformation n'est pas amoureux de vous, mais de votre image. Il ment. Lorsque je couche avec quelqu'un, j'annonce les couleurs : nous nous adonnerons au plaisir et oublierons les malheurs le temps qu'il faudra. Je ne fais rien croire à personne.

Yohri représente l'espièglerie et le détachement déguisé de certains ECOs : il n'exhibe aucune de leur valeur et je doute être la seule à le juger moins intelligent que la norme. Oriane me l'a dit. Même ses parents le sous-estiment. Ce qu'il fait, elle le fait mieux, et si son cœurtex disparaît dans la nuit, on aura aucun mal à lui en trouver un autre.

Je sors de la chambre. Je ne peux penser ces atrocités en sa présence. Quoique — il avait toléré l'existence de ces gamins qui se moquaient de moi, à l'époque. Sûrement, il pourrait tolérer ce que j'envisage.

Je suis une femme avenante. Une femme provocatrice, qui n'a pas peur des Missions. Celle-ci ne différera pas des précédentes… non. Elle ne différera pas.

Séduire un homme. Il tombe amoureux. Je tombe amoureuse. Le mettre dans mon lit. Lui briser le coeurtex. Un plan simple en apparence. Prions pour qu'il le soit en pratique, lorsque j’aurai décidé des étapes intermédiaires. Calculer ou improviser?

Si je ne me fais pas confiance, je n'y arriverai pas.

Si je ne me convaincs pas, je n'y arriverai pas.

La vie de papa est en jeu.

Je prends une longue inspiration, tapote mon cœurtex et ouvre une photo du blond au Cœur d'Or. Il attend mon message.

Yohri Malkez…

                              Je suis désolée, mais je n'ai plus le choix.

 

Pourvu que ta naïveté te fasse défaut.

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