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Par Dan

6

 

2 juillet 1937

 

6 h 14 : Nous nous trouvons dans un périmètre de deux-cents miles par rapport à vous. Utilisez gonio pour fournir un relèvement.

Les nuages se brisaient sur les ailes du Lockheed Electra avant de s’effilocher dans ses hélices, que la vitesse confondait en halos argentés. Le monde derrière la vitre se limitait à deux moitiés de gris : ciel et océan fardés de nuit. Amelia avait abandonné son fidèle Vega pour cette aventure et, dans l’immensité monochrome, elle regrettait le cocon de sa flamboyante carlingue rouge.

— Toujours rien ? lança-t-elle, les mains un rien crispées sur le volant.

Fred Noonan, à la navigation, tenta un énième réglage.

— Négatif, répondit sa voix saturée d’interférences dans le casque d’Amelia.

Des problèmes de réception radio avaient déjà perturbé la première étape de leur tour du monde, un mois auparavant, et un fusible sauté les avait privés d’équipement radiogoniométrique durant la traversée du Brésil à l’Afrique. Une fois l’avarie réparée, cependant, les tronçons suivants vers l’Inde, l’Asie du Sud-Est, l’Australie puis la Papouasie-Nouvelle-Guinée s’étaient déroulés à merveille.

Amelia n’était pas parvenue à obtenir une position par radio pendant le vol d’essai, hier, mais puisque l’Itasca serait stationné au large de l’île d’Howland pour les guider par voix et par émission lors du trajet effectif, cette malfonction n’aurait pas dû être un problème. Sauf que le navire ne répondait pas, et ce qui n’aurait pas dû être un problème en était devenu un gros.

Amelia se pencha sur le microphone et commença à siffler, espérant que ce signal continu suffirait à l’Itasca pour les repérer.

6 h 45 : Réclame relèvement. Nous sommes maintenant à environ cent miles.

Amelia lâcha le volant d’une main pour se masser les ailes du nez. Son ancienne sinusite maxillaire se rappelait régulièrement à son bon souvenir et l’altitude n’arrangeait rien. La pression sur ses pommettes lui donnait la sensation de porter une brique sur les joues et les vapeurs de l’essence nourrissaient sa migraine comme les feux d’une forge.

7 h 30 : Le carburant baisse, il ne nous reste qu’une demi-heure. Nous ne vous entendons pas.

Il n’y avait aucune nervosité, dans sa voix, mais une désinvolture longuement travaillée – celle qui lui servait à rabattre le caquet des donneurs de leçon, souvent. Rien ne pouvait l’atteindre, rien ne pouvait l’inquiéter lorsqu’elle pilotait.

Amelia avait été infirmière, photographe, conductrice de camions, sténographe, assistante sociale, conférencière, égérie de marques, modèle de mode, tout ça pour pouvoir financer ses cours de vol et affirmer « Je suis aviatrice » sans rougir. Les jours passés à se laisser trimballer par des machos, reléguée à la tenue des journaux de bord, traitée comme une cargaison à peine plus intéressante qu’un sac à patates, ils étaient loin derrière elle.

« C’est une pilote née, avec un toucher délicat sur le manche », avait dit le General Leigh lorsqu’Amelia l’avait emmené en balade. Elle pouffa.

— Qu’y a-t-il ? fit Fred.

— Rien, rien.

Elle réessaya.

7 h 42 : Nous devrions être au-dessus de vous, mais nous ne vous voyons pas. Le carburant est très bas. Nous ne parvenons pas à vous joindre par radio. Nous volons à mille pieds.

Elle songeait à Gene, maintenant, et à tous les autres amants qu’elle aurait pu avoir – qu’elle pourrait avoir, pourquoi pensait-elle au passé ?

Elle songeait aussi à Jacqueline Cochran, sa délicieuse rivale, et à Eleanor Roosevelt, sa chère amie. Et George, qui l’avait eue à l’usure après six demandes en mariage, à qui elle avait écrit une lettre on ne peut plus honnête le jour de leurs noces : « Je veux que tu comprennes que je ne t’imposerai aucun code de fidélité médiéval ni ne me considérerai liée à toi de la même façon. Il se peut que je doive conserver un endroit où je peux me rendre pour être moi-même, de temps en temps, car je ne peux pas garantir que je supporterai perpétuellement le confinement d’une cage, tout attirante soit-elle. »

7 h 58 : Nous ne vous entendons pas. Envoyez des signaux sur 3105 en phonie afin que nous établissions un relèvement radio.

Aucun signal vocal ne leur parvint. Un problème de fréquence ? Amelia remisa cette question lorsque d’autres transmissions entrèrent : du Morse. Ni Fred ni elle n’était capable de le déchiffrer.

Bien reçu. Mais nous ne pouvons pas déterminer votre direction.

— On aurait dû partir avec Manning, glissa Fred. Lui, au moins, il aurait pu…

— Manning n’est pas là. Essaye encore.

Fred dégaina ses instruments de navigation astronomique : compas, carte, crayons.

8 h 43 : KHAQQ à Itasca, nous sommes sur la droite 157 337, nous répéterons ce message sur 6210 kilocycles, attendez.

Amelia plissa les paupières. Le jour était levé, désormais, mais si le navire usait de ses fumées pour les aider à s’orienter, elles restaient indiscernables des nuages – autant que le profil plat de l’île d’Howland parmi leurs reflets sur l’océan. Elle ajouta :

Nous cherchons vers le nord et vers le sud.

Une île apparut enfin, mais Amelia n’eut pas le temps de s’en réjouir : trop grande, beaucoup trop grande pour être Howland. Un archipel hérissé de montagnes aux flancs escarpés émergeait maintenant des bancs brumeux.

— Ça ressemble à Hawaï…, osa Fred.

Hawaï, dernière étape avant le retour à Oakland où ils boucleraient le plus long vol jamais effectué autour du globe – vingt-neuf-mille miles en zigzag le long de l’équateur. Hawaï, qu’ils ne devaient pas atteindre avant demain.

8 h 59 : Itasca, il semblerait que nous ayons largement dévié du cap. Nous allons…

Les interférences lui grillèrent les tympans, Amelia sursauta en jurant et le manche faillit lui échapper des mains lorsque l’Electra rua dans les basses couches. L’appareil gémissait, pleurait presque, et quand Amelia raffermit enfin sa prise sur les commandes, la vibration des armatures vinrent se loger directement dans ses sinus douloureux. Cramponné au tableau de bord, Fred était devenu livide.

— Tout doux, tout doux, murmura Amelia.

Chaque rivet et chaque rouage semblait sur le point de céder. La valse ralentie des hélices laissait deviner les deux pales chromées et la grêle mitraillait le pare-brise. Dans le chaos dissonant des grésillements, Fred hurla quelque chose qu’Amelia ne pouvait pas comprendre.

Puis, soudainement, les nuages s’ouvrirent sur un ciel indigo. Au-dessous d’eux, l’île était devenue un continent.

 

 

Amelia avait posé l’Electra au bord d’une prairie de fleurs sauvages, aussi souplement que s’il s’était agi de la piste d’un aérodrome. Au nord, une forêt de grands conifères se dressait devant des reliefs ronds et verdoyants semblables aux paysages de son Kansas natal, aussi déplacés sous ces latitudes qu’un iceberg à la dérive.

— L’antenne ventrale a été arrachée, lança Fred, qui auscultait la carlingue. Sûrement quand on nous a remorqués. Mais ça n’explique pas pourquoi on ne capte plus du tout l’Itasca. Il faut qu’on détermine où on se trouve. On ne peut pas avoir atteint la côte ouest si vite, et ça ne ressemble pas beaucoup à la Californie, de toute fa…

— Chut !

Amelia tendit l’oreille. Là ! C’était bien des voix qu’elle entendait !

— Viens.

Elle prit la direction du sud, Fred à sa suite. L’immense océan de graminées semblait ondoyer sous leurs pieds, creusé de minuscules vallons et de dunes émoussées tout juste suffisantes à leur boucher la vue. Les herbes chantantes suivaient le mouvement et, noyée dans leurs flots jusqu’au menton, Amelia se guida à l’ouïe en se retenant d’appeler « Marco ! » pour localiser leurs sauveurs. Quand enfin l’ascension d’une dernière pente les révéla, elle avait perdu toute envie de jouer.

À la lisière d’étranges arbres tordus en points d’interrogation renversés, une petite femme noire s’affairait sur le pont d’un bateau échoué. Un bateau, oui : neuf, d’un blanc éclatant, et dont la coque dégouttait comme si la main d’un immense enfant farceur venait de le voler à l’océan pour le déposer près de la forêt. À en juger par la texture spongieuse du sol sous les bottes d’Amelia, il avait d’ailleurs emporté un peu d’océan avec lui.

La propriétaire de la goélette examinait les instruments de télécommunication extraits de la cabine avant de se pencher par-dessus le bastingage pour les confier à l’homme qui la secondait – et qui ne semblait pas très attentif aux manœuvres de sauvetage. Amelia pouvait le comprendre : deux immenses et improbables statues couvaient la scène depuis l’orée des bois, et il remarqua les nouveaux arrivants lorsqu’ils contournèrent leur socle gravé de symboles.

— Alma ? lança-t-il. Chérie ?

Sa compagne délaissa ses machines, glissa au sol avec agilité et s’avança vers lui, ses yeux fins et déjà fixés sur Fred et Amelia.

— Tu vois ce que je vois ? lui souffla-t-il à l’oreille.

— Oui, chéri, répondit-elle avec un sourire poli qui accentuait le relief de ses pommettes larges, andines ou malgaches.

Le silence subit laissa entendre un discret bourdonnement, plus animal que mécanique, qui semblait émaner du ciel lui-même, mais Amelia avait d’autres préoccupations : l’homme s’était subitement détaché de son épouse pour se précipiter dans leur direction.

— Vous aussi ? lâcha-t-il, entre espoir et inquiétude.

Avec son long visage chevalin, ses cheveux noirs gominés et sa petite moustache, il ressemblait à un jeune Salvador Dalí.

— Heu… bonjour, lança vaillamment Amelia alors que Fred faisait un pas prudent en arrière. Mon navigateur et moi-même avons dû poser notre appareil en urgence de l’autre côté de la prairie. Nous devions rejoindre l’île d’Howland, mais il semblerait que nous ayons dérivé jusqu’à Hawaï et nos réserves de carburant sont…

— Oh ! Mais vous… Vous êtes Mrs Earhart ! – l’excitation appuyait les discrètes notes écossaises de son accent américain – C’est un honneur de vous rencontrer ! Je ne manque rien de vos aventures, à la radio, vous savez ? Une drôle de péripétie à ajouter à votre…

— Qui êtes-vous ? coupa Amelia, qui ne pourrait pas supporter sa diarrhée verbale une seule seconde de plus. Où sommes-nous et que faites-vous là ?

— J’ignore totalement où nous nous trouvons, ma chère. Nous naviguions également dans le Pacifique Nord, occupés à nos…

Alma lui jeta un regard d’avertissement.

— Activités habituelles, termina-t-il. Le ciel a soudainement viré au violet, le vent s’est levé, nos appareils ont perdu la tête et… pouf ! largués en plein champ !

Amelia observa les appareils en question, qu’Alma avait alignés à l’écart de la goélette. L’Electra était muni d’un équipement semblable, quoique nettement moins perfectionné, et Amelia avait piloté assez d’avions de guerre pour reconnaître le fruit de l’ingénierie militaire. Comment deux plaisanciers étaient-ils entrés en possession d’un matériel pareil ? L’avaient-ils volé, ou légitimement acquis ? Ils paraissaient bien prudents et scrupuleux pour des civils en promenade…

Et l’homme continuait :

— Vous avez assisté au même phénomène ? Cet endroit a l’air fascinant, n’est-ce pas ? Vous entendez ce bourdonnement ? Et ces statues ! Vous…

— Chéri ? interrompit Alma avec un détachement qui ne trompait personne. Nous avons une urgence, tu ne crois pas ?

— Ah, oui, oui. Mais vu l’étendue des dégâts, je ne crois pas que nous puissions les contacter de si tôt…

Fred semblait tout disposé à les laisser manigancer et à rebrousser chemin, mais la curiosité d’Amelia la clouait sur place. Elle avait eu vent d’opérations secrètes menées par les forces Alliées, la plupart visant à repérer les navires nazis et la position approximative de leurs forces littorales dans le Pacifique. Les rumeurs d’imminents conflits ébranlaient les nations encore traumatisées par la Première Guerre mondiale et la course au renseignement s’accélérait partout sur le globe. Se pouvait-il qu’Alma et son mari soient des espions britanniques ou américains ? Qu’ils cherchent à joindre leurs commandements d’armée pour signaler leur position et attendre les secours ?

— Peut-être pourrions-nous nous entraider ? lança Amelia. Nos appareils sont en état, hormis une antenne ventrale perdue. Si vous avez besoin de pièces ou de branchements…

Alma capta le regard interrogateur de son mari, sembla hésiter, puis acquiesça.

— Je vous escorte jusqu’à votre appareil, Amelia, déclara l’homme. Ça me donnera l’occasion d’examiner les environs. Si votre navigateur veut bien tenir compagnie à mon épouse ?

Fred lui lança un regard alarmé, mais Amelia accepta l’échange : elle avait bien compris qu’Alma n’avait pas davantage besoin d’une distraction que d’un chaperon, mais il s’agissait d’équilibrer les forces et de se surveiller les uns les autres.

— Bien sûr, fit Amelia en poussant gentiment Fred entre les omoplates. C’est par là.

Elle suivit le sillon qu’ils avaient tracé dans les hautes herbes, l’espion sur les talons.

— Ah, oh fait, je ne vous ai pas répondu, lança-t-il après s’être longuement extasié sur la lumière vibrante. Je m’appelle Ivan. Ivan Sanderson.

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Rachael
Posté le 24/06/2021
Ah, nous voilà avec Amélia ici !
Il y a peut-être un problème avec la chronologie : à 07h30 tu mets qu’il n’y a plus qu’une demi-heure d’essence, et l’avion est toujours en vol a 20h42. On peut penser qu’une pilote comme amelia sait bien évaluer ce genre de paramètres (crucial quand on est pilote).
D’autre part, je me suis demandée s’il était vraisemblable qu’elle ne connaisse pas le morse. A cette époque, la transmission par voix est assez récente, si je m’abuse, alors ne devrait-elle pas avoir appris le morse ?
Cela reste de petits détails…
C’est chouette ce puzzle de personnes disparues, toutes rassemblées sur l’isocaedre !
Dan Administratrice
Posté le 13/08/2021
Il faudra que je vérifie, j'avais récupéré les transcriptions réelles de son dernier vol, mais je me suis peut-être emmêlé les pinceaux. Du coup, pour le Morse, c'est bien ce qui était indiqué ! Ça m'a surprise aussi, mais c'est assez difficile de croiser les sources pour être absolument sûre...

Contente que ça te plaise en tout cas ! Merci beaucoup pour ta lecture et tous tes retours ♥
Rachael
Posté le 14/08/2021
Je suis impressionnée par toutes les recherches que tu as faites pour cette histoire. En même temps, c'est assez sympa les recherches, j'en avais fait pas mal aussi pour la clairvoyeuse et je m'étais bien éclatée.
Je vais venir bientôt lire la suite, j'ai été interrompue par les vacances et un déménagement, mais certainement pas par un manque d'intérêt ! A tout bientôt, donc.
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