6.3 - Les regrets

Par Seja

Assise à même le sol, le dos appuyé contre le mur, Ankha fixait le vide. Elle ramena les genoux contre elle et posa le menton dessus. Juste au-dessus de sa tête, la fenêtre ouverte laissait rentrer l’air chaud de cette fin de printemps. Et en même temps que l’air, c’était les bruits de la ville qui s’immisçaient dans le petit appartement.

Elle inspira profondément et ramena en arrière ses cheveux défaits. L’air avait un sale goût quand il pénétrait dans les poumons. Mais de toute façon, l’air n’avait jamais été bien respirable à Muresid. À Catinis, par contre…

Elle se donna une claque mentale et sortit de sa torpeur. C’était con de se mettre dans un état pareil. Et c’était encore plus con de toujours remettre Catinis sur le tapis. En automne, ça allait faire huit ans. Il était peut-être temps de passer à autre chose.

Toujours recroquevillée contre le mur, Ankha sentit ses yeux lui piquer. Pourquoi tout était si tordu ? Pourquoi les choses ne pouvaient pas être simples ? Et surtout, pourquoi est-ce qu’elle se retrouvait si seule ?

Glev lui manquait terriblement. Elle se surprenait encore à penser à toutes ces choses qu’elle voulait lui dire et qu’elle ne manquerait pas de faire dès son retour. Et puis, elle se souvenait. Tant que Meero avait été à ses côtés, elle avait réussi à faire taire l’angoisse de cette disparition. Mais maintenant, Meero aussi n’était plus. Il avait sûrement été exécuté. Ils l’avaient sûrement abattu juste après ses aveux.

Les aveux, elle ne voulait pas s’en rappeler. Elle ne voulait pas se souvenir de cet instant où son monde avait commencé à vaciller. Elle aurait préféré ne jamais rien apprendre. Et elle savait que s’ils avaient fui en territoire neutre, jamais il ne lui aurait rien avoué.

Ce n’était pas une question de confiance, elle ne savait même plus si elle la lui avait vraiment accordée. Mais si les rôles avaient été inversés, elle ne lui aurait jamais confessé la vérité. Certaines choses étaient mieux à rester cachées.

Et de toute façon, ça n’avait aucune importance. Meero était mort.

Seulement, de l’importance, ça en avait quand même un peu. Elle n’avait pas voulu voir les signes et pourtant, ils étaient là. Et le test qu’elle venait de faire l’avait confirmé.

Elle était enceinte et elle n’avait pas la plus petite idée de quoi faire. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule.

 

×

 

Quand l’air qui rentrait par la fenêtre perdit de sa chaleur, Ankha envisagea de se relever. Dehors, la nuit tombait, une nouvelle journée se terminait. Elle ne savait même pas ce qui se passait dehors, elle n’y avait plus trop mis le nez depuis qu’elle était revenue à Muresid. Elle s’était juste traînée jusqu’à la pharmacie en bas de l’immeuble pour acheter le test.

Elle se sentait complètement conne. Depuis les attentats de Catinis, elle s’était répété qu’elle ne voulait pas de gamins, elle ne voulait pas laisser derrière elle des gosses qui allaient devoir survivre à leur tour. Parce qu’elle ne se faisait aucune illusion ; tôt ou tard, elle finirait avec une balle dans la tête. On ne vivait pas vieux quand on faisait partie de la rébellion. Surtout quand la rébellion en question était à deux doigts de se casser la gueule. Ou peut-être qu’elle était déjà par terre, l’actualité n’occupait pas tellement l’esprit d’Ankha dernièrement.

Elle se releva et s’accouda à la fenêtre. L’air frais lui balada quelques mèches et dissipa un peu le brouillard de ses pensées. Il fallait qu’elle aille à la clinique, il fallait qu’elle s’en débarrasse. De toute façon, elle ne pouvait pas devenir mère. Elle ne le voulait pas.

Elle se prit la tête entre les mains et inspira un bon coup. L’air frais dans ses poumons la calma. Oui, c’était la solution. Il fallait qu’elle s’en débarrasse tant que c’était encore possible.

Demain. Elle irait là-bas dès le lendemain matin.

×

 

Ankha se tenait sur la corniche et Catinis s’étendait en contrebas. Le soleil jouait dans le feuillage naissant de l’arbre de la Grand-Place et une brise tiède lui caressait le visage. Ici, la seule chose qui venait troubler le silence, c’était le chant des oiseaux et le vent dans le feuillage.

Rien d’autre.

Ankha regardait la ville vivre. Elle ne pouvait pas juste descendre de cette corniche et marcher jusqu’à la Grand-Place. Mais ce n’était pas grave, ce qu’elle voyait lui suffisait. Elle aurait tellement voulu pouvoir rester là, dans la brise printanière, et ne s’inquiéter de rien.

— Ils vont venir, entendit-elle.

— Qui va venir ? demanda-t-elle sans se tourner vers Meero.

Il la rejoignit sur la corniche et perdit à son tour son regard en contrebas.

— Les soldats.

— Les soldats sont déjà venus.

— C’est pas les mêmes soldats.

Ankha serra les lèvres et se détourna de la ville. Elle fit quelques pas vers le chemin escarpé qui grimpait vers les hauteurs. Puis, elle se retourna vers Meero qui était resté sur la corniche. Elle regarda sa silhouette se découper dans le soleil levant et quelque chose au fond d’elle se serra. Elle voulait qu’il se tourne vers elle, elle voulait attraper sur elle son regard.

— Les choses changent, dit-il. Regarde, ça ressemble à rien de ce qu’il y avait avant.

Elle fronça les sourcils et revint sur la corniche. Et en bas, ce n’était plus Catinis, c’était autre chose. Le chêne n’était plus là. Il ne restait plus qu’un trou béant dans la terre. Les maisons aussi avaient disparu. À leur place, des tours avaient poussé. Béton et verre.

— Catinis n’existe plus, murmura Ankha réalisant soudain ce qu’elle n’avait jamais osé s’avouer.

— Elle existe, mais c’est une autre ville.

— Mais je l’ai vue, elle était comme dans mes souvenirs.

— Elle était comme dans tes souvenirs parce que t’avais envie qu’elle le soit.

Ankha ne dit rien et fixa les tours qui semblaient surgir de la terre. Elles grandissaient à vue d’œil, elles prenaient toute la place, elles tuaient la végétation autour de la ville. En seulement quelques minutes, Catinis s’était transformée en Muresid. C’était ce même béton partout, cette même fourmilière. Et elle n’entendait plus le chant des oiseaux.

Alors elle se tourna vers Meero, mais se heurta à un mur. Un mur de verre avait poussé entre eux et elle ne pouvait pas le contourner. Il était si proche et pourtant, elle ne pouvait pas le toucher. Elle jeta un coup d’œil alentour pour chercher une faille, mais elle ne vit que les murs sombres de la prison. Ici, aucune lumière ne pouvait filtrer du dehors et aucune brèche n’apparaissait dans le verre.

Enfin, Meero se tourna vers elle et elle vit au fond de ses yeux du regret.

— On aurait pu fuir, dit-il. On aurait pu être loin de tout ça, rajouta-t-il en faisant courir ses doigts sur le mur de verre.

— On aurait pu. Si t’avais pas été un tueur à gages.

Elle le vit hausser les épaules.

— Qu’est-ce que ça change, de toute façon ? J’ai fait ce que j’ai dû pour survivre. Comme toi.

Il avait raison. Bien sûr qu’il avait raison.

— T’aurais pu arrêter.

— C’est ce que je comptais faire, Ankha. C’est ce que j’aurais fait.

— Mais tu l’as pas fait.

Elle sentait une telle colère monter en elle qu’elle aurait voulu la hurler. Mais ce ne fut qu’un murmure qui sortit de sa bouche.

— Tu l’as pas fait et ils t’ont tué.

Il ne répondit rien et la fixa dans les yeux. Et soudain, la porte derrière Ankha grinça et elle sentit une vague de panique la parcourir. Instinctivement, elle s’en recula autant qu’elle le put, jusqu’à se retrouver bloquée dans un coin de la pièce. Meero, lui, n’avait toujours pas bougé derrière la vitre.

— Les choses changent, Ankha, dit-il. Change avec elles.

 

×

 

Ankha se réveilla en sursaut, la respiration laborieuse. Les yeux grands ouverts, elle voyait encore imprimées sur sa rétine les images du rêve. Elle se leva et s’approcha de la fenêtre. Dehors, les premières lumières de l’aube commençaient à illuminer le ciel et elle ouvrit la fenêtre pour inspirer une gorgée d’air froid.

Enfin, elle se laissa tomber dans le vieux fauteuil défoncé et replia ses genoux contre elle.

Les images n’étaient plus aussi vivaces, mais elles avaient laissé un sale goût dans la bouche. Depuis la dernière fois qu’elle avait vu Meero derrière cette vitre, elle avait découvert beaucoup de choses. Beaucoup trop. Elle avait vu le vrai visage de la rébellion et elle avait surtout découvert la vraie nature de celui avec lequel elle s’apprêtait à fuir. Et, à la réflexion, elle n’en avait pas grand-chose à faire.

Bien sûr que ça lui avait fichu un coup de découvrir que c’était la rébellion qui avait tué Zora. Mais elle n’y avait jamais cru autant que Glev, elle n’avait jamais été une idéaliste. Elle s’était laissé embarquer là-dedans pour la bonne et simple raison que Glev y croyait. Elle s’était répété que c’était surtout à cause de Catinis, mais ce n’était pas entièrement vrai. Elle savait que la rébellion n’avait pas de méthodes plus douces. Elle l’avait vue à l’œuvre.

Quant à Meero, elle avait essayé de lui en vouloir. Mais la seule chose qui restait, c’était une boule au fond de la gorge. Ce n’était pas juste qu’on ne les laisse pas vivre leur vie. Ce n’était pas juste qu’ils aient été obligés tous les deux de s’embourber. Parce qu’elle savait que ni elle ni lui n’avaient eu le moindre choix. Il était peut-être devenu un tueur, mais elle, elle n’avait pas fait des choses plus reluisantes.

Elle jeta un coup d’œil à l’heure. La clinique n’allait pas tarder à ouvrir.

Une vague de panique la percuta de plein fouet. La seule chose qu’elle voulait à présent, c’était se terrer dans un coin et tout oublier. Mais elle ne pouvait pas. Si elle ne s’en débarrassait pas maintenant, ça serait trop tard. Et elle ne voulait pas de ce gamin. Pas dans ce monde foiré.

 

×

 

Le métro grouillait de monde et Ankha se sentait étouffer. À Muresid, il n’y avait pas de tranquillité en journée. La nuit, c’était autre chose. La nuit, il y avait le couvre-feu. Mais là, les rames filaient, pleines à craquer.

Le trajet ne fut pas long, la clinique de Kali ne se trouvait pas bien loin. Quand Ankha descendit enfin de son wagon, elle se sentait les jambes en coton et l’esprit brumeux. Elle se détacha de la foule et alla s’appuyer contre une colonne.

Elle laissa passer quelques battements de cœur, elle attendit que le bourdonnement dans ses oreilles s’en aille. Et une fois calmée, elle reprit la direction de la sortie.

La matinée était fraîche, de lourds nuages flottaient dans le ciel. Mais les rayons du soleil filtraient de temps à autre et rendaient le béton ambiant un peu moins gris.

Elle était seulement à quelques pas de la bouche de métro quand elle sentit la terre trembler. Elle tenta de garder l’équilibre, mais la secousse lui fit rencontrer le bitume. Par réflexe, elle roula sur le côté. Puis, elle se retourna vers la bouche de métro, juste à temps pour la voir disparaître. Alors, le bruit de l’explosion lui parvint, à retardement.

Et tout à coup, une nouvelle secousse agita la terre et la projeta dans les airs.

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Cocochoup
Posté le 19/04/2020
Alors....
Je vais commencer par ce qui me plait
Ouiiiiii I Ankha n'en veut pas à a meero ❤️❤️❤️
Un babyyyyyyy j'adoooooooore
Ce qui me plaît pas
Comment ça elle veut pas garder le gosse ????
Et c'est quoi cette explosion, y'a pas intérêt qu'ankha meurt si bêtement hein !! Ni son bébé !!
Je te préviens seja, si c'est ça, Gare à tes fesses !!!
Alice_Lath
Posté le 17/04/2020
Purée, n'empêche le courage d'Ankha, ça m'étonne à chaque fois, je suis impressionnée qu'au moindre coup, elle se relève et elle continue à avancer, certes pleine de doutes, mais égale à elle-même. C'est fou sa force de caractère en tout cas! Et je me demande ce qui a bien pu provoquer cet attentat? Un début de guerre civile? Ou autre chose? En tout cas, même si je ne crois pas que ça arrive, je croise les doigts pour que Meero et elle se retrouvent par la suite huhu
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