6.1 La vie humaine est si compliquée

Devant une vitrine d’une autre boutique, je patiente. L’idée n’est pas de dépouiller une personne sans le sou. Alors, j’attends la bonne, celle qui me semblera suffisamment aisée avant de l’envoûter. Ce n’est pas comme avec la serveuse de la veille, je ne peux tout simplement pas charmer une vendeuse pour qu’elle m’offre un véritable sac. Il y a des caméras, des traces écrites de leur inventaire. Un trou dans la caisse et ces humains pourraient enquêter. Donc, je fais le pied de grue, regardant l’heure de temps à autre sur mon téléphone.

Je ne dois plus trop traîner.

Je suis sur le point d’abandonner quand une femme sort d’une voiture tape-à-l’œil. Ce n’est pas son allure, ni même son attitude qui m’informe qu’elle est privilégiée, mais la chauffeuse en uniforme qui lui tient la portière. Mis à part les entreprises, rares sont les humains qui ont du personnel à leur service.

Son employée la devance, porte une myriade de sacs de shopping et s'éloigne dans la rue. Certainement jusqu’à l’hôtel qui se situe à quelques mètres d'ici. C’est une femme d’un certain âge, mais élégante. Je m’approche d’elle d’un pas léger et lui souffle sans attendre de l’amanime au visage. En une fraction de seconde, ses traits se dérident, son sourire s’étire, ses pupilles et ses narines se dilatent.

— Je n’ai pas pour habitude d’aborder ainsi les gens dans la rue, mais je me présente, Astrid Chaullac.

Elle me tend la main, comme le font les femmes de son rang. Cependant, je la dédaigne. Je ne suis pas certaine de pouvoir la toucher. J’éprouve déjà beaucoup de mal à garder mon téléphone entre mes doigts. Mon éther s’épuise de plus en plus.

— Asmodée. J’ai une faveur à vous demander.

Notre don a le pouvoir de charmer une personne en lui procurant l’illusion de lui offrir ce qu’elle convoite. Généralement, les désirs sont charnels parce que nous jouons avec les phéromones sexuelles qui sont les plus faciles à manipuler. Mais parfois, d’autres phéromones prennent le dessus. Cette dame est en manque d’enfant… Son espoir le plus ardant est simple ; pouvoir materner. Mon éther réagit immédiatement à cette information et modifie sa structure. Comme les nourrissons qui sécrètent une molécule par leur cuir chevelu et augmente ainsi l’instinct protecteur des femmes, mon amanime fait de même et dégage la même odeur que les bébés.

— Dis toujours, ma grande !

— Vous me seriez d’une aide précieuse si vous aviez la bonté de m’offrir un sac.

— Oh, ma pauvre enfant. N’as-tu donc personne pour subvenir à tes besoins.

Je secoue la tête comme le ferait une petite fille.

— Remédions vite à ce problème, m’invite-t-elle à la suivre.

Je m’exécute et nous pénétrons dans la boutique. Elle ne va pas par quatre chemins et ne s’encombre même pas de politesse.

— Je voudrais celui-là !

Son ordre déclenche l’hystérie chez les vendeuses qui se pressent à obéir.

— Pas besoin de l’emballer, elle va l’emporter tout de suite !

Si je l’avais rencontrée un peu plus tôt, je n’aurais pas eu à me farcir l’autre tête de cochon. Elle m’aurait offert tout ce qui m'était nécessaire. Je maudis mon impatience.

— Il vous ira très bien.

L’employée de la boutique me tend le sac à main en cuir rouge que j’attrape avec précaution. Il m’est de plus en plus difficile de maintenir mon énergie et j’ignore comment je parviendrais à tenir une journée entière dans ces conditions. Avant de placer mon portable à l’intérieur, je jette un dernier coup d’œil à l’heure ; 10h24.

— Apportez la note à mon hôtel !

Sur ce, elle s’en va, sans même un remerciement ni un au revoir et je la suis jusqu’à l’extérieur.

— Voilà une bonne chose de faite. Prends donc ceci et contacte-moi si tu as le moindre problème.

Elle me tend sa carte de visite tandis que la sonnerie de son téléphone retentit. Elle s’agace.

— Je ne peux pas m’attarder davantage. J’ai un rendez-vous que je ne peux manquer. N’hésite pas à me demander au Myriador ! J'y séjourne pendant quelque temps.

— Merci encore, Astrid !

La chaleur dans ma voix fait luire des étoiles dans ses yeux. Satisfaite, elle me quitte et je me dépêche de me rendre à « La taverne du geek », sac à l’épaule. Au moins, s’il m’échappe, je ne risque plus la casse.

Cinq minutes avant d’arriver sur mon lieu de travail, je passe devant l’immeuble de Matthew et m’arrête nette.

— Qu’est-ce que... ?

Je respire un grand coup. Pomme rôtie et caramel. Mais ce n’est pas de le ressentir qui m’interpelle, c’est que son odeur est bien plus forte que d'habitude, au point que je n’ai aucun mal à le flairer d’ici. Je ne comprends pas. De mémoire de cauchemar, je n’aurais jamais cru la chose possible.

Instinctivement, je traverse la rue et me dirige vers l’ascenseur, parcourant le même trajet que la dernière fois. La curiosité me dévore. Devant sa porte, je m’assure que personne ne traîne dans le couloir et me dématérialise. Mon sac tombe sur le sol…

Mince !

J’ai oublié ce détail et espère que personne ne me le volera. Alors, je me dépêche, mon éther passe les murs comme un fantôme et me laisse guider par les saveurs alléchantes de Matthew qui me conduisent jusqu’à sa chambre. Tel un nuage cosmique, je l’observe pendant qu’il dort à poings fermés. Mon lien avec lui est encore assez fort pour me permettre de m’immiscer dans sa conscience. Une partie de mon amanime s’infiltre dans son corps et je comprends tout à coup.

Il rêve de Magnolia, tout son être la réclame. Son impétueux désir de vivre à ses côtés intensifie sa passion et, par le même coup, son énergie déborde. Ma présence influe sur son songe qui devient plus sensuel. Sa température grimpe, il s’agite dans ses draps, la tension en lui monte. J’ai beaucoup de mal à suivre les images qui se succèdent à une vitesse folle.

En tant normal, nous pouvons nous nourrir des rêves chargés en fantasmes si nous stimulons un peu l’hôte. Pourtant, cela ne suffit pas toujours et nous devons passer par l’acte charnel. Mais dans le cas présent, je n’ai nullement besoin de le faire. J’ai l’impression qu’il pourrait sustenter des centaines d’entre nous sans même le toucher.

Par précaution, je récupère mon éther avant de me matérialiser au pied de son lit. Du bout des doigts, j'effleure ses lèvres. Il sent si bon qu’il réveille ma faim. Tout mon être tremble d’y goûter, de me repaître de cette délicieuse énergie. Je réduis la distance entre nos deux visages, sa respiration saccadée se répercute sur ma peau. Nos bouches se frôlent et j’inspire profondément pour contenir mon appétit, mon impatience. Mes lèvres s’entrouvrent  et mon amanime s’infiltre à nouveau en lui, mais cette fois, en quête de nourriture.

Cependant, la surprise est de taille et je dois refréner mes ardeurs. Son énergie est si exquise que je brûle d’envie de me jeter sur lui. Par sécurité, il ne nous est pas permis d’abuser d’une proie plus que de raison et je me contente d’aspirer la force de son désir. C’est enivrant… au point que j'ai peur de ne pas pouvoir m’arrêter. Mes yeux convulsent presque de plaisir. Il me faut déployer un effort considérable pour reprendre le contrôle de mes esprits, grisés par tant de puissance.

Repue, je m’écarte de lui, inspire profondément et profite quelques secondes du bien-être qui m’envahit. Je souris malgré moi, si reconnaissante, que je ne peux m’empêcher de lui déposer un doux baiser sur le front.

— C’est la deuxième fois que tu me nourris. J’espère pouvoir, à mon tour, te rendre service.

À ces mots, je m’évapore. Sur le pas de la porte d’entrée, je suis soulagée de retrouver mon bien. En même temps, je ne me suis pas trop attardée et puisqu’il n’y a personne dans les parages, je reprends forme.

Mes doigts agrippent la lanière de mon sac.

— Oh, oui… tellement mieux !

Je n’éprouve plus aucun mal à maintenir mon toucher. Finalement, la chance finit par me sourire. Je pourrais plus facilement parvenir à mes objectifs.

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Peridotite
Posté le 28/10/2022
Coucou Isahorah,

Dans ces derniers chapitres, on comprend combien il est difficile pour une succube de se matérialiser, ce qui accentue son absolue nécessité de conserver assez d'énergie pour survivre. Est-ce que les succubes restées au manoir sont dans cette situation ? C'est un cercle vicieux pour eux, car sans énergie, pas de matérialisation et donc pas de possibilité d'avoir de l'énergie. Tu pourrais presqu'encore accentuer ce point en accentuant les craintes de ta perso de ne pas être à la hauteur pour les siens, voire de se retrouver elle-même dans cette situation.

J'ai eu plaisir à voir la facilité avec laquelle elle peut séduire une personne, sans que ce soit forcément en lien avec le sexe. Par contre, pourquoi a-t-elle besoin d'un sac de luxe ? Elle aurait pu séduire un type dans le métro pour qu'il lui donne son sac comprenant son portable etc ?

Au chapitre précédent, je me suis demandé pourquoi elle a reçu si peu d'énergie avec le gars dégueulasse ? On est d'accord, en tant que femme, jamais j'irais avec ce type, mais c'est une succube donc on pourrait penser que ses attentes sont différentes ? Ou alors était-elle dégoûtée parce qu'elle aurait aimé être avec celui qu'elle "aimé" et non avec un autre ? Je l'ai trouvé un peu trop "humaine" dans ce passage. Elle a jugé cet homme tout comme je le ferais, genre un vieux type bourré, mais est-elle comme ça ?

Sinon j'ai beaucoup aimé la fin de ce chapitre où elle vole les moments où le gars rêve d'être avec sa copine. On la sent bien succube à ce moment. Est-elle vraiment amoureuse ? Je la plains en me disant que cet amour n'est pas partagée. Et ceci donne envie de savoir la suite,

A tout bientôt,
Isahorah Torys
Posté le 28/10/2022
Re coucou @Peridotite

J'aime quand les lecteurs se posent tout un tas de questions ! Je suis servie ;)

Dans l'ensemble, tu as bien cerné cette partie et ce que je voulais transmettre, sans vouloir trop en dire en un chapitre.

Pour la matérialisation, tu as très bien compris ce fameux cercle vicieux et du coup, tu l'auras compris, je pourrais expliquer l'utilité du manoir ! ça me permettra de donner plus de détails sur leur manière de vivre etc...

Alors, non elle n'avait pas besoin d'un sac de luxe, mais je voulais montré le côté opportuniste du cauchemar, elle est là, elle attend qu'une occasion se présente et en profite. Que l'opportunité soit bonne (comme avec Astrid) ou mauvaise (avec le type dégueulasse de la ruelle). Le cauchemar ne réfléchit pas plus loin.

j'ai bien aimé ton commentaire sur ce fameux type et la réaction d'Asmodée qui le juge. Oui, on est d'accord, aucune femme ne choisirait ce gars mdr Comme je le disais, c'est une question d'opportunisme et même si elle est cauchemar, à force de côtoyer les humains, elle est contaminée par nos émotions. Tu as posé une question très importante aussi dans cette partie, pourquoi a-t-elle reçu si peu d'énergie. C'est une question à laquelle je répondrais petit à petit dans cette histoire !

J'adore le fait que tout le monde pense qu'elle tombera amoureuse de Matthew ! Alors que pas du tout... (désolée si je brise une attente ^^) Comme tu m'as posé la question, je te réponds en évitant de te spoiler la suite. Mais, Matthew et elle auront un lien profond, mais pas d'amour.

En bref, je vois que ses différentes personnalités ressortent plutôt bien, que ses réactions ont le retentissement voulu. Je valide !!!
Peridotite
Posté le 28/10/2022
Cool je suis contente de voir que tout sera abordé par la suite. C'est intéressant qu'elle ne tombe pas amoureuse, du coup tu m'intrigues encore plus !
Isahorah Torys
Posté le 28/10/2022
Ahahaha, je ne voulais pas faire dans l'évidence ^^ j'aime les chemins tortueux.
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