55. Enfers

Par Gab B
Notes de l’auteur : Et voici la fin du chapitre 12 :) Bonne lecture !

Chapitre 12 : Le gouffre

 

Enfers

 

— Bann et Mevanor Kegal sont partis vers le gouffre à l’aube ce matin.

L’annonce froide du Général fut d’abord suivie par un silence de plomb. Vélina retint son souffle. Elle ne connaissait que trop bien l’agitation qui allait survenir.

Certains administrateurs se levèrent, rouges de colère. D’autres hochèrent la tête de gauche à droite, comme pour nier les faits. La plupart murmuraient furieusement, le visage penché vers leurs voisins.

— Encore eux ! s’écria Ereban Tosnir. Combien de jours doivent-ils passer dans les cachots pour comprendre qu’ils ne se trouvent pas au-dessus des lois ?

— Et pourquoi n’ont-ils pas simplement attendu, comme tout le monde ? Ils devaient participer à l’expédition officielle ! renchérit l’administratrice Baxig.

— Les tests de mise en eau ne sont même pas terminés ! s’indigna un autre.

Derrière Ekvar, sur l’estrade réservée au Gouverneur, le visage de Nedim demeurait impassible. Détaché. Avait-il seulement écouté les propos du Général ? Depuis qu’ils étaient tous arrivés dans la salle du Haut Conseil, il n’avait pas décroché un mot, laissant à qui voulait le soin de diriger la séance extraordinaire organisée par Ekvar. Son absence de réaction ne faisait que renforcer l’outrage de l’audience, dont presque tous les membres s’étaient tournés vers les Kegal. D’une pâleur qui trahissait leur honte et leur inquiétude, ces derniers semblaient statufiés sur leurs sièges, bougeant à peine pour respirer ou cligner des paupières, le regard perdu dans le vague.

Dans un coin de la pièce, Lajos Volbar se tenait discrètement, contrairement à ses habitudes. Où était donc passée sa fille ? La jeune administratrice aux yeux verts n’avait pas daigné montrer le bout de nez. Elle était la seule à manquer à l’appel.

Profitant d’une accalmie dans la tempête des voix, k de l’assemblée, Vélina se leva à son tour et pointa Ateb et Subor du doigt.

— Ce sont vos enfants. Ils exercent une influence sur toute la Cité, nous en avons été témoins au cours de l’année écoulée. Leur incapacité à se contrôler devient problématique ! Vous portez une responsabilité dans leur comportement !

Les intéressés rivèrent vers elle des yeux flamboyants de haine, mais ce fut Lajos Volbar qui répondit.

— Je ne crois pas que tu sois la mieux placée pour donner des leçons d’éducation, siffla-t-il.

Vélina accusa le coup. S’il avait été à portée de bras, elle l’aurait volontiers giflé pour ses paroles. Devant tant de témoins, elle se contenta de ravaler sa colère.

— Je n’avais pas l’impression de m’adresser à toi, répondit-elle. La disparition de ta fille te rend sans doute émotif.

Cette fois, elle eut la sensation que c’était lui qui se retenait de la frapper. Alors que la salle du Haut Conseil était plus tendue qu’elle ne l’avait jamais été, le Général se racla la gorge pour réclamer l’attention.

— Je les ai poursuivis moi-même pour tenter de les raisonner. Malheureusement, nous sommes arrivés trop tard. Les deux garçons ont péri. Nous n’avons retrouvé que les restes de leur bateau. D’après nos découvertes, ils étaient accompagnés d’une troisième personne, disparue elle aussi au fond du gouffre.

À ces mots, Vélina vit le corps de Lajos vaciller et son visage se vider de toute couleur. Plusieurs administrateurs poussèrent des exclamations surprises et choquées.

— Qu’est-ce qui nous prouve que vous dites la vérité ? intervint Subor d’un ton agressif.

Ekvar se tourna vers un des gardes qui se tenaient à ses côtés et lui fit signe de s’approcher. Celui-ci portait un grand sac de toile qui semblait rempli d’objets. Le Général fouilla un instant dans le sac puis en ressortit une sorte de boule blanchâtre qu’il présenta à l’assemblée d’un air lugubre.

— Voilà dans quoi ils se sont précipités ! Comme nous l’avions deviné, ce sont les enfers qui se trouvent au fond du gouffre !

La vue du crâne humain brandi sous leurs yeux provoqua des cris d’horreur. Hystérique, Ateb se mit à hurler et insulter Ekvar.

— Espèce de monstre, c’est vous qui les avez tués ! Vous ne supportiez pas l’humiliation qu’ils vous ont causée l’année dernière, alors vous les avez jetés vous-même dans le gouffre ! Expliquez-vous donc pourquoi vous auriez réussi à revenir des enfers, mais pas nos enfants !

Un garde du Général s’approcha d’elle d’un air menaçant pour la faire taire. Subor attrapa sa femme par le bras et l’obligea à se rasseoir sur son siège, où elle éclata en sanglots. Dans le chaos qui s’ensuivit, personne ne parvint à un accord. Certains voulaient rouvrir le barrage pour empêcher l’accès aux enfers, d’autres arguaient que si aucun corps n’avait été retrouvé, les frères Kegal pouvaient avoir survécu. Certains voulaient mettre sur pied une nouvelle expédition pour donner aux enfants une chance d’être sauvés, d’autres arguaient que c’était trop dangereux et qu’il ne fallait plus risquer la vie de personne.

Sur son fauteuil, Nedim tenait sa tête dans ses mains dans une posture affligée. Vélina aurait aimé le secouer, le forcer à intervenir, à conserver son rôle d’arbitre jusqu’au bout. Il portait la responsabilité d’une grande partie de la débâcle qui se jouait aujourd’hui.

Quand l’administratrice Letra se leva, le silence s’installa autour d’elle.

— Quelle que soit la décision que nous prendrons au sujet du barrage, il faut d’abord éviter que d’autres jeunes inconscients essaient de suivre leurs traces. Je propose que nous interdisions complètement l’accès au Fleuve. Puisque certains semblent prêts à contourner les règles, mettons en place une surveillance de la porte est. Nous devrions également cacher la mort des deux garçons aux habitants de la Cité, pour avoir le temps de réfléchir à la meilleure manière de l’annoncer. Si nous nous y prenons mal, nous risquons une révolte populaire.

Toutes les mains se levèrent pour approuver sa motion, y compris celles des Kegal et des Volbar.

Nedim fut le premier à quitter la salle. Il n’avait pas prononcé un seul mot.

Dans la calèche qui les ramenait, elle et son mari, au quartier Letra, Vélina essayait d’ordonner ses pensées. Ekvar n’avait pas été friand de détails, se contentant de quelques phrases qui avaient mis le feu aux poudres. Ateb n’avait pas complètement tort, d’une certaine manière. Il cachait quelque chose. Que s’était-il réellement passé dans le canyon ? Quels sacrilèges avaient-ils commis ?

Dire que deux gamins avaient pu conduire la Cité entière à dépenser sa fortune et son énergie dans une entreprise aussi vaine. Tout ça pour aller y perdre la vie… La décadence semblait avoir pris le pas sur la raison. Pendant presque un an, la main-d’œuvre qui avait travaillé là-bas ne s’était occupée ni de ses champs, ni de son bétail, ni de son atelier. Quelles réserves leur resterait-il cet hiver ? Et tout ça pour quoi ?

Alors que les maisons du quartier Letra défilaient par la fenêtre, son mari sortit de son mutisme.

— J’ai vu Senios ce matin, avant de partir pour le Haut Conseil. Nous avons longuement discuté.

Échappant un discret soupir de lassitude, Vélina se tourna vers lui.

— Il t’a déjà parlé, je suppose ? reprit-il.

– Oui. Il m’a tenu la jambe toute la soirée d’hier. Il est incorrigible. Fidèle à lui-même.

Devant le ton sec de sa femme, l’administrateur baissa le regard. Il sentait probablement que le sujet la froissait et qu’elle semblait bien décidée à l’éviter. Prise de pitié, Vélina poursuivit malgré elle.

— Tu connais mon avis, Taranis. Senios a toujours nourri plus de rêves pour moi que moi-même.

— Pourtant, ce rôle te conviendrait, tu en as l’étoffe. Et Senios nous est loyal. S’il pense que tu en es capable, tu devrais en être convaincue.

À nouveau, l’administratrice soupira, plus bruyamment cette fois, pour signifier son agacement. Elle n’aurait pas dû accepter d’en parler.

— J’ai soixante-quatre ans, souffla Vélina. Dont presque trente-cinq passés à gérer ce quartier et ses vassaux. Je suis fatiguée. Je n’ai pas envie d’assumer la charge de Gouverneur.

S’il n’avait pas été si doué pour la gestion des affaires courantes, elle se serait débarrassée de son plus proche conseiller des années auparavant. Pas par manque de confiance ou d’affection envers lui, mais parce qu’il l’épuisait. Diplomate et compétent, Senios excellait dans les méandres politiques de la Cité. Sa position au sein du quartier Letra lui conférait un statut important. Cependant, il parlait beaucoup. Et à défaut d’aspirer à plus de pouvoir pour lui-même, il avait de l’ambition pour son administratrice.

Visiblement décidé à ne pas abandonner la conversation, Taranis se pencha vers sa femme.

— D’accord, je comprends ton point de vue Vélina. Mais alors qui prendra la place de Nedim ? La liste des administrateurs susceptibles de faire le travail n’est pas longue.

Qui pourrait être suffisamment légitime pour remporter la majorité des votes du Haut Conseil ? Vélina resta un instant interdite devant l’absurdité de la situation. Aucun nom ne lui venait à l’esprit. Aucun administrateur qui pourrait remplacer Nedim après tant d’années à occuper la plus haute fonction de la Cité. Personne n’était assez respecté, craint et avisé pour remplir pleinement ce rôle. Les seuls susceptibles de l’être, les Kegal et les Volbar, ne quitteraient jamais le confort de leurs quartiers et le luxe dans lequel ils s’étaient complu pendant des décennies. Heureusement pour l’avenir de la ville.

Son mari devait être parvenu aux mêmes conclusions qu’elle.

— Ils placeront un pantin, bien docile, reprit-il d’un ton consterné. Sous notre nez, sans que nous ne fassions rien.

Vélina pinça les lèvres. C’était mesquin de sa part d’essayer de la culpabiliser. Et facile à dire pour lui. Le quartier Letra n’était pas le sien, pas vraiment. Il ne s’était jamais impliqué dans ses affaires, ne se souciait pas du bien-être de ses habitants, se fichait complètement des vassaux qui dépendaient d’eux. Pourtant, l’administratrice savait bien pourquoi son mari insistait tant. Si elle devait être élue à la tête de la Cité, Taranis n’aurait plus jamais à assister à une séance du Haut Conseil, plus besoin de faire de la figuration auprès d’elle. Contrairement aux administrateurs de quartier, le Gouverneur dirigeait seul la ville. Son mari serait alors libéré de toute obligation politique.

Et elle-même serait débarrassée d'un poids qui l'encombrait depuis des années.

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