6. La gifle

Comme je l’avais dit à Renée au tout début de notre séjour, nous n’avions aucun moyen de comparaison : nous n’avions jamais été employées ailleurs comme domestiques. Lady Merlette nous terrifiait, c’était vrai, mais avec le recul je me rends compte de la chance que nous avions.

Lady Merlette donnait des invitations une à deux fois par semaines. Nous étions alors de service, prenant de plus en plus de responsabilités – ayant donc de plus en plus d’occasions de nous tromper. Nous commettions souvent des erreurs et Lady Merlette nous corrigeait à chaque fois, à la mesure de nos fautes, devant ses invités.

Mais nous n’étions pas forcées de nous lever avant le soleil ou de travailler jusque tard dans la nuit. Nous avions trois repas par jour et nous pouvions bavarder avec Lucy ou Maddy lorsque nous travaillions. Lady Merlette s’habillait seule, mangeait seule, se déplaçait seule et ne nous traînait jamais hors de la maison. Elle ne nous prenait pas à parti devant ses invités, elle détournait leur attention dès qu’ils exprimaient l’envie de toucher nos ailes en soulignant qu’elles étaient trop banales pour être intéressantes. Elle ne nous corrigeait jamais sous un faux prétexte et lorsque la maison était vide, elle fermait les yeux sur nos erreurs. Elle était sévère, exigeante et froide, mais toujours juste.

Bien sûr, à l’époque, je ne le voyais pas et ma vigilance était loin d’être endormie. J’étais déchirée entre ma prudence et la précarité de la situation dans laquelle nous nous trouvions. Je ne retenais que la lueur de colère pure qui scintillait dans les yeux de Lady Merlette lorsque nous passions devant la porte de la pièce interdite. Et les coups qui zébraient nos bras sous les manches de nos robes.

J’étais déterminée à tenter quelque chose. Je voulais m’enfuir, peut-être apprendre à voler dans le secret du grenier pour que nous nous envolions à la première occasion. Lady Merlette nous surveillait peu, en réalité, lorsque nous travaillions. Nous aurions pu sauter par-dessus le muret de la cour et disparaître dans le ciel. J’en rêvais. Le soir, en fermant les yeux, je m’imaginais fuir après avoir rendu à Lady Merlette la monnaie de sa pièce, sa propre badine dans une main et Renée dans l’autre. Je m’imaginais me défendre et même rendre les coups. Je n’eus toutefois jamais l’occasion d’agir car une succession d’événements que je ne m’explique qu’aujourd’hui vint tout faire basculer.

Cela commença lors de l’une des invitations de Lady Merlette, alors qu’elle échangeait des banalités avec les Ladies qui se trouvaient ce jour-là autour du service à thé. Renée avait pris quelques centimètres et n’était plus chargée de ravitailler la table mais de faire passer les plats aux différentes Ladies.

Ainsi, lorsque l’on se rendit compte que la panière à petits pains était vide, ce fut Lucy qui vint la chercher et la ramener pleine. Mais, en la posant au milieu de la table, elle renversa la tasse de l’une des Ladies, qui poussa un cri d’indignation mêlé de douleur alors que le thé chaud imbibait le tissu de sa robe. Horrifiée, Lucy porta une main à sa bouche et jeta immédiatement un coup d’œil à Lady Merlette.

Je suivis son regard et vis sur le visage de la Lady une émotion que je ne lui avais jamais connue : de la stupéfaction.

— Lucy ! s’exclama-t-elle à mi-voix en se levant à demi de sa chaise.

— Je suis désolée ! s’exclama la cuisinière.

Elle se défit de son tablier et le pressa contre la robe de la Lady pour éponger le thé.

— Ne me touchez pas ! glapit la Lady.

Lucy recula, pâle effrayée, sa bonne humeur totalement disparue. Les autres invitées tournèrent vers Lady Merlette un regard plein d’expectative. Le souffle court, cette dernière regardait la tache de thé s’épanouir sur la nappe comme si elle n’en croyait pas ses yeux.

— Eh bien ? fit l’une des Ladies en haussant un sourcil.

Lady Merlette se ressaisit et ses traits se déformèrent sous l’effet d’une colère davantage de circonstance. Elle contourna la table à pas lents et revint vers Lucy, la badine en mains. Je ne l’avais jamais vue aussi furieuse. Je lui trouvai une expression de haine pure, presque désespérée. Renée s’était discrètement rapprochée de moi pour me serrer la main. Nous ne l’avions encore jamais vue punir Lucy – ou même Maddy. Je réalisais que j’associais jusqu’à présent leur ancienneté à une certaine protection – j’étais stupide !

Lady Merlette s’acquitta de sa correction avec une rage que je ne lui avais jamais connu – même lorsqu’elle nous avait présenté sa pièce interdite. Lucy disparut dans la cuisine peu après.

Le thé passé, j’en tremblais encore. Ma sœur n’était pas dans un meilleur état, et c’est fébriles que nous aidâmes à ranger la vaisselle du thé, effectuant nos allers-retours entre le salon du premier étage et la cuisine du rez-de-chaussée. Lucy et Lady Merlette n’étaient pas en vue.

— Tu crois que Lucy va bien ? me demanda soudain Renée, un tremblement dans la voix.

J’empilai les assiettes et les déposai sur le plateau.

— Bien sûr, répondis-je.

Ma réponse – comme beaucoup de paroles que j’offrais à Renée ces derniers temps – ne parut pas calmer ma petite sœur, qui grimpa sur une chaise pour s’emparer de la théière. Elle tremblait encore. Voir la joie coutumière de Lucy s’envoler sous les coups de Lady Merlette nous avait ébranlées toutes les deux et nous étions à cran.

Renée, attrapa précautionneusement la théière et descendit dans la chaise en la tenant dans ses bras, la langue tirée sous l’effet de la concentration. Mais elle se prit les pieds dans le tapis, perdit l’équilibre et la théière s’envola. Ce qui restait du thé s’éparpilla sur le parquet et vint imbiber le tapis alors que des morceaux de porcelaine brisée tombaient autour de nos pieds.

Les digues que j’avais jusque là tenues érigées dans mon esprit pour prendre sur moi, rester vigilante et protéger Renée volèrent en éclat sous l’effet de la vague de colère mêlée de peur qui me renversa soudain. Le souffle coupé, j’hésitai à peine. Je me précipitai sur Renée, l’écartai des bris de porcelaine et la giflai.

— Fais attention, bon sang ! Pourquoi faut-il que tu fasses toujours l’idiote ! On avait…

Je me sentis brusquement tirée en arrière, attrapée par le poignet, et je vis les yeux pleins de larmes de Renée s’écarquiller de peur.

— Pour qui vous prenez-vous ? s’écria Lady Merlette en me repoussant brutalement en arrière.

— Je…

Je m’interrompis en croisant son regard. Elle avait les yeux rougis, elle était légèrement échevelée, et je retrouvai la même expression qu’elle avait eu en frappant Lucy. Cette colère, cette haine pure. Je reculai.

— Pour qui vous prenez-vous ? répéta Lady Merlette. Pourquoi corriger votre sœur ?

Je glissai un regard à Renée. Mortifiée, elle se tenait en retrait et je voyais bien qu’elle se retenait de pleurer.

— Je… elle… elle a renversé la théière… répondis-je tout bas.

Mon acte me sembla soudain si absurde que je n’osai élever la voix.

— Vous ne devriez pas corriger votre sœur !

Lady Merlette avait eu dans la voix un accent étrange, que je mis sur le compte de la colère. Je rentrai les épaules. Lady Merlette secoua la tête et reprit :

— Êtes-vous une Lady, Marily ?

— N… non…

— Alors ne corrigez pas votre sœur ! Restez à votre place et ne vous prenez pas pour quelque chose que vous n’êtes pas !

D’un geste vif, elle m’attrapa par les épaules et me força à la regarder dans les yeux.

— Ne refaites jamais une chose pareille, vous m’entendez ? Jamais ! Est-ce que c’est clair ?

La gorge nouée, j’acquiesçai sans pouvoir parler, mais Lady Merlette ne me lâchait pas. Elle attendait

— Je ne me prendrai plus jamais pour quelque chose que je ne suis pas, dis-je.

— Est-ce vraiment ce que vous retenez ? gronda Lady Merlette.

— Je…

J’hésitai. J’étais tellement persuadée d’avoir trouvé la bonne réponse ! Je fronçai les sourcils, peu sûre de ce que la Lady attendait de moi. Alors je tentai une autre réponse, la réponse que j’aurais faite de manière sincère, si le contexte avait été autre. Bien sûr, si le contexte avait été autre, je n’aurais pas giflé Renée.

Et soudain, pour la première fois depuis longtemps, je n’eus pas peur. Si je me trompais, je serais sans doute corrigée, mais je l’aurais mérité. J’avais frappé ma sœur.

— Je ne corrigerai plus jamais ma sœur.

Lady Merlette me relâcha.

— Déguerpissez, dit-elle. Je ne veux plus vous revoir de la journée.

Nous filâmes au grenier.

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Tac
Posté le 23/10/2022
Yo !
Je m'aperçois que je n'avais jamais fini ton histoire! Je viens rattraper ça !
"Elle était sévère, exigeante et froide, mais toujours juste." : je trouve ça intéressant, car ça montre quand même un certain respect de l'ordre établi. Est-ce vraiment si juste de traiter ainsi des enfants ou toute une espèce ?
Je trouve très intéressant que la Lady corrige l'aînée car elle s'est énervée contre sa cadette. je trouve qu'un relief est en train d'apparaître, au delà du mystère de la pièce interdite (j'ai absolument tout oublié à son sujet, tant pis pour moi ^^ ça me fera plus de mystère héhéhé).
Plein de bisous !
Thérèse
Posté le 01/11/2022
Merci pour ton passage ^^
Edouard PArle
Posté le 15/08/2022
Coucou !
Ca m'a fait vraiment mal à lire la correction de Lucy, comme les deux soeurs je ne pensais pas qu'elle serait mise en danger... La narration à posteriori (je ne m'explique aujourd'hui, nous n'étions pas si malheureuse...) ajoute vraiment un plus. J'ai dû mal à être d'accord avec la narratrice quand elle dit qu'elle ne vivait pas trop mal, j'imagine que c'est voulu ^^
Merlette a beau être "juste", elle m'est extrêmement antipathique. Je ne suis pas sûr de vraiment la cerner....
J'ai vraiment du mal à imaginer comment tout cela va se finir. J'ai peur que ce soit tragique. On verra.
Mes remarques :
"pour quelque chose que vous n’êtes pas !" -> quelqu'un ?
"pas. Elle attendait" manque le point
Un plaisir,
A bientôt !
Thérèse
Posté le 17/08/2022
Possible que ça soit tragique en effet... on verra bien pour qui !
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